Ses proches, amis, confrères et compagnons de lutte avaient pris, il y a 36 ans, le même difficile chemin sinueux, poussiéreux et cahoteux du cimetière de Bouarada, à 72 km au sud-ouest de Tunis. C’est là, dans ce paysage sauvage et montagneux bordé ici et là de bouquets d’oliviers, au milieu d’une immensité vallonnée et livrée aux quatre vents, qu’ils étaient venus enterrer Me Sadok Hichri. Ce leader du parti Baath, d’obédience nationaliste arabe, avait été retrouvé mystérieusement mort, le 20 juin 1984, à l’âge de 36 ans. C’est aussi là que des Tunisiens sont revenus, ce 20 juin 2020, pour rendre hommage à sa mémoire.
Des fleurs, des bouquets, des larmes et des discours au pied de la tombe : le moment de la souvenance est solennel et le recueillement, général. Mais quelque chose a profondément changé depuis les funérailles de l’avocat et militant nationaliste : aucun agent de la sécurité ne contrôle ce nouveau rassemblement, qu’ont rejoint tôt le matin, depuis Tunis, des représentants de l’Organisation mondiale contre la torture, de la Ligue tunisienne des droits de l’homme, ainsi que plusieurs membres de l’Ordre national des avocats. La disparition des militaires et des escadrons de divers corps de police et du renseignement, qui avaient quadrillé les lieux au moment de l’enterrement de Sadok Hichri et rédigé des rapports contre tous ceux qui l’avaient accompagné vers sa dernière demeure – avocats, juges, intellectuels et opposants politiques –, montre à quel point rien n’est plus comme avant dans la Tunisie issue de la révolution de 2011.
Une commémoration entre les mains des jeunes
« C’est grâce à des militants pour les droits de l’homme et la liberté d’organisation et d’expression, des hommes prêts à aller jusqu’au bout pour défendre leurs valeurs et principes, tels Sadok Hichri, que nous jouissons de tous nos droits fondamentaux aujourd’hui et que la police n’est plus à nos trousses. Il mérite amplement cet hommage », explique Khalifa Fetati, représentant du parti Baath à la cérémonie.
Le profil dominant des personnes présentes au cimetière, au cours de cette matinée ventée, semble aussi très différent de la journée des funérailles sous haute surveillance. Des jeunes des deux associations locales « Volontaires de Bouarda » et « EcoRada » remplissent les lieux, caméras et appareils photo à la main. Ils sont, en réalité, les véritables organisateurs de cette journée de commémoration, prenant en charge le programme culturel, la réalisation d’un documentaire sur la vie et l’œuvre du « martyr de Bouarada », et les détails sur le déroulement de l’hommage.
Omar Oueslati est une personnalité notoire de cette petite ville agricole du sud-ouest. Il est la véritable cheville ouvrière de cet événement commémoratif. Juge indépendant et dissident au temps du président Ben Ali, militant à la Ligue tunisienne des droits de l’homme et vice-président de la très médiatisée Haute autorité indépendante pour la communication audiovisuelle (Haica), ce magistrat de 46 ans reste ancré dans sa ville natale, même s’il vit et travaille à Tunis. C’est lui qui a créé, en 2016, l’Association Volontaires de Bouarada, dont la plupart des membres ont moins de 25 ans.
« J’ai voulu que les filles et les garçons de l’association s’approprient l’histoire de leur ville et s’y identifient particulièrement à travers la connaissance des personnalités qui y ont vécu. Notre mémoire incarne notre richesse ainsi qu’un repère pour l’ensemble de la communauté », explique-t-il.
De l’académie militaire à la dissidence
Mais il y a un hic. Malgré les demandes successives de nombreuses associations, la municipalité refuse toujours de baptiser une place au nom de Sadok Hichri. D’où le rassemblement de ce 20 juin. « Après la publication de plusieurs communiqués de protestation, nous avons décidé de passer à l’action et d’organiser cet événement, qui s’insère dans le cadre de la justice transitionnelle et de la préservation de la mémoire collective. Nous cherchons à élargir l’adhésion publique à notre projet », ajoute Omar Oueslati.
Au cours de la séance de témoignages des compagnons de route et des proches de Sadok Hichri, tenue à la maison de la culture de la ville, les jeunes des Volontaires de Bouarada s’imprègnent des diverses phases du parcours hors du commun de ce militant, que d’aucuns appellent un héros.
Tant de voyages, de départs clandestins, d’exils, de missions secrètes, d’engagements, de rencontres, d’écrits, de discours, de menaces, de persécutions et de harcèlement policiers ont en effet marqué la vie de Sadok Hichri. A 16 ans, il intègre l’académie militaire mais se voit interdire d’y poursuivre ses études après avoir organisé, en 1967, une manifestation de soutien à la Palestine. Jugé par le Tribunal militaire, il écope de quatre années de prison et de cinq années de résidence surveillée. Mais le jeune homme arrive à échapper aux filatures serrées de la police du président Bourguiba. Il rejoint clandestinement l’Algérie, où il décroche coup sur coup son bac puis, en 1974, une licence en lettres arabes. A cause de son activisme politique et de ses amitiés avec des opposants politiques, l’homme est pourtant expulsé vers la Tunisie, où il subit à nouveau le système répressif du contrôle administratif, qui oblige les dissidents à pointer plusieurs fois par jour au poste de police.
Avocature, droits de l’homme, théâtre et politique
Courrier après courrier, Sadok Hichri réussit à convaincre les autorités de faire lever ce dispositif dont il est l’otage. Il est alors recruté en tant qu’enseignant dans un lycée de la région, tout en poursuivant ses études de droit pour réaliser un vieux rêve : devenir avocat pour défendre les bannis de la Terre, les précaires et les victimes des injustices sociales et politiques. A la fin des années 70, il a à peine 30 ans lorsqu’il fonde la section régionale de la Ligue tunisienne des droits de l’homme, crée la section jeunesse du parti Baath et lance une revue culturelle, « Le chercheur », ainsi qu’une troupe d’art engagé, « Le Théâtre des gens ». Sa profession d’avocat semble redoubler son énergie et sa motivation. Son travail politique s’accroît. Au parti, son dynamisme et son charisme font de lui l’homme des missions difficiles. C’est lui qui est chargé, par exemple, de collecter des fonds au profit de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et de coordonner l’opération de transfert de l’argent au Liban, où se trouvent les leaders de l’OLP. Son aura et son réseau s’étendent à la plupart des pays arabes.
A la suite d’un article publié en février 1984 et critiquant le régime libyen de Kadhafi – qui avait à l’époque des ambitions unionistes au niveau du monde arabe – une voiture se met à le suivre en permanence. Les autorités tunisiennes l’alertent que sa vie est en danger. On lui propose une protection mais il refuse, par peur de se voir espionné par le régime. Le 20 juin 1984, Sadok Hichri est retrouvé mort dans sa baignoire.
Mort mystérieuse
« Il est mort asphyxié par gaz, dans son appartement au centre-ville de Tunis », affirme Khalifa Fetati. « Bizarrement, aucun rapport du médecin légiste n’est publié et aucune enquête ne s’ouvre autour des circonstances de cette mort subite et obscure », souligne-t-il.
Le parti Baath accuse le pouvoir tunisien d’être derrière l’élimination de Sadok Hichri, un homme devenu gênant dans un système politique ne tolérant aucune opposition et exécrant toutes les idéologies arabistes. Mais d’autres lectures du drame privilégient la piste d’un règlement de compte signé du pouvoir libyen et rendu possible par une complicité tunisienne.
Ce dossier mystérieux de la mort de Sadok Hichri s’ouvrira le 2 juillet devant la chambre spécialisée de la justice transitionnelle, à Tunis.
Dans la salle de la maison de la culture, les discours sont entrecoupés de lectures de poèmes en hommage au « fils prodige » de Bouarada, de chants patriotiques et de courtes pièces de théâtre. Un documentaire défile sur le combat de Sadok Hichri pour la liberté et la dignité. Dans son cabinet d’avocat, filmé par une jeune réalisatrice membre de l’association Volontaires, on remarque que les photos de Saddam Hussein, maître absolu du parti Baath iraquien, habillent les murs. L’ambiance, bon enfant et pleine d’entrain, est parcourue d’émotion. Le public, venu nombreux dans cette ville où rien ne se passe et dont la scène culturelle est anémique, scande à plusieurs reprises : « Fidèles à jamais au sang des martyrs ! ». La jeunesse du parti Baath est très présente dans la salle. Ses membres sont habillés de tee-shirts à l’effigie du père fondateur de leur mouvement.
L’absence du maire
Mais ni le maire, membre du mouvement islamiste Ennahdha, ni aucun représentant de l’équipe municipale, n’est présent à la commémoration.
Pour Me Tarak Zakraoui, de la section régionale de l’Ordre national des avocats tunisiens, on ne s’est encore pas départi d’un héritage malheureux qui veut que le responsable communal n’assiste pas à une manifestation organisée en hommage à un représentant d’un autre mouvement politique, pour ne pas être taxé de traîtrise. « L’enjeu partisan domine toujours et prime sur l’intérêt de la commune », dit Me Zakraoui. « La démocratie est basée sur la pluralité. Si on veut exclure des militants pacifistes de leur droit à la mémoire du fait que l’on est en désaccord avec leurs idées, on reviendra automatiquement à l’ordre de la pensée unique, dont nous avons souffert des décennies durant », ajoute-t-il.
Comme le rappelle Adel Maizi, ex-président de la Commission préservation de la mémoire à l’Instance vérité et dignité (IVD), la commission vérité tunisienne qui a publié son rapport final en mars 2019, la conservation de la mémoire est, selon la loi sur la justice transitionnelle, « un droit garanti à toutes les générations successives de Tunisiens et de Tunisiennes. C’est aussi une obligation à la charge de l’État et de toutes les institutions qui en relèvent, dont les communes ». L’IVD avait consacré une bonne partie de son rapport à proposer toutes formes de mémoriaux, musées, commémorations et hommages, afin d’inciter les populations à ce travail de mémoire et de reconnaissance des violations passées, loin de toute politisation de ce processus.
Le maire, lui, se défend des critiques. « Nous avons baptisé de son nom la rue où habitait Sadok Hichri et avons dénommé le festival municipal de l'été dernier : "Saison Sadok Hichri". Que veut-on de plus ? Jamais un martyr n'a autant été honoré. La place réclamée par ses amis et partisans, qui est centrale dans la ville, ne fait pas l'unanimité du conseil municipal. Il y a des divergences autour de ce projet. Nous avons pris dernièrement la décision de la baptiser "Place de la Révolution" », réplique Mongi Ben Metjaoual.
Il est 14 heures lorsque, à la queue leu leu, les voitures quittent la maison de la culture pour traverser la ville, où de nombreuses rues sombrent dans l’anonymat. Seule une série de chiffres baptisent et nomment des artères de Bouarada. Les véhicules s’arrêtent enfin devant cette place qui fait face à la fois à la municipalité et au poste de police. C’est d’ici que se présentait Sadok Hichri, quotidiennement, il y a plus de quarante ans, pour confirmer sa présence en résidence surveillée. Les slogans en hommage au « martyr » pleuvent. Comme pour parvenir aux oreilles d’un maire et d’un conseil municipal restés sourd à leur demande.