Les manifestations de masse qui ont eu lieu aux États-Unis d'Amérique et qui se sont également répandues dans le monde entier après l'assassinat de George Floyd révèlent une épidémie de racisme et la persistance de la suprématie blanche dans le ventre mou de certains services de police américains, ainsi que dans la société en général. L'Afrique du Sud partage une histoire commune avec les États-Unis, notamment sur l'exploitation des hommes par l'esclavage, le colonialisme et l'apartheid, alimentée par les notions de suprématie blanche et d'infériorité des Noirs. L'Afrique du Sud a cependant suivi un chemin différent dans sa tentative de se confronter aux legs de ce passé brutal, en poursuivant un processus de réconciliation nationale par le biais d'institutions telles que la Commission vérité et réconciliation (CVR). Les États-Unis auraient-ils intérêt à mettre en place une commission vérité, modifiée et adaptée aux besoins spécifiques du pays, dans cette période actuelle d'introspection et d'examen de conscience ?
Le chemin sud-africain n'est pas terminé depuis la sortie de l'apartheid en 1994. Il existe un mécontentement généralisé face à l'absence d'un changement d'attitude et de comportement plus profond, les mentalités racistes étant toujours bien vivantes et causant des dommages dans tous les secteurs de la société. Cependant, la voie choisie par l'Afrique du Sud suggère que le combat contre le racisme résiduel est un pan nécessaire du processus de lutte contre les mentalités discriminatoires. La récurrence des brutalités policières américaines à l'encontre des Noirs suggère que les mentalités discriminatoires et racistes qui prévalaient à l'époque de l'esclavage et de la ségrégation Jim Crow sont toujours intactes au sein de la société américaine et devront être mises à mal et démantelées par un large éventail de processus nationaux de justice transitionnelle.
Offrir un récit historique national
La justice transitionnelle exige de se confronter véritablement aux injustices du passé, en recherchant la vérité, en établissant les responsabilités et une réparation, en fournissant un soutien psychosocial, en réformant les institutions et en restructurant les relations socio-économiques afin d'éviter que les membres de la société ne subissent à nouveau, et de manière persistante, un préjudice.
La CVR sud-africaine, créée par une loi parlementaire et nommée par le président Nelson Mandela, a consigné une archive historique nationale sur la "vérité" des atrocités commises au cours de ce passé brutal de l'apartheid. Elle sert aujourd'hui de grille commune permettant aux générations actuelles et futures de Sud-Africains de s'informer sur ce qui s'est réellement déroulé dans le passé.
De nombreuses versions contestées circulent sur ce qui s'est passé dans l'histoire des États-Unis, au point que la droite suprémaciste blanche, appelée "alt-right", pense que l'esclavage a été bénéfique aux Noirs américains parce que cela aurait été pire pour eux s’ils étaient restés en Afrique. En outre, le fait que le drapeau confédéré soit toujours maintenu en tant que "symbole culturel" révèle qu'il y a une commémoration, ou une célébration, de l'époque des États esclavagistes, sans remise en question morale de la terreur raciale, de la brutalité et des souffrances endurées par les Afro-Américains dans ces États. En 2006, une évaluation du Bureau fédéral d’enquêtes américain (FBI), qui a fait l'objet d'une fuite, suggérait que les organisations suprémacistes blanches infiltraient activement les services de police locaux, par le biais d'agents secrets connus sous le nom de "ghost skins" [littéralement, peaux fantômes], afin de faire avancer leur programme raciste. L'épidémie d'assassinats d’Afro-américains par des policiers illustre le fait que ce programme est maintenant en phase d'exécution.
L'échec de la lutte contre l'exploitation socio-économique
Par conséquent, il existe de solides arguments en faveur d'une commission américaine pour la vérité, la mémoire et la réparation, qui étudiera l'histoire nationale afin que les générations présentes et futures puissent discuter, sur la base d'un fonds commun, de qui a été exploité et de qui a contribué à la construction de l'Amérique moderne. Le fait que les atrocités commises contre les Amérindiens n'aient pas non plus été formellement documentées pour nourrir un processus de réflexion sur soi-même et de guérison nationale, exige qu'une éventuelle commission vérité américaine interroge également ce passé.
Il existe des précédents d’initiatives de ce genre aux États-Unis, tels que le travail pionnier mené par l'éminent avocat américain Bryan Stevenson et son organisation Equal Justice Initiative (EJI), notamment sur la documentation de tous les lynchages, dans de nombreux comtés, ainsi que la création du Mémorial national pour la paix et la justice à Montgomery, en Alabama. Stevenson a rassemblé cet effort historique dans un livre majeur, « Just Mercy », devenu un film largement accessible à des fins éducatives.
La CVR sud-africaine a recommandé un large éventail d'interventions politiques et civiques, dont certaines doivent encore être mises en œuvre. Cependant, elle est également assez notoire pour n'avoir pas réussi à activer des processus qui auraient permis d'inverser l'exploitation socio-économique que les personnes de couleur ont endurée pendant l'apartheid. La CVR a également évité d'aborder l'époque du colonialisme, ce que les générations suivantes de Sud-Africains, affectés par la transmission de traumatismes intergénérationnels, ont considéré comme une omission importante.
L'archevêque Desmond Tutu, qui a présidé la CVR sud-africaine, a proposé que ceux qui étaient auparavant avantagés par l'apartheid payent un "impôt sur la fortune". Cette proposition a été systématiquement rejetée par les acteurs et les institutions privilégiés de la société, et les gouvernements qui ont suivi n'ont pas poursuivi cette idée. Aujourd'hui, l'Afrique du Sud reste une société profondément divisée sur le plan économique et racial. Ces omissions, ainsi que l'incapacité à mettre en œuvre toutes les recommandations clés énoncées dans le rapport final de la CVR, ont affaibli l'impact potentiel que la commission vérité sud-africaine aurait pu avoir. Les acteurs de la société civile ont dû innover et trouver des moyens de soutenir ce type d’initiatives, en travaillant avec le gouvernement lorsqu'il y avait synergie.
Renforcer la volonté et le soutien politiques
Une éventuelle commission vérité américaine doit donc être soucieuse de ne pas reproduire ces omissions. Elle devrait établir dès le départ un mécanisme de mise en œuvre solide. Au lendemain de l'esclavage américain, on a promis aux esclaves affranchis quarante acres et une mule comme tremplin vers la création de leur propre richesse. Or, cette politique n'a jamais été mise en œuvre, de sorte que le dossier des réparations pour les descendants d'esclaves est encore plus pressant aujourd’hui. Le travail important effectué à la Chambre des représentants des États-Unis pour adopter le projet de loi HR 40, visant à convoquer une "Commission pour étudier et développer des propositions de réparations pour les Afro-Américains" est une initiative importante, qui peut être liée au travail d'une éventuelle commission vérité américaine.
Une question évidente est : pourquoi ce processus d’établissement de la vérité n'a pas été jusqu’ici entrepris de manière significative, au niveau national, aux États-Unis ? Le problème semble être une réticence historique de la population blanche moyenne – qui domine les secteurs politique, judiciaire, éducatif et économique – à s'y engager avec sincérité, en raison des sentiments de "culpabilité blanche" et du malaise que cela génère. L'éducateur américain et militant antiraciste Robin DiAngelo a expliqué ce phénomène dans un livre phare, « White Fragility: Why it so Hard for White People to Talk about Racism » (Blanche fragilité : pourquoi les Blancs ont tant de mal à parler de racisme).
Les dirigeants du pays, y compris les anciens présidents, ont renoncé à lancer une conversation audacieuse et courageuse sur ce qu'il faudrait faire pour réparer les injustices du passé en Amérique, à cause des revers politiques qu'ils auraient à subir. La politique actuelle de luttes intestines tribales au Congrès américain indique qu’une législation potentielle visant à établir une commission vérité américaine pourrait gagner du terrain à la Chambre des représentants, mais chancèlerait au Sénat. Néanmoins, le travail de préparation devrait être entamé et se poursuivre dans le cadre d'une initiative permanente, afin de tirer parti de toute opportunité qui pourrait s’offrir avec un futur Congrès plus ouvert.
Le travail commence chez soi
Les commissions vérité ne sont pas une panacée qui résout tous les problèmes d’une société, mais elles peuvent faire partie d'une série d'interventions contribuant progressivement à ancrer l'antiracisme comme une manière d'être et, à terme, à démanteler les vestiges de la suprématie blanche. Afin d’interrompre l'épidémie de brutalités policières, il peut être nécessaire pour les États-Unis d’adopter des processus d’établissement de la vérité, des programmes de réparation socio-économique et la mise en œuvre d'un mécanisme pouvant guider une conversation au plan national, pour les générations à venir, dans tous les États et comtés, en particulier ceux qui ont été touchés par l'esclavage, les lynchages et la brutalité policière.
En attendant, l'introspection collective et le désapprentissage de nos préjugés intériorisés et inconscients est une chose que nous devons tous pratiquer au quotidien, dans nos familles, nos écoles, nos lieux de travail, nos lieux de culte et nos communautés, afin de réaffirmer cette vérité éternelle que le leader américain des droits civils, Dr Martin Luther King, a défendue avec tant de passion - à savoir notre humanité commune.
TIM MURITHI
Tim Murithi est responsable des interventions de consolidation de la paix à l'Institut pour la justice et la réconciliation au Cap, en Afrique du Sud, et professeur extraordinaire d'études africaines au Centre d'études africaines et de genre, à la Free State University. Il a plus de 25 ans d'expérience dans les domaines de la paix, de la sécurité, de la justice internationale, de la gouvernance et du développement. Il est l'auteur, entre autres, de "The Ethics of Peacebuilding" (Edinburgh University Press, 2009) et de "Judicial Imperialism: The Politicization of International Criminal Tribunals in Africa" (Jacana, 2019).