Depuis trois ans et demi, la Gambie, petit pays d'Afrique de l'Ouest, est en transition de la dictature à la démocratie, et elle affiche un certain nombre d’avancées. Depuis janvier 2019, une impressionnante Commission vérité, réconciliation et réparations (TRRC) révèle publiquement les crimes passés. Plusieurs projets de loi, dont la modification du code pénal et du code de procédure pénale, ont été soumis au législateur, ainsi qu'une nouvelle loi sur l'accès à l'information. Une nouvelle constitution est en cours de rédaction.
Au sein du gouvernement, l'homme qui a été le principal artisan de ces initiatives et été une voix majeure en faveur de l'État de droit et de la justice est Abubakarr Tambadou, un ancien avocat des droits de l'homme devenu ministre de la Justice au lendemain de la chute de Yahya Jammeh, après 22 ans de dictature, en janvier 2017. Politiquement et médiatiquement influent, Tambadou a également été nommé, début 2019, à la tête du comité de réforme du secteur de la sécurité. Cela l'a placé dans une position encore plus stratégique pour conduire une politique nationale de justice transitionnelle.
Jusqu'au 25 juin, lorsque Tambadou a annoncé sa démission.
"Son départ pourrait affecter le processus de justice transitionnelle"
Depuis cette annonce, l'incertitude semble planer sur les réformes du pays et la question est déjà soulevée : la transition de la Gambie restera-t-elle sur les rails ? L'inquiétude, selon l'avocat et président de la Commission nationale des droits de l'homme, Emmanuel Joof, est réelle. Joof est un ami de longue date de Tambadou. Au début des années 2000, ils faisaient partie de la coalition des avocats "têtus" de Gambie, une alliance de défenseurs des droits de l'homme contestant les violations des droits sous Jammeh. "Nous pouvons tous être avocats mais la passion de Tambadou, son dévouement, c’était l'équité et la justice. Tambadou n'a jamais été pour l'impunité", confie Joof.
Pour beaucoup, Tambadou n'a pas seulement installé le processus de justice transitionnelle pour la forme, il a été témoin d’un passé néfaste dont la "nouvelle Gambie" devait se défaire. L'institution qui a le mieux réussi à cet égard est sans doute la TRRC. Tambadou a été d'un "soutien total" et n'a jamais tenté d'interférer avec le travail de la Commission, témoigne Dr Baba Galleh Jallow, secrétaire exécutif de la TRRC. "Il connaît certainement le processus de justice transitionnelle mieux que quiconque au sein du gouvernement actuel. Donc, oui, son départ pourrait affecter le processus de justice transitionnelle, surtout si son successeur ne s'y consacre pas fortement".
"Je dois dire que nous sommes inquiets car nous ne savons pas ce que l'avenir nous réserve en matière de justice et de responsabilité", dit Sheriff Kijera, président du Centre pour les victimes de violations des droits de l'homme. "La démission de Tambadou est assez choquante. Nous ne pouvons pas cacher notre frustration."
Un contexte politique sensible
Les Gambiens se rendent aux urnes l'année prochaine. Kijera s'inquiète de l'influence et de la force politique de l'Alliance pour la réorientation et la construction patriotiques (APRC), le parti qui soutient l'ancien président Jammeh. (Jammeh est en exil en Guinée équatoriale.) "Nous avons vu la tendance actuelle dans les nominations - l'embauche de soutiens de Yahya Jammeh - à des postes clés. Nous craignons que l'Exécutif ne cherche à obtenir un soutien politique plus important de la part des sympathisants de l'APRC", déclare Kijera.
Il se pourrait que la TRRC présente son rapport final et ses recommandations à la même époque que les élections. Ces dernières pourraient alors poser un défi particulier à la mise en œuvre des recommandations de la TRRC. Pour une politique fiable d’application de ces recommandations, explique Kijera, il faudrait un ministre de la Justice aussi passionné par le processus que l'a été Tambadou. "Y aura-t-il une volonté politique ?" s’interroge Dr Ismaila Ceesay, un critique du gouvernement qui dirige maintenant un parti politique appelé l'Alliance des citoyens.
Les moments de faiblesse de Tambadou
Tambadou a sans doute été le membre le plus critiqué du gouvernement gambien. Et probablement le plus loué aussi. Ses critiques soulignent plusieurs "injustices" dans le pays. Début 2018, Ceesay est professeur de sciences politiques à l'Université de Gambie (il l'est toujours). À l'époque, il déclare que le nouveau président Adama Barrow serait responsable de la prolongation de la présence des forces ouest-africaines dans le pays parce qu'il ne faisait pas confiance à l'armée et n'avait pas visité une seule installation militaire depuis sa victoire électorale, en décembre 2016. Apparemment, pour le nouveau gouvernement de l’après-dictature, cela relève de l’incitation. Ceesay est arrêté par la police.
Des arrestations comme celle de Ceesay n’ont pas été rares, bien que beaucoup d'entre elles ont été considérées comme une tactique d'intimidation, dans la mesure où de nombreuses affaires n'ont jamais été portées devant les tribunaux. Plusieurs Gambiens de premier plan, comme les leaders de l'opposition Mamma Kandeh et Fabakary Tombong Jatta ou des militants des droits de l'homme comme Madi Jobarteh, ont été arrêtés d'une manière qui rappelle l'époque de Yahya Jammeh.
En juin 2018, trois jeunes hommes qui protestaient contre l'activité minière "destructrice" à Fabara, située à environ une heure de route de Banjul, ont été abattus. Plusieurs autres ont été blessés par balle. Bien que l'État ait enquêté sur l'incident, personne n'a été poursuivi à ce jour et l'indemnisation recommandée pour les familles touchées ne s’est toujours pas concrétisée. "Tambadou était là quand j'ai été arrêté. Il était là quand d'autres personnes ont été arrêtées. Il était là quand les forces de sécurité ont tiré et tué des gens dans ce pays. Qu'a-t-il fait ? Rien", affirme Ceesay.
Aujourd'hui, pourtant, Ceesay aurait préféré que Tambadou n’ait pas démissionné. "C'est un moment critique pour le processus de justice transitionnelle. Il semble que tout s'effondre - nous commençons à voir ces signes", dit-il. "Alors, pourquoi quitte-t-il le bateau ? A mes yeux, il aurait dû, en tant que personne qui croit en l'ensemble du processus de justice transitionnelle et en tant que citoyen patriote, le superviser jusqu'à sa conclusion", déplore maintenant Ceesay. "Nous savons qu'il a fait un très bon travail. Si [ce processus de justice transitionnelle] échoue, ce sera peut-être parce que la personne qui le remplace n'a pas le même poids, la même mémoire institutionnelle et la même passion."
Une position ferme contre Jammeh
En tant que ministre de la Justice, Tambadou a adopté une position ferme sur la responsabilité des crimes au cours de l'ère Jammeh. En janvier 2020, lors d'un rassemblement à Banjul où le président Adama Barrow était présent, Tambadou déclare : "Si l'ancien président Yahya Jammeh revient un jour dans ce pays, il sera immédiatement arrêté et inculpé pour les crimes les plus graves. Aucun discours vain, aucune partie de poker politique ne pourra l'empêcher."
De telles déclarations sont été assez uniques au sein de l'administration Barrow. Elles contrastent avec les positions plus ambiguës prises par le Président. Barrow a été critiqué pour avoir flirté avec la base électorale de Jammeh depuis qu'il s'est brouillé avec le Parti démocratique unifié. Sa rhétorique a changé, passant de la nécessité de rendre des comptes à "nous avons une nation à construire" et "mettons le passé derrière nous" - des déclarations généralement considérées comme des tentatives de préparer un atterrissage en douceur pour Jammeh. En 2019, lors d'un rassemblement à Foni, la région de Jammeh, Barrow a déclaré que l'ancien dirigeant ne pouvait plus diriger le pays mais qu'il pouvait rentrer chez lui, en tant qu’ancien chef de l’État. Cela a suscité d'énormes critiques de la part d’opposants.
Et cela a fait de Tambadou un allié des victimes de Jammeh.
"Je suis conscient que ma position de principe sur l'ancien président Jammeh ne m'a pas fait aimer de ses partisans et sympathisants, et c'est à eux que je dis ceci : Jammeh appartient au passé, alors revenez de vos rêves d’un retour politique de Jammeh et allez de l’avant", a déclaré Tambadou lors de sa conférence de presse d'adieu, le 25 juin. Tambadou – qui s’apprête à prendre le poste de greffier au Mécanisme international résiduel des Nations unies pour les tribunaux pénaux – y a également déclaré qu'il ne savait pas s'il devait "compatir" avec son successeur Dawda Jallow, ou le féliciter. Il est en première ligne, a prévenu le ministre sortant.
Questionnements sur le nouveau ministre de la Justice
Le nouveau ministre de la Justice est un ancien enseignant et éducateur civique, qui a obtenu son diplôme de la faculté de droit en 2010 et a été admis au Barreau en 2011-2012. Il est titulaire d'un Masters en droits de l'homme de l'université d'Essex, au Royaume-Uni. Depuis sa nomination au gouvernement, le curriculum vitae de Dawda Jalloh est devenu une question d'intérêt public. Sur les bancs de la faculté de droit comme au barreau, Jallow se trouvait avec Edward Singhatey, membre éminent de la junte militaire dirigée par Jammeh et ayant pris le pouvoir le 22 juillet 1994, par un coup d'état militaire. Un autre ancien camarade d’études de Jallow, qui ne souhaite pas être nommé, décrit la relation de Jallow avec Singhatey comme "trop étroite". Une telle relation pourrait être mise à l'épreuve si la TRRC recommandait que Singhatey soit poursuivi. "Jallow est une personne très obéissante, qui suit la voie du Président", assure un ancien professeur de Jallow, qui a également souhaité garder l'anonymat.
Lors de sa prestation de serment à la Présidence, Jallow a assuré "toutes les parties prenantes au processus de justice transitionnelle, en particulier les victimes, que le ministère de la Justice continuera à soutenir et à fournir le leadership nécessaire pour que le processus de justice transitionnelle atteigne sa conclusion logique". (Jallow n’a pas voulu être interviewé pour cet article.) Junkung Jobarteh, ancien magistrat et camarade de classe de Jallow, précise que Jallow a les capacités et l'intelligence pour le poste. Almamy Taal, ancien professeur de Jallow à la faculté de droit, confirme qu'"il était un excellent étudiant, il est arrivé au droit comme une personne mûre et s'est bien comporté".
"Un homme honnête, intelligent, ouvert et critique"
En tant que magistrat, Jallow a rendu des décisions allant à l'encontre de l'État, malgré l'intérêt porté par le gouvernement de Jammeh dans ces dossiers. En 2014, un journal local critique de Jammeh, Kairo News, a publié le titre suivant : "L'admirable magistrat Dawda Jallow". Le journal faisait l'éloge de Jallow pour avoir acquitté une ancienne secrétaire permanente au ministère de la Jeunesse, accusée de diffusion de fausses informations.
"Je me souviens de l'époque où Dawda Jallow était à la tête des programmes du NCCE [Conseil national pour l'éducation civique], où il parcourait le pays en éduquant les citoyens sur leurs droits et devoirs civiques", raconte Madi Jobarteh, un des principaux militants gambiens pour les droits de l’homme. "Dawda était une voix constante à la télévision et la radio. J’ai connu Dawda comme un homme honnête, intelligent, ouvert et critique. Sur cette base, je suis ravi qu'il soit maintenant ministre de la Justice", déclare Jobarteh. (Le 30 juin, Jobarteh a lui-même été mis en accusation pour diffusion de fausses informations.)
Des acteurs clés comme Dr Baba Galleh Jallow de la TRRC et Emmanuel Joof de la Commission des droits de l'homme affirment clairement que le processus de justice transitionnelle national ne sera pas détourné sans résistance. "Je n'ai pas du tout de telles craintes", dit Jallow. "Oui, il est possible que le gouvernement en place à ce moment-là essaie de ne pas suivre les recommandations de la Commission vérité. Mais je pense que les Gambiens seront alors prêts à faire en sorte que cela ne se produise pas. J'espère que cela ne sera pas nécessaire." Joof est également confiant. "Aucun d'entre nous ne tolèrera l'impunité. Et je pense que vous avez vu comment les gens peuvent être enhardis lorsque ceux qui ont commis des atrocités sont libérés."
LA TRRC ORGANISE UNE TROISIÈME SESSION DE RÉCONCILIATION
Près de deux décennies après avoir torturé des détenus politiques dans un camp militaire à Fajara, près de Banjul, capitale de la Gambie, le major Babucarr Bah a présenté ses excuses à sa victime, lors d'un événement organisé par la Commission vérité, réconciliation et réparation (TRRC) du pays, le 1er juillet.
En 1994, Bah a torturé Omar Jallow, un éminent homme politique gambien et ministre de l'Agriculture sous le gouvernement civil renversé, qui avait été arrêté, avec d’autres, par la nouvelle junte militaire, et détenu illégalement à la caserne. En février 2019, Jallow a donné un terrible récit devant la TRRC de la façon dont le Major Bah l'avait continuellement torturé pendant sa détention. Le même mois, Bah avait avoué à la Commission avoir torturé Jallow.
Le 1er juillet, Bah s'est excusé auprès de ce vétéran de la politique, lors d'une journée organisée par la TRRC à la demande des auteurs.
Il s'agit de la troisième audience de réconciliation organisée par la TRRC. La première, en 2019, avait réuni les anciens chefs militaires Sanna Sabally et Edward Singhatey. La seconde s’était tenue dans le village de Jumbur, à environ une heure de route de Banjul, un lieu gravement touché par une chasse aux sorcières de l'ancien dirigeant Yahya Jammeh.
La journée du 1er juillet a rassemblé des individus ayant eu une expérience amère du système carcéral du pays. Malang Tamba, un tortionnaire passé aux aveux, a présenté ses excuses à Lamin Jah et Soriba Condé, deux gardiens de prison qu'il a torturés. Condé lui-même a présenté ses excuses à l'ancien chef de la police gambienne, Ensa Badgie, contre lequel il avait fait un faux témoignage devant un tribunal, en 2013. (Condé, ancien voleur à main armée, avait alors affirmé que Badgie soutenait leurs vols à des fins personnelles.) Un autre auteur de crimes, Ebrima Jammeh, a également présenté ses excuses à Jah et Condé et aux gardiens de prison qu'il avait torturés pendant son séjour à la prison Mile 2.
"En tant que Gambiens, nous devons apprendre à pardonner et à oublier", a déclaré, à l’issue de la session, l'imam Ousainou Jallow, qui préside au comité de réconciliation de la Commission vérité.