Aux questions des juges, il répond en tremblant. M.A. a été convoqué par le tribunal de Coblence pour parler de ce qu'il a vu alors qu'il travaillait pour les services secrets en Syrie : comment des camions frigorifiques ont déversé des milliers de cadavres dans des fosses communes au sud de Damas et comment le prévenu Eyad Al-Gharib a accompagné l'une de ces livraisons. Mais un an après son interrogatoire par la police fédérale allemande (BKA), M.A. n'est pas disposé à répéter son récit devant le tribunal. Au lieu de cela, il donne des réponses vagues et répétitives, rétractant certaines déclarations antérieures et embrouillant d'autres au point qu'elles deviennent incompréhensibles. L'irritation grandit dans la salle d'audience.
M.A. a été le premier témoin de l'intérieur à témoigner lors du procès historique en Allemagne sur la torture d'État en Syrie. Un autre ancien employé des services secrets a comparu au tribunal quelques jours plus tard. Tous deux ont témoigné en audience publique et sans protection de leur identité [Justice Info a décidé de les préserver en leur donnant deux initiales, NDLR]. Ils travaillaient pour les services secrets généraux à Damas en 2011 et 2012 lorsque les crimes contre l'humanité allégués par l’accusation ont été commis : 58 meurtres, 4 000 cas de torture et deux cas de viol ou d'agression sexuelle. Les deux témoins privilégiés avaient fourni à la police des déclarations potentiellement incriminantes pour les deux accusés Anwar Raslan et Eyad Al-Gharib.
« Le moins que vous puissiez faire est de nous soutenir » (procureur)
La procédure allemande est orale, et seul le témoignage devant le tribunal fait foi. Le Syrien M.A., âgé de 30 ans, travaillait pour une division de l’armée basée près du cimetière de Najha, au sud de Damas. Il y a un an, il a déclaré à la police qu'il avait l'habitude d'enregistrer des livraisons de cadavres : 8 400 entre avril 2011 et janvier 2012, selon une liste qu'il a autrefois dressée. Un matin, il est allé à la rencontre d’un convoi de livraison : deux camionnettes armées et un camion frigorifique, se dirigeant vers les fosses communes et accompagnés par Al-Gharib, a-t-il déclaré lors de l'interrogatoire de la police. Ces informations devenues volatiles sont bien là, sous les yeux le procureur fédéral Jasper Klinge, sous la forme de deux rapports d'interrogatoire de police. Il ne cesse de les citer, mais le témoin refuse de confirmer ou de répéter ce qu'il a dit à l'époque. Klinge intervient enfin, rappelle au témoin qu’un faux témoignage est une infraction pénale, et le met en garde : « Nous essayons de faire la lumière sur l'injustice que votre famille a fuie. En tant que témoin qui est venu dans un État de droit, c'est le moins que vous puissiez faire pour nous soutenir. »
C'est un dilemme pour le témoin. Il y a quelques mois, lorsque la police fédérale l'a approché pour son troisième interrogatoire, il lui a dit qu'il ne dirait plus rien. Selon un rapport de police cité par les juges de Coblence à l’audience, le témoin a alors expliqué aux policiers que sa famille et la famille d'Al-Gharib vivaient toutes deux dans la ville turque d'Urfa, près de la frontière syrienne et que les membres de la famille du défendeur avaient menacé la sienne. Ils sont originaires de la même ville en Syrie et se connaissaient. Lorsqu'un juge a mentionné cet incident au tribunal, le témoin n'a de nouveau pas voulu confirmer avoir dit cela. M.A. insiste sur le fait qu'il y a eu un malentendu et que les personnes qui ont menacé sa famille n'ont aucun lien avec l’accusé. Ce n'est qu'après un avertissement du procureur qu'il confirme à contrecœur sa version antérieure des faits. Il semble que les menaces lui aient fait douter de sa participation au procès, mais trop tard : selon le code de procédure pénale, les témoins sont tenus de comparaître et de témoigner au tribunal, s'ils sont convoqués.
« Vous avez l’obligation de dire la vérité » (juge)
Le danger concerne toute personne dont des membres de la famille vivent encore en Syrie, comme l'a montré le cas du deuxième informateur. M.I. avait lui été affecté à la division 251 pendant son service militaire, entre 2010 et sa défection en 2012. Lors de son audience au tribunal début juillet, l'ingénieur civil de 37 ans a parlé de la cour de la branche, où il a été affecté pour garder les bâtiments, ou est passé en allant au dortoir et à la cafétéria. Il a vu des prisonniers arriver en bus et être battus, parfois pendant des heures, jusqu'à ce qu'ils soient emmenés dans la prison souterraine ; il a entendu les cris des détenus à travers de minuscules fenêtres orientées de la prison vers la cour. Au début de son témoignage, le témoin s'est adressé aux juges : "Je m'inquiète pour ma famille en Syrie. Ma mère et mon frère y vivent toujours et quelque chose pourrait leur arriver". Mais la réponse de la juge Anne Kerber a été brusque : "Cela ne vous dispense pas de votre obligation de dire la vérité."
Deux témoins inquiets pour leurs proches mais néanmoins obligés de témoigner - une telle situation aurait-elle pu être évitée ? De nombreux témoins ont été renvoyés au BKA en raison de ce qu'ils ont déclaré lors de leurs demandes d’asile. Ils ont peut-être pensé à l'époque coopérer avec la police aurait une influence positive sur leur dossier. Il se peut aussi qu'après leur arrivée en Allemagne en tant que réfugiés, ils n'aient pas saisi toute la dimension d'un éventuel procès et l'attention qu'il recevrait. Les témoins sont informés avant de faire leur déclaration à la police que les témoignages devant un tribunal allemand sont généralement publics, a déclaré l’attachée de presse du BKA Barbara Hübner à Justice Info. Mais les deux témoins privilégiés ne semblent pas avoir été informés de ce qui les attendait, eux et leur famille, lorsqu'ils ont fait leur première déclaration au BKA.
Seule protection possible : l'anonymat des témoins
Le code de procédure pénal allemand leur aurait pourtant permis de témoigner de façon anonyme, s’"il y a de bonnes raisons de craindre que la révélation de l'identité ou du lieu de résidence ou de séjour du témoin mette en danger la vie, l'intégrité physique ou la liberté du témoin ou d'une autre personne". Il précise également qu'un témoin doit être informé de cette possibilité s'il existe des indices suffisants d'un tel danger. "Lorsqu'une vie est en jeu, la barre de ce qui est considéré comme un danger potentiel ne doit pas être placée trop haut", ajoute Markus Schmitt, attaché de presse du procureur fédéral en chef (GBA), qui précise aussi qu'il ne souhaite pas commenter une procédure en cours.
Il n'y a cependant probablement pas un seul témoin syrien dans ce procès qui n'ait pas de famille en dehors de l'Allemagne, et beaucoup sont encore en Syrie. Mais la seule protection que la justice allemande peut offrir à leurs familles est l'anonymat. Dans les mois à venir néanmoins, plusieurs Syriens vont témoigner sans que leur nom et leur adresse soit mentionnés, certains en masquant même leur visage, ont déclaré des sources proches du tribunal à Justice Info. "L'établissement de la vérité est le principe le plus élevé du travail judiciaire, mais elle ne doit pas être établie à n'importe quel prix", déclare Schmitt du bureau de la GBA. "Les intérêts du témoin doivent être pris en compte."