Août a été un mois turbulent pour la politique colombienne. L'ancien président Álvaro Uribe a été placé en résidence surveillée dans le cadre d'une enquête sur la subornation présumée de témoins. Uribe, homme politique le plus puissant du pays et opposant de longue date à l'accord de paix signé en 2016 par le gouvernement colombien et les anciennes Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), soutient que l'enquête contre lui relève de la persécution politique. Lui et son parti se servent désormais de la justice transitionnelle naissante comme d’un punching-ball, comparant ses difficultés judiciaires personnelles avec le fait que les anciens rebelles des FARC n’ont toujours pas été condamnés pour les crimes qu'ils ont commis pendant le conflit armé.
Ironiquement, Uribe est passé d'accusateur à accusé à la suite d’un procès qu'il a lui-même intenté contre un sénateur rival qui affirme que, au milieu des années 1990, Uribe et son frère ont aidé à créer un groupe paramilitaire dans sa région natale d'Antioquia. L’affaire s'est finalement retournée contre lui : après que son avocat a été accusé de tentative de corruption de témoins susceptibles de témoigner contre l'ancien président, la Cour suprême a décidé à l'unanimité qu'Uribe pouvait potentiellement faire obstruction à la justice et qu'il devait être placé en résidence surveillée pendant la durée de l'enquête.
La stratégie d'Uribe
Uribe clame son innocence et a quitté son siège au Sénat la semaine dernière. Il tente de présenter l'enquête contre lui comme le fruit d'un système judiciaire englué dans la corruption et les représailles politiques. Sa démission du Sénat complique encore plus l’affaire car la Cour suprême pourrait perdre sa compétence sur le dossier.
La stratégie de l'ancien président est double. D'une part, il a plusieurs fois déclaré que son adversaire, le sénateur Iván Cepeda, faisait partie d'une "nouvelle génération des FARC", sans offrir aucune preuve pour étayer son accusation. Cepeda, ardent défenseur de l'accord de paix et politicien de gauche dont le père a été assassiné par des paramilitaires de mèche avec des agents de l'État, n'a jamais fait partie de la guérilla et est parlementaire depuis plus d'une décennie sous la bannière d’un parti différent de celui créé par les anciens rebelles.
Mais cette insinuation permet à Uribe de réveiller de vieux fantômes dans les médias, dans un pays où la guérilla, aujourd'hui démobilisée, reste très impopulaire. Uribe doit une part importante de son capital politique au rôle qu'il a joué dans l’affaiblissement militaire des FARC il y a dix ans, ouvrant la voie à son successeur Juan Manuel Santos pour amener les rebelles à la table des négociations. À ce jour, moins de 10 % des Colombiens ont une perception positive des FARC, même si deux tiers d'entre eux croient encore qu'une négociation était le meilleur moyen de mettre fin à un conflit armé vieux de 52 ans et qui a fait plus de 9 millions de victimes.
La meilleure défense est une bonne attaque
Uribe et ses partisans cherchent également à mettre en contraste sa mise sous surveillance avec un fiasco judiciaire impliquant un ancien membre de haut rang des FARC ayant rejeté l'accord de paix et aujourd’hui en fuite.
Jesús Santrich, un ancien négociateur des FARC et l'un de leurs dix dirigeants qui s'étaient vu garantir un siège au Congrès dans le cadre de l'accord de paix, a fait l’objet d’une demande d’extradition après avoir été pris dans une opération d'infiltration dirigée par les États-Unis. Il aurait planifié un trafic de drogue après la signature de l'accord de paix. Après des mois de querelle entre le gouvernement d'Iván Duque, le système de justice transitionnelle, l'ambassade des États-Unis et le procureur général, ils n'ont pas réussi à s'entendre sur la manière de divulguer les preuves recueillies par les Américains. Or, cette information était cruciale pour déterminer si la justice transitionnelle ou la justice ordinaire devait juger Santrich et si une extradition était possible.
La Cour suprême a décidé qu'en tant que parlementaire, Santrich relevait de sa compétence et a déterminé qu'il pouvait rester en liberté pendant la procédure, étant donné son engagement en faveur de l'accord de paix. Mais l'ancien rebelle s’est finalement enfui et a rejoint un groupe minoritaire d'anciens dirigeants des FARC ayant repris les armes mi-2019. Uribe et son parti ont cherché à faire de Santrich un exemple de ce que l'accord de paix produisait et, plus spécifiquement, des défauts de la justice transitionnelle.
Prendre les tribunaux pour cible
Même si le chaos de Santrich a érodé la crédibilité de toutes les institutions impliquées, Uribe et son parti ont rejeté la faute sur la Cour suprême, celle-là même qui enquête maintenant sur lui, et sur la Juridiction spéciale pour la paix (JEP, selon son acronyme espagnol). "Honteux : dans une décision de 23 pages, la Cour suprême laisse en liberté le narco-terroriste Santrich - aujourd'hui en fuite et faisant l’objet d’une demande d’extradition par les États-Unis. Dans une décision de 1 554 pages, elle tente maintenant de justifier la privation de liberté de l'ancien président Uribe", a déclaré la sénatrice Paola Holguín.
Même le président Duque, adoubé par Uribe et appartenant à son parti, a lancé une attaque à peine voilée contre la justice transitionnelle. "En tant que Colombien, cela fait mal que de nombreuses personnes ayant brutalement abîmé le pays soient autorisées à se défendre en liberté ou aient même la garantie qu'elles n'iront jamais en prison, alors qu'un fonctionnaire exemplaire, ayant occupé les plus hautes fonctions du pays, n'est pas autorisé à se défendre en liberté, dans le respect de sa présomption d'innocence", a-t-il déclaré dans un discours public.
Il n'y a pas de base factuelle pour le parallèle entre Santrich et Uribe, étant donné qu'Uribe n'est pas poursuivi pour des crimes commis pendant le conflit armé, mais le symbole n'échappe pas à de nombreux Colombiens qui attribuent à l’ancien président le mérite d'avoir sauvé le pays des griffes des FARC et qui ne comprennent pas pourquoi, après deux ans et demi, la JEP n'a encore porté aucune accusation contre les anciens rebelles.
De nouvelles tentatives pour modifier la justice transitionnelle ?
Alors qu’Uribe est en résidence surveillée, son parti renouvelle ses appels pour modifier la JEP, bras judiciaire du système de justice transitionnelle qu'ils ont essayé sans succès de modifier deux fois en deux ans. Paloma Valencia, une sénatrice proche d'Uribe qui a annoncé ses ambitions présidentielles pour 2022, a demandé qu'une assemblée constituante réforme l'ensemble du système judiciaire, notamment en fusionnant les principaux tribunaux du pays et en éliminant la JEP. "La Colombie devrait cesser d'accepter la JEP, juridiction créée au profit du terrorisme et pour garantir l'impunité de ceux qui ont fait sauter des villes entières, kidnappé cruellement des millions de Colombiens et recruté de force des enfants. La JEP doit prendre fin", a-t-elle déclaré au Congrès. Elle avait déjà annoncé en mai qu'elle présenterait un cinquième projet de loi visant à réformer le système de justice transitionnelle.
Le parti au pouvoir a déjà soutenu son initiative visant à remodeler complètement la Constitution du pays, vieille de 29 ans, même si Duque y a renoncé : il n’a actuellement pas de majorité qui lui permettrait de réformer l'ensemble de la Constitution. Mais un tel scénario risque d'ouvrir les portes au démantèlement de l'accord de paix qui a conduit 13 302 rebelles à déposer les armes en 2017 et qui est inscrit dans la Constitution.
Uribe devant la JEP ?
Les difficultés judiciaires d'Uribe ont ravivé un vieux débat en Colombie : un ancien président peut-il être traduit devant la JEP ? Bien que les accusations de subornation de témoins relèvent du droit pénal ordinaire, la Cour suprême enquête également sur Uribe dans 30 autres dossiers et le Congrès dans 200 cas, dont beaucoup pourraient effectivement être liés au conflit armé colombien. Même l'enquête qui a conduit à sa mise sous surveillance pourrait être liée au conflit, puisque les groupes paramilitaires, nés à l'origine pour contrer les guérillas de gauche dans les années 1980 et finalement responsables de milliers d'homicides et de massacres, sont considérés comme une partie au conflit.
Aucune de ces autres accusations contre Uribe n'a abouti en justice mais, si c'était le cas, l'ancien président pourrait être menacé d'une longue peine de prison. Or la JEP autoriserait plutôt une peine de 5 à 8 ans, dans un environnement non carcéral, à condition qu'il reconnaisse sa responsabilité, qu'il contribue à la vérité et qu'il répare les victimes.
Sauf que voilà : la JEP ne peut pas poursuivre les anciens présidents. Ironiquement, c'est le parti d'Uribe qui a fait pression pour que ceux-ci soient exclus de la juridiction de justice transitionnelle, ayant toujours vu la JEP comme une tentative de poursuivre leur chef.
Sécurité juridique ou legs politique
Cela avait eu lieu après que les négociations sur la justice transitionnelle se soient enlisées, mi-2015. Le président Santos avait alors fait appel à trois juristes extérieurs pour intervenir et aider à reprendre les discussions. En septembre 2015, après avoir annoncé qu’un accord préliminaire avait été conclu avec les FARC sur ce à quoi la JEP ressemblerait, les journalistes avaient demandé aux experts si un ancien président pourrait éventuellement être poursuivi. Oui, avaient-ils répondu, même si rien dans le texte ne confirmait ou empêchait cette hypothèse.
Une controverse s'en était suivie et l'équipe de négociation du gouvernement avait fait pression pour introduire une clause dans l'accord interdisant la poursuite des anciens présidents par la JEP. En fin de compte, l'accord réitère que la justice ordinaire s'applique à eux. Cela pourrait être modifié par un large consensus politique mais la méfiance d'Uribe et de son parti à l'égard de la JEP reste un obstacle majeur.
À long terme, le fait qu'Uribe puisse bénéficier du régime de sanctions spéciales de la justice transitionnelle pourrait dépendre de sa décision de faire passer sa sécurité juridique avant son héritage politique.
LA SAGA DE L'EXTRADITION DE MANCUSO
Une autre saga judiciaire s'est déroulée la semaine dernière en Colombie, alors que le gouvernement de Duque a jusqu’ici échoué dans ses tentatives de rapatrier l'ancien chef paramilitaire Salvatore Mancuso au pays.
Mancuso, qui a passé 12 ans derrière les barreaux aux États-Unis après avoir été condamné pour trafic de drogue, est accusé d'avoir été impliqué dans des milliers de violations des droits de l'homme en Colombie en tant que dirigeant des défuntes Forces unies d'autodéfense de Colombie (AUC). Il a demandé à être expulsé vers l'Italie, dont il est également ressortissant, ce qui a suscité l'indignation des victimes des groupes paramilitaires qui veulent qu'il avoue ses crimes. Mancuso lui-même a déclaré à plusieurs reprises qu'il était prêt à parler.
Il est apparu que le gouvernement de Duque avait présenté trois demandes d'extradition cette année, toutes comprenant des erreurs les ayant rendues caduques. Une quatrième a été envoyée le 20 août mais il n’est pas certain qu'elle puisse être traitée avant le 26 août, date-butoir pour l’extradition vers l’Italie.
Le président Duque a promis que les crimes de Mancuso ne resteraient pas impunis, mais la stratégie de son administration pour éviter ce scénario est tombée à plat. Le commissaire à la paix, Miguel Ceballos, a déclaré qu'il demanderait à la Cour européenne des droits de l'homme de le poursuivre, ignorant apparemment que ce tribunal entend des affaires contre des États et non des personnes. Duque a déclaré qu'il pourrait également faire appel à la compétence universelle ou même demander à la Cour pénale internationale (CPI) d'intervenir. Il reviendrait à l'Italie de décider d'engager des poursuites contre Mancuso en vertu des principes de la compétence universelle. Quant à la CPI, cela pourrait avoir des conséquences imprévues. Les preuves ne manqueraient pas entre 2002 et le moment de la démobilisation de Mancuso en décembre 2004. Mais la CPI pourrait interpréter cette saisine non pas comme un dossier unique, mais en relation avec la situation du pays. En théorie, cela pourrait conduire à l'inculpation de généraux de l'armée, d'anciens dirigeants des FARC et même d'Uribe.
Étant donné que le Bureau du procureur de la CPI a mis la Colombie en examen préliminaire, cela pourrait aussi nuire au vieil argument national selon lequel la Colombie est désireuse et capable de poursuivre ces crimes.
Si Mancuso était renvoyé en Colombie, il n'est pas clair quel tribunal prendrait en charge son cas. La JEP a rejeté en juin une des demandes de Mancuso d’être admis devant elle, au motif qu'il prétendait avoir aidé et encouragé les paramilitaires, alors qu'il était en fait un membre actif de ceux-ci. Le tribunal lui a néanmoins offert la possibilité de se présenter comme témoin sur la manière dont d'autres tiers ou agents de l'État avaient été de connivence avec ces groupes paramilitaires.
A ce jour, cette saga judiciaire montre que le discours de Duque, qui s'oppose à des sanctions clémentes pour les atrocités de masse commises pendant le conflit, est contrecarré par le manque de diligence de son gouvernement à obtenir le retour de l’organisateur de certains des crimes les plus manifestes que la Colombie ait connus afin qu’il fasse face à ses victimes.