Le témoignage de Riad Seif était très attendu et très débattu. Pourquoi l'un des plus célèbres dissidents syriens a-t-il aidé un haut fonctionnaire des services secrets du régime de Bachar al-Assad à obtenir l'asile en Allemagne ? Avait-il des preuves en faveur d'Anouar Raslan, qui est accusé de crimes contre l'humanité devant un tribunal dans la ville allemande de Coblence ? Dans une déclaration en mai dernier, Raslan avait cité Seif comme l'une des personnes pouvant confirmer sa sympathie pour la révolution de 2011 et son affiliation à l'opposition syrienne à Assad. Devant les juges, les attentes de l’accusé sont pourtant anéanties en quelques minutes lorsque Seif prend tout de suite ses distances avec lui. "Non, je ne suis pas lié directement ou par mariage à l'accusé. Je ne le connais pas du tout. Avant de venir à Berlin, je ne l'avais jamais vu de ma vie", déclare Seif, en réponse à une formalité du juge.
Cette déclaration est une surprise car c'est Riad Seif qui a recommandé Raslan au ministère allemand des Affaires étrangères, en 2012, l'aidant ainsi que sa famille à obtenir l'une des places limitées dans un programme spécial d'hébergement humanitaire pour les réfugiés. Ce qui devait alors sembler être le chemin vers une vie sûre et un avenir meilleur prendra finalement une tournure inattendue pour Raslan lorsque les autorités allemandes commencèrent à enquêter sur lui, avant de l’arrêter à Berlin, en 2019. Avec l'officier de rang inférieur Eyad A., Raslan est accusé de 58 meurtres, 4 000 cas de torture, ainsi que de viols et d'agressions sexuelles pendant qu'il était chef des enquêtes dans la section 251 des services secrets, ou section Al-Khatib, à Damas, la capitale syrienne.
Un homme d'affaires qui se lance dans la politique
Le 26e jour du procès Al-Khatib – comme on appelle également le procès de Raslan et de son co-accusé – Riad Seif comparaît devant les juges par liaison vidéo car son état de santé ne lui permet pas de faire le trajet de 600 kilomètres depuis Berlin jusqu'à la salle d'audience à Coblence. L'homme de 73 ans a l'air plus âgé. Il est assis dans un fauteuil roulant, les mains tremblantes, signalant aux juges qu'il pourrait devoir interrompre soudainement l'audience si son état se détériorait. Seif souffre d'un cancer mais, la semaine dernière, pendant les deux jours de son témoignage, il a semblé revivre à travers des souvenirs de son passé, qu'il a avidement partagés avec les juges.
"Je n'étais pas un enfant ordinaire", déclare Seif. Le témoin se lance dans une narration détaillée de son succès, où il se met sur un pied d'égalité avec Gandhi et Mandela. Il est né dans une famille de la classe moyenne à Damas, en 1946, et commence à travailler dans une entreprise textile dès son adolescence. Plus tard, ses frères et lui fondent leur propre entreprise de vêtements, qui devient la plus grande entreprise de Syrie dans les années 1970. Bien que Seif soit aujourd'hui connu comme l'un des plus célèbres dissidents syriens, il apparaît davantage comme un homme d'affaires que comme un politicien. "En 1994, j'ai rejoint le Parlement pour appliquer notre modèle d'entreprise dans toute la Syrie", déclare-t-il au tribunal. "Jusqu'alors, je n'avais même pas lu un journal ou écouté les nouvelles. Seules mes affaires m'importaient." Les aspirations politiques de Seif sont surtout économiques, souvent dirigées contre la corruption et le népotisme de la famille Assad. Lorsqu'il critique l'attribution d'un monopole sur les services de télécommunications mobiles à une société détenue par le cousin de Bachar al-Assad, Rami Makhlouf, le ministère des Finances l'accuse d'évasion fiscale et le met en faillite. "J'ai perdu tous mes biens à cause du système", témoigne-t-il.
"Si j'avais su quelque chose de négatif à son sujet, je ne l'aurais pas soutenu"
Seif poursuit néanmoins son activité politique et joue un rôle important dans le Printemps de Damas qui débute en 2000, après la mort de Hafez al-Assad, père de Bachar et ancien président de la Syrie. Seif organise régulièrement des débats politiques chez lui, et forme finalement le Forum pour le dialogue national. Cela mène à son arrestation et à sa condamnation à cinq ans de prison, en 2001. Une nouvelle incarcération dure de 2008 à 2010. Lorsque les manifestants descendent dans la rue, en 2011, Seif les rejoint, mais la situation devient de plus en plus dangereuse pour lui. Après plusieurs attaques et coups de feu en direction de la fenêtre de sa chambre, il fuit la Syrie. Lorsque les juges l'interrogent sur ce jour où il a quitté son pays, Seif est submergé par le chagrin et lutte contre les larmes. "C'était le 13 juin 2012", raconte-t-il après une courte pause. "Les Nations Unies m'avaient appelé et dit de quitter le pays immédiatement."
Deux semaines avant l'exil de Seif, plus de 100 personnes ont été massacrées dans la région de Houla, au nord-ouest de Homs, d'où est originaire Raslan. Parmi les morts se trouvent des membres de la famille de l'épouse de Raslan. "Impossible qu'il ait pu rester à son poste après cela", déclare Seif, essayant d'expliquer la décision de Raslan d'abandonner ses responsabilités à la prison d'Al-Khatib, où de plus en plus de manifestants sont entassés dans les cellules et torturés chaque jour, selon l’accusation. "Il me semble que sa famille a fait pression sur lui pour qu'il fasse défection", ajoute Seif.
A la fin de l'année, Raslan et sa famille quittent la Syrie pour la Jordanie, où il rejoint l'opposition syrienne et réussit ensuite à contacter Riad Seif pour obtenir de l'aide. "Mon gendre m'a dit qu'un colonel en fuite en Jordanie était menacé par le régime syrien et qu’il espérait obtenir l'asile en Allemagne", se souvient Riad Seif. Comme la demande d'aide provient d'un très vieil ami de son gendre, Seif transmet les coordonnées de Raslan au ministère allemand des Affaires étrangères, où Seif est bien connu et où on a confiance en lui. "Si j'avais su quelque chose de négatif sur lui à l'époque, je ne l'aurais pas soutenu", précise-t-il.
Une lettre d’éloges à Raslan
Riad Seif affirme qu'il connaissait bien la section 251, après y avoir été emmené à plusieurs reprises pour y être interrogé, menacé et détenu pendant plusieurs heures. "Il n'y a pas de section des services secrets sans torture", dit-il aux juges. Mais il y a quelque chose qui motive Seif à aider Raslan, en plus d’offrir une faveur à son gendre. "On m'a dit qu'il était un officier de haut rang dans les services secrets et qu'il avait très probablement des informations importantes", explique Seif. Même si le partage d'informations secrètes n’est pas une condition pour son aide, Seif dit s'attendre à ce que Raslan coopère avec lui "en faveur de la révolution". Il est finalement déçu, raconte-t-il. Après son arrivée en Allemagne, Raslan, sa femme et ses enfants rendent visite à Seif. "J'ai essayé de lui demander des informations, mais il n'a pas dit un seul mot", se souvient le témoin.
Seif décrit comment il a progressivement perdu confiance en Raslan lorsque de plus en plus de victimes ont commencé à partager leurs histoires. Cela ne l'empêche pourtant pas de soumettre à la police allemande une lettre pleine d'éloges pour Raslan, après l'arrestation de ce dernier. "Les jours où le colonel Raslan était en charge étaient réconfortants pour chaque détenu, et je me confronterai à quiconque prétend le contraire", peut-on lire dans la déclaration de cet ancien détenu. "Les jours sous son autorité étaient comme des vacances, et nous attendions qu’ils viennent avec impatience."
Le document a été publié sur Facebook, où Seif l’a récupéré avant de le présenter à la police fédérale lors de son interrogatoire, l'année dernière. "Il y a des centaines de déclarations contre Raslan sur les médias sociaux, et seulement celle-ci en sa faveur", répond-il avec agitation lorsque la défense de Raslan l'interroge sur ce document. "Je n'ai rien à voir avec Raslan. En tant que membre de l'opposition, j’ai juste senti la responsabilité d'être objectif et d'offrir une image équilibrée à la police." De toute évidence, Seif regrette d'avoir utilisé sa position pour soutenir un homme qui est maintenant accusé de crimes contre l'humanité. Pourtant, paradoxalement, ce procès n'aurait peut-être jamais eu lieu si son erreur de jugement n'avait pas conduit Anwar Raslan vers le pays qui le poursuit aujourd’hui.