23 ans de prison, plus de 25 ans d’une vie de révolutionnaire, dont 8 années à superviser la torture et l’exécution de milliers d’ennemis présumés et le plus souvent imaginaires, ont finalement eu raison de la robustesse de Kaing Guek Eav, alias Douch. L’ancien tortionnaire khmer rouge, condamné à la prison à vie en 2012, est mort dans un hôpital de la capitale cambodgienne, peu après minuit, le 2 septembre, à l’âge de 77 ans.
Pendant huit ans, Douch fut un commandant clé des services de sécurité du Parti communiste du Kampuchea, en charge de la détention arbitraire, des interrogatoires, de la torture et de l’exécution systématique de ceux que le Parti, dirigé par Saloth Sar, alias Pol Pot, considérait à tort et à travers comme ses ennemis. Ce fut d’abord, de 1971 à 1975, le camp M-13, alors que la guérilla communiste cambodgienne – les « Khmers rouges », selon le nom que leur avait donné le roi Sihanouk – se trouvait dans le maquis. Puis ce fut S-21, prison ultrasecrète installée au cœur de la capitale Phnom Penh pendant la période où les Khmers rouges eurent le contrôle du pays, d’avril 1975 à janvier 1979. Quatre années pendant lesquelles on estime qu’un quart de la population cambodgienne a péri au gré des purges sanglantes, des exécutions de masse, du travail forcé, des maladies, de l’épuisement et de la faim. Jusqu’à ce que l’armée vietnamienne envahisse le pays et repousse les Khmers rouges dans les montagnes pour vingt années supplémentaires de combats et d’idéologie totalitaire.
Un Khmer rouge qui tue des Khmers rouges
C’est en 1967 que Douch rejoint le parti communiste alors que celui-ci, interdit et clandestin, n’est pas encore une guérilla. En janvier 1968, il est arrêté et condamné à vingt ans de prison pour sédition. Il est libéré deux ans plus tard, à la faveur d’un coup d’État organisé par la droite réactionnaire et militariste, soutenue par les États-Unis – en somme les ennemis de Douch. Il rejoint alors immédiatement le maquis. Et c’est en compagnie de plusieurs autres professeurs de sa génération qu’il devient un haut cadre de la police politique. Il atteint le sommet de sa carrière révolutionnaire entre 1976 et 1978, quand S-21 bat son plein et purge par milliers les rangs des cadres du Parti. On estime en effet que 80% des quelque 12 000 prisonniers identifiés à S-21 étaient des Khmers rouges eux-mêmes. Le cœur du travail de Douch est d’être un Khmer rouge qui tue des Khmers rouges. Il reçoit les ordres directement de l’organe suprême du Parti dont il satisfait et nourri la paranoïa et son cycle infernal, vorace et presque anthropophage d’assassinats. L’ennemi intérieur est partout. Il justifie tous les échecs de la Révolution. Et les aveux, souvent grotesques, extorqués par la terreur et la torture par les agents formés par Douch, permettent au régime de « prouver » les multiples conspirations dont il se dit ou se croit victime.
Après la chute du régime khmer rouge en 1979, Douch se maintient bon an mal an dans les rangs d’une révolution de plus en plus exsangue, mais il n’y joue manifestement plus aucun rôle significatif. En somme, Douch fut un grand criminel de 1971 à 1979, ni avant ni après. Personne, sans doute, ne connaîtrait son nom aujourd’hui s’il n’avait pas laissé intactes derrière lui les incroyables archives de S-21. Des milliers de photos, de documents, de compte-rendus d’interrogatoires, de listes d’exécutions, datées, annotées, signées par ce « camarade » extrêmement méticuleux, efficace, dévoué et obéissant, habité par les principes hallucinés de la dictature du prolétariat. Pour les historiens, les archives de S-21 – l’œuvre de Douch – ont constitué une mine essentielle de connaissance sur le fonctionnement d’un des régimes les plus secrets de l’histoire, dans un pays qui s’était entièrement fermé au monde pour, affirmaient ses dirigeants, transformer le vieux royaume khmer en utopie agraire dépassant toutes les autres révolutions par sa radicalité. Un projet forcément meurtrier et forcément vain.
S-21, symbole et musée des années Pol Pot
Dès 1979, la prison S-21, symbole resté intact du crime commis, est reconverti en musée national du génocide. C’est ici que depuis les années 90, des millions de touristes sont venus découvrir, parfois en shorts et en chemise à fleurs, la « machine de mort khmer rouge », comme l’a appelé le cinéaste Rithy Panh, auteur de plusieurs films majeurs sur S-21 et sur les crimes sous Pol Pot. Certains visiteurs peuvent encore avoir l’inconfortable privilège d’y avoir pour guide et témoin l’un des deux derniers survivants de la douzaine de prisonniers qui ont réchappé aux exécutions grâce à leur savoir-faire utile (électricien, mécanicien, artiste-peintre…) et grâce à l’invasion vietnamienne. C’est aussi dans ce lieu qu’a été dressé un mémorial pour les victimes. Et ce sont les photos de ses suppliciés qui ont identifié les années Pol Pot aux yeux du monde, « le temps des hommes en noir » comme l’appellent certains rescapés.
La notoriété du lieu a rattrapé son ancien directeur, trahi par ses propres archives. Reconnu en 1999 par Nic Dunlop, un jeune photographe de presse irlandais, Douch, qui travaillait sous une fausse identité pour une organisation caritative américaine, reconnaît immédiatement son rôle. Cela en fait un cas unique parmi les cadres dirigeants khmers rouges, enclins à nier les atrocités ou leur responsabilité.
Le défaut de naissance d’un tribunal international
Douch est rapidement mis en prison, pour ne plus en sortir. Dix ans après son arrestation, son procès s’ouvre devant les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CETC), un tribunal composé à la fois de Cambodgiens et de juristes internationaux, et créé à l’issue de huit années de négociations entre le gouvernement cambodgien – lui-même dirigé par d’anciens Khmers rouges défroqués – et l’Organisation des Nations-unies. Une cour bancale dès sa naissance, construite sur un compromis politique étroit et ambigu, sur fond d’un système judiciaire national faible, corrompu et aux ordres, et qui ne s’émancipera jamais de l’exigence du tout-puissant premier ministre cambodgien Hun Sen, un ancien commandant khmer rouge ayant déserté en 1977 avant de revenir dans les chars vietnamiens, pour qui seuls cinq individus doivent être jugés.
Douch est le premier d’entre eux. Il n’est pas un des chefs du mouvement et du parti mais son nom est plus célèbre que celui de ces derniers, hormis Pol Pot que Douch n’a aperçu que deux fois dans sa vie. Cela fait alors trente ans que le régime khmer rouge est tombé. Pol Pot, Son Sen et Ta Mok sont morts et la justice internationale ne peut se contenter que de symboles.
Un procès remarquable
Sur le fond, le procès de Douch est facile. C’est un accusé très coopératif, qui reconnaît l’essentiel de ses responsabilités et des faits qui lui sont reprochés. La masse de documents retrouvée à S-21, déjà bien étudiée par les chercheurs, forge un dossier d’accusation imparable. Douch est un succès judiciaire garanti.
Pourtant, son procès demeure aujourd’hui l’un des plus remarquables du genre au niveau international. De mars à septembre 2009, presque chaque jour, Douch analyse et éclaire les documents qui lui sont soumis, répond directement aux questions de victimes ou de parents de victimes qui, devant les CETC, sont parties prenantes au procès comme devant aucun autre tribunal international avant lui.
Jamais la voix du bourreau n’a été entendue dans un tel détail. Elle est servie par un Douch intelligent, doté d’une mémoire stupéfiante, tour à tour combattif, froidement clinique ou brisé par l’effroi de certains témoignages, repentant ou incapable de s’enfoncer jusqu’aux tréfonds dévastateurs de ses souvenirs.
Jamais la voix des victimes n’a été aussi présente et ouverte à des récits révélant l’ampleur des souffrances subies et de la destruction des familles, au-delà des tueries. Cette voix est servie par des témoins dont la puissance évocatrice et l’émotion submergent et déstabilisent l’ordonnancement convenu de l’appareil judiciaire.
C’est un procès sans grand enjeu juridique ou procédural, ce qui lui permet de se muer souvent en une sorte de commission vérité spectaculaire et bouleversante.
Comment un ancien professeur de mathématiques exemplaire, issu d’un milieu modeste, aimé de ses élèves, soucieux de justice sociale, a-t-il pu se transformer en bourreau impitoyable ? Cette question, qui est au centre de la réflexion sur le crime de masse tout en étant souvent balayée par la logique technique et craintive des procès, n’a jamais été aussi consciemment approchée que dans cette affaire. Personne ne se souviendra des débats du second grand procès qui se tiendra ensuite devant les CETC. Mais la littérature et la filmographie sur S-21 et sur le procès de Douch est, elle, abondante. Elle scelle la mémoire historique et judiciaire du crime des Khmers rouges. Et Douch en est le symbole malgré lui.
Une justice qui expire
En quatorze ans d’activité, les CETC n’ont jugé que trois anciens dirigeants khmers rouges – Douch, puis dans un second procès, Nuon Chea, numéro 2 du régime, et Khieu Samphan, chef de l’État. Deux autres accusés sont morts avant d’être jugés. Les tentatives des procureurs et juges internationaux de poursuivre cinq ou six autres suspects ont toutes échoué.
Les CETC apparaissent aujourd’hui comme une entreprise judiciaire à bout de souffle, engluée dans des procédures vaines, coûteuses et confinant à l’absurde, dépassée par le temps qui a passé, déconnectée des intérêts et soucis d’une population née, pour 80% d’entre elle, après la chute de Pol Pot, et qui tourne résolument le dos à une histoire devenue si lointaine, recouverte de l’épaisse couche de poussière idéologique d’un autre siècle. En avril dernier, l’ONG américaine Open Society Justice Initiative a publiquement demandé à l’Onu de cesser son financement des CETC. Une prise de position sans précédent pour une organisation dont le soutien à la justice pénale internationale ne souffre aucune équivoque. Le mois dernier, les juges cambodgiens ont officiellement enterré l’une des affaires pendantes, toutes plongées dans l’impasse depuis qu’elles ont été initiées il y a douze ans. Douch mort, il ne reste qu’un seul condamné encore en vie : Khieu Samphan, 89 ans et toujours en attente d’un jugement définitif en appel, treize ans après sa mise en accusation par les CETC. La disparition de l’ancien directeur de S-21 apparaît ainsi comme l’anticipation imagée de celle du tribunal qui l’a jugé et dont la raison d’être a expiré.
Le 1er septembre, les Cambodgiens ont débuté la fête des morts, Pchum ben, deuxième plus importante fête de l’année. C’est le moment où, pendant deux semaines, le peuple khmer est invité à prier à la mémoire des défunts dans l’espoir d’améliorer leur karma. Douch est mort dans la nuit qui a suivi. Comme si les symboles, jusqu’au bout, s’étaient cristallisé sur lui afin d’incarner l’Histoire et de la dépasser.