A ceux que rassure la pensée d’un bourreau barbare ou pathologiquement amoureux de la souffrance, il faut rappeler quelques données biographiques concernant Kaing Kek leu, alias Douch, l’ancien tortionnaire en chef de la prison khmer rouge S-21, qui vient de mourir à Phnom Penh, à l’âge de soixante-dix sept ans. Sans avoir fréquenté les universités parisiennes comme plusieurs futurs leaders de la « révolution de l’Angkar », ce fils de paysan avait comme Pol Pot, à force de détermination, rejoint les bancs du lycée Sisowath ; instituteur, puis professeur de mathématiques, il était féru de littérature et pouvait, à plus de soixante ans de distance, citer au cours de son procès les vers finaux de « La mort du Loup », d’Alfred de Vigny. Idéaliste, voulant le bien-être et l’émancipation pour son peuple, il s’était engagé dans le mouvement révolutionnaire de façon désintéressée et altruiste. Chef de M-13, le camp de jungle où l’anthropologue français François Bizot avait été détenu, et plus tard de S-21, il était persuadé d’avoir la garde d’ennemis de la révolution, d’espions au service de la CIA, tous éléments dangereux dont il était nécessaire de nettoyer la société en émergence, non sans les avoir auparavant fait avouer leurs crimes par les moyens adaptés.
Que Bizot, miraculeusement libéré, ait par la suite assuré que ce bourreau certes responsable de sa survie, mais surtout de milliers de tortures et d’exécutions, n’était pas un « monstre extraterrestre » mais un être humain bien représentatif de notre espèce a fait naître toutes sortes d’ambiguïtés, auprès de certaines familles de survivants notamment, qui ont vu dans cette position philosophique ce qu’elle n’était en rien – une tentative d’exonération des crimes commis. La seule peine adaptée à Douch, affirmait au contraire Bizot en ouverture du procès de son ancien geôlier, aurait été à la mesure de la souffrance de ses victimes. On peut se demander si, en le condamnant à la vie plutôt qu’à la mort, les juges de Phnom Penh n’ont pas inconsciemment atteint cet objectif, laissant à ce bourreau-otage une éternité de jours et de nuits à ruminer inutilement sur l’étendue des horreurs auxquelles il avait prêté son ardeur à la tâche, son sens de l’obéissance et son amour du travail bien fait.
Effet de miroir
Avant de renoncer et de se taire, Douch avait parlé honnêtement à ses juges et demandé pardon à ses victimes. Cela lui fut imputé à crime : comment l’être insensible et froid qui avait établi les listes, coché les noms, organisé logistiquement les tortures, pouvait-il être sincère, ressentir un regret ? N’était-il pas toujours le même, cet homme qui avait tracé les mots « tuez-lez tous » à côté d’une colonne de noms d’enfants ? Attendait-il l’indulgence de ses juges, une compréhension qu’il savait impossible de la part des familles des victimes ?
On ne pourra plus lui poser la question et Bizot lui-même, l’un des très rares êtres au monde qui ait survécu à son zèle révolutionnaire et qui se soit penché vers lui comme vers un miroir, préfère répondre qu’il n’a rien de particulier à dire aux journalistes qui le sollicitent du monde entier, en quête d’un commentaire. Sur ce sujet, Bizot a écrit ce qu’il avait à écrire dans deux inoubliables livres. A quoi bon alimenter la vaine « roue de l’info » par quelques mots de plus ? Elle aura tourné demain, laissant entière l’énigme du mal, renvoyant ceux qui sont sûrs à leurs certitudes et ceux qui doutent à leurs interrogations de toujours.
Je me souviens de la question d’un journaliste français au docteur Haing Ngor, un survivant des camps khmers rouges où toute sa famille avait péri : « Vous racontez dans votre livre [« Une Odyssée cambodgienne »] qu’à l’arrivée des troupes vietnamiennes qui ont fait chuter le régime polpotiste, vous vous êtes, avec un groupe de prisonniers, saisi d’un gardien de camp et l’avez battu et mis à mort. Je dois vous dire, en tant que catholique, que j’ai trouvé cela très choquant. » Long silence de celui qui, émigré aux États-Unis, était devenu par hasard l’interprète cambodgien central du film The Killing Fields (La Déchirure, en français) et avait pour son interprétation reçu un Oscar. Puis vient sa réponse, difficile à comprendre car sa voix est basse, sourde, presque inaudible, et le français qu’il parlait couramment autrefois s’est presque effacé de sa mémoire, après des années de vie sur la côte ouest américaine (l’anglais de ce taiseux est à peine meilleur et moi, son interprète, ai le plus souvent l’impression d’avoir à mettre du silence en mots) : « Vous comprenez, monsieur, ces gens avaient tué tous ceux qui nous étaient chers, ils nous avaient maltraités, persécutés, affamés. Vous vouliez que nous allions leur chercher un avocat ? » Je me souviens du regard d’incompréhension de ce bon chrétien. Lui, il n’aurait jamais fait une chose pareille.
Le temps des « purs »
Douch non plus, d’ailleurs – et pourtant il est devenu l’ordonnateur zélé de crimes innombrables dont, à trente années de distance, il ressentait l’abomination avec une perceptible horreur de lui-même doublée d’une étonnante lucidité sur les mécanismes politiques humains et politiques qui les avaient engendrés, mécanismes au cœur desquels il avait été beaucoup plus qu’un rouage, un vulgaire, grisâtre et méprisable Eichmann, ce degré zéro du bourreau, mais un acteur conscient et enthousiaste, habité comme tous par la peur, mais aussi l’obsession perfectionniste de l’accomplissement impeccable de sa tâche. Bien loin des nazis qui, dans la débâcle, tentaient de faire disparaître toutes les traces de leurs forfaits, ce fonctionnaire avait, avec le même sens du devoir, préservé les archives dans le détail desquelles ses futurs juges trouveraient les preuves de son engagement personnel quotidien dans les pires abominations d’un régime de « purs », d’incorruptibles qui, dans leur acharnement à poursuivre le Bien, avaient accouché d’un Mal absolu.
Ses chefs morts ou mourants, Douch s’est trouvé seul face à une justice aux buts incertains. S’agissait-il de juger un homme, d’offrir une consolation aux victimes, une leçon d’histoire dont la nécessité restait étrangère à la grande majorité d’une population trop occupée par la tâche de la survie au quotidien pour se payer le luxe d’un « devoir de mémoire» ? Pris entre les injonctions souvent contradictoires de ce procès, le bourreau a peut-être parfois regretté de n’avoir pas subi la vengeance qu’un Haing Ngor et ses camarades lui auraient infligée ; une « justice internationale » imposée au régime corrompu de Phnom Penh l’a jugé et condamné à mourir dans la couche d’une cellule sommaire mais décente. On l’imagine murmurant peut-être une dernière fois les vers où Vigny observe son loup mourant :
« Il nous regarde encore, ensuite il se recouche,
Tout en léchant le sang répandu sur sa bouche,
Et, sans daigner savoir comment il a péri,
Refermant ses grands yeux,
Meurt sans jeter un cri. (…)
Gémir, pleurer, prier, est également lâche.
Fais énergiquement ta longue et lourde tâche
Dans la voie où le Sort a voulu t’appeler,
Puis, après, comme moi, souffre et meurs sans parler. »
ANTOINE AUDOUARD
Né en 1956, Antoine Audouard est l’auteur de treize ouvrages. Son roman « Adieu mon unique » (Gallimard, 2002) a été traduit en quatorze langues.