Au cours du premier trimestre 2020, la Commission vérité, réconciliation et réparations (TRRC) qui enquête sur les violations des droits de l'homme de l'ancien dirigeant gambien Yahya Jammeh a annoncé qu'elle conclurait ses audiences publiques en octobre. Cet objectif est désormais hors d'atteinte.
La TRRC avait annoncé une première suspension des audiences publiques le 18 mars, trois jours après la découverte du premier cas de Covid-19 dans ce petit pays d'Afrique de l'Ouest. En juillet, la Commission a repris les audiences dites institutionnelles sur les prisons. Mais le 4 août, alors qu'elle devait reprendre après une semaine de pause, la Commission a annoncé une nouvelle suspension. "Bien que la Commission soit très désireuse d'achever ses travaux et de soumettre son rapport final et ses recommandations à temps, nous sommes conscients du fait que la poursuite de nos auditions publiques pourrait mettre la vie de toutes les personnes concernées en danger d’être infectées par le Covid-19", déclare alors le président de la Commission, Lamin Sise. Aucune date n'a été fixée depuis pour la reprise des auditions publiques. Au 5 septembre, 3 150 cas de Covid-19 ont été enregistrés en Gambie, et 99 décès. L’effet de la pandémie mondiale sur le processus national de justice transitionnelle se prolonge.
Activités en dehors des audiences publiques
Bien que la TRRC ait déjà perdu plus d'un mois d'audiences publiques, son secrétaire exécutif, Baba Galleh Jallow, insiste sur le fait que la Commission a continué à travailler, notamment en recueillant les déclarations des témoins et en rédigeant son rapport final. Seules les audiences publiques ont été suspendues, rappelle-t-il.
Le 31 août, la Commission a approuvé la politique devant guider l'octroi de réparations aux victimes. Cette politique a été validée avec la participation des victimes et des organisations de la société civile. Mais elle évite la question complexe du montant à payer pour chaque victimisation, ainsi que de ce qu'il adviendrait des auteurs de crimes devenus des victimes eux-mêmes : devraient-ils ou non recevoir des réparations ? "La Commission n'a pas de montant fixe à distribuer. Cette politique n'est qu'un cadre pouvant guider leur travail. Donc, en ce qui concerne la gestion du processus de réparation, je pense qu'ils ont fait un premier pas en élaborant cette politique", analyse Sait Matty Jaw, chercheur et universitaire gambien qui enseigne à l'Université de Gambie.
La TRRC a simultanément commencé à accorder des réparations provisoires, sous forme de frais de scolarité aux enfants des victimes et de traitement médical aux victimes directes. Grâce au soutien du Programme des Nations unies pour le développement, la Commission a également commencé à préparer une liste de victimes qui doivent recevoir dans les prochains jours une aide alimentaire dans le cadre d’un programme lié à la pandémie.
Mais le temps perdu préoccupe Sheriff Kijera, président du Centre des victimes, une organisation de la société civile qui défend les droits des victimes sous Jammeh. "L’interruption a créé beaucoup d'incertitude", explique-t-il. Il suggère que la TRRC examine des alternatives à cette suspension totale. "Ils pourraient maintenir l'éloignement social et physique et imposer certaines restrictions aux personnes venant aux audiences. Nous perdons du temps et des ressources", dit-il.
Le programme à venir
Sait Jaw affirme que la suspension "n'a pas seulement affecté le processus des auditions mais aussi certaines des initiatives en cours de différentes communautés qui auraient pu contribuer au rapport final". La Commission vérité mène un certain nombre de programmes de sensibilisation des communautés afin d'encourager une large participation au processus. Cependant, avec l'interdiction des grands rassemblements, la TRRC a dû s'appuyer davantage sur les radios communautaires pour ses activités de sensibilisation, explique ainsi le directeur de la communication de la Commission, Essa Jallow.
"Nous aurons certainement besoin d'une extension au-delà du mandat de deux ans" qui a débuté en janvier 2019, déclare Baba Galleh Jallow à Justice Info. "Pour combien de temps, nous ne pouvons pas encore le déterminer."
Depuis le début des audiences publiques, le 7 janvier 2019, 219 témoins ont déposé devant la TRRC, dont 54 femmes, 40 auteurs, auteurs présumés ou personnes mises en cause, 25 Gambiens de la diaspora et quelques témoins experts. Au moment de la dernière suspension de ses audiences publiques, la Commission enquêtait sur le faux programme de traitement alternatif dont l'ancien dirigeant excentrique de la Gambie prétendait qu’il pouvait guérir du sida, de l'asthme et de l'infertilité, entre autres. Certains des principaux auteurs présumés, pour la plupart des médecins ayant aidé Jammeh dans sa propagande, doivent encore comparaître devant la Commission.
Treize thèmes ont été abordés jusqu'à présent, dont les activités des tueurs à gages de Jammeh, appelés les Junglers. Selon la Commission, les Junglers devraient être rappelés pour parler de certains meurtres. Des enquêtes sur les disparitions forcées, le cas de 44 Ghanéens et autres migrants d'Afrique de l'Ouest tués en Gambie en juillet 2005, et les incidents d'avril 2016 impliquant l'Agence nationale de renseignement (NIA) qui ont entraîné la mort en détention de Solo Sandeng, membre du parti d'opposition UDP, sont attendues. Des audiences institutionnelles sur la NIA, le système judiciaire, l'Agence nationale de lutte contre la drogue (NDLEA) font également partie du plan de travail.
Un climat politique tourmenté à l’horizon
"Pour la question des implications budgétaires [du retard], s'il est nécessaire de prolonger le travail de la TRRC en raison de l'impact du Covid-19, cela sera pris en considération", déclare le ministre gambien des Communications, Ebrima Sillah, à Justice Info. Mais l'argent n'est peut-être pas l’unique problème. Une extension du mandat de la Commission signifie que ses activités ou son rapport final interviendraient dans un climat politique très turbulent. Le 14 septembre, les législateurs débattront d'un projet de constitution. S'il est adopté, il fera l'objet d'un référendum en juin. Les élections présidentielles doivent, elles, avoir lieu en décembre 2021.
Pour le ministre Sillah, "l'Exécutif s'est fermement engagé à veiller à ce que la TRRC continue de fonctionner efficacement". Mais pour Sait Jaw, les choses pourraient mal tourner. "La Commission agit déjà dans un paysage politique fragile, caractérisé par un esprit partisan croissant", souligne l'universitaire. "Ainsi, le retard risque de placer la Commission et ses travaux dans un climat politique peu propice aux raisons qui ont fondé sa création." En d'autres termes, le programme des responsables politiques pourrait être bien différent de la mise en œuvre des recommandations de la Commission. "Je ne vois pas la Commission ou ses recommandations comme une priorité car tous les dirigeants politiques vont probablement se concentrer sur les élections", précise Jaw.
En Gambie, la Commission vérité a bénéficié d'un intérêt public soutenu depuis qu'elle a commencé ses audiences publiques en janvier 2019. Pour Kijera, cet élan n'est pas brisé. Le 4 septembre, le nouveau ministre de la Justice, Dawda Jallow, son conseiller Hussein Thomasi et le procureur général Cherno Marenah ont visité le Centre des victimes. C'était la première fois que Dawda Jallow rencontrait les victimes depuis qu'il a succédé au charismatique et influent Aboubacar Tambadou, qui avait été un fervent défenseur de la TRRC. "[Dauda Jallow] est venu nous assurer qu'il y aura une continuité avec son prédécesseur et qu'il travaillera en étroite collaboration avec les victimes", confie Kijera à Justice Info.