« Le régime Assad a commis des crimes horribles à maintes reprises. Les preuves sont accablantes. Nous devons en tirer les conséquences », a déclaré le ministre des Affaires étrangères néerlandais Stef Blok. Vendredi 18 septembre, il a annoncé que La Haye avait notifié à la Syrie qu'elle la tenait pour responsable en vertu du droit international d’actes de torture, tels que définis par la Convention des Nations unies de 1984. Une telle note diplomatique est la première étape vers le dépôt d'une plainte officielle contre la Syrie auprès de la Cour internationale de justice (CIJ), la plus haute cour des Nations unies, qui siège dans le grand Palais de la Paix de style néo-renaissance situé à La Haye.
Il s'agit d'une initiative audacieuse de la part des Pays-Bas qui - bien qu'ils accueillent des tribunaux tels que la CIJ, la Cour pénale internationale (CPI), ce qui confère à La Haye sa réputation de capitale mondiale du droit international - ont toujours été davantage un opérateur d'arrière-plan, s'appuyant sur des forums et des initiatives multilatérales pour faire pression en faveur du respect de l'État de droit, tel qu'énoncé dans la Constitution néerlandaise. Cela soulève la question de savoir comment les Pays-Bas semblent se transformer ainsi en État activiste, en suivant une voie récemment ouverte par la Gambie lorsqu'elle a attaqué le Myanmar devant la CIJ en vertu de la Convention sur le génocide à propos de la répression de la minorité musulmane rohingya.
Route bloquée à l'Onu
Lorsque les Pays-Bas ont voulu, il y a cinq ans, obtenir un siège au Conseil de sécurité des Nations unies, la justice était un élément central de cette campagne de plusieurs millions d'euros (partiellement) réussie. Sept ans après le début du conflit en Syrie, lors de son premier discours en tant que président du Conseil de sécurité en 2018, le ministre Blok a montré un portrait de Noor, une jeune Syrienne de sept ans vivant dans un camp de réfugiés jordanien, et a exhorté le Conseil à faire en sorte que les auteurs de crimes internationaux soient tenus pour responsables de leurs actes. La photo de Noor est toujours dans son bureau, a déclaré vendredi dernier le ministre à la télévision néerlandaise. « Elle me confronte quotidiennement à une guerre qui risque d'être oubliée », a-t-il expliqué.
Devenu membre non-permanent du Conseil de sécurité de l'Onu, les Pays-Bas ont participé à la tentative diplomatique de renvoyer la Syrie devant la CPI, efforts qui se sont heurtés au veto de la Russie. Cette voie étant bloquée, les Pays-Bas ont fait pression pour que l'Assemblée générale des Nations unies soutienne une initiative du Lichtenstein/Qatar visant à créer ce qui était alors appelé une "bewijzenbank" (collecte de preuves, en néerlandais). Lors d'une réunion d'experts tenue à La Haye en mars 2017, le ministre des Affaires étrangères de l'époque, Bert Koenders, s'est adressé aux différents groupes d'activistes réunis pour recueillir des "gigaoctets de preuves" et les fragments d'atrocités circulant sur YouTube. "Obtenir la justice peut prendre plus de temps que nous ne le souhaiterions, mais nous devons être patients. La patience, cependant, ne doit pas être confondue avec l'inaction", a souligné Koenders. Le résultat a été le Mécanisme international, impartial et indépendant pour la Syrie, ou MIII, désormais basé à Genève. Les Pays-Bas sont le plus grand donateur du MIII.
Une procédure pour utiliser les données du MIII
"Nous avons, grâce au MIII, des témoignages et des enregistrements de personnes torturées. Nous avons les preuves et nous avons commencé à chercher une procédure légale" où ces preuves pourraient être utilisées, a déclaré Blok. Les Pays-Bas seront assistés par Guernica 37, une organisation qui dit avoir déjà compilé un ensemble de preuves démontrant la torture systématique en Syrie, en violation de la Convention des Nations unies contre la torture. "Il est très, très important que la société civile syrienne et les organisations de victimes soient correctement représentées dans ce processus", a déclaré Toby Cadman, de Guernica 37, à Justice Info.
Dans un autre contexte, où ils ont un intérêt plus direct et clair, les Néerlandais ont montré leur capacité de poursuivre leur quête de justice. Depuis le crash du MH17 de Malaysia Airlines en 2014, abattu au-dessus de l'Ukraine par un missile tiré depuis un territoire occupé par des rebelles pro-russes, les Néerlandais continuent d’agir pour que les victimes bénéficient d’un procès. Le vol était en route d'Amsterdam vers Kuala Lumpur et l'accident a tué tous les passagers, dont la grande majorité étaient des ressortissants néerlandais.
L'année dernière, les Pays-Bas ont fait savoir qu'ils tenaient la Russie pour responsable, en vertu du droit international, pour leur implication présumée dans le crash du MH17. Un tribunal juge actuellement, par contumace, des personnes visées à l’issue d’une enquête internationale menée par une équipe dirigée par les Pays-Bas. Et cette année, Blok a annoncé qu'il allait poursuivre Moscou devant la Cour européenne des droits de l'homme, à propos du crash.
En ce sens, la décision de traduire la Syrie devant la CIJ « s'inscrit dans une série de mesures audacieuses », a déclaré à Justice Info Benjamin Duerr, un expert en droit international et en relations internationales qui a travaillé pour le ministère néerlandais de la Justice.
Une initiative "non-néerlandaise" ?
La recherche du consensus est une qualité appréciée dans les pays où il existe des gouvernements de coalition. Une telle initiative indépendante visant à demander des comptes à la Syrie pourrait à première vue être considérée comme "non néerlandaise". Mais le ministre des Affaires étrangères Blok, bien qu'il soit généralement décrit par la presse néerlandaise comme ennuyeux et peu charismatique, correspond aussi aux stéréotypes nationaux, de par sa brusquerie - comme l'a dit une source bien informée, "il n'est pas un diplomate dans l'âme", et il ne craint pas les ennuis potentiels venus d'autres pays.
À la télévision néerlandaise, Blok a admis avoir une expérience limitée du droit international mais avoir "toute une équipe de personnes qui envisagent des voies juridiques différentes". "La seule chose que l'on me demande, c'est si je suis prêt à aller aussi loin", a-t-il déclaré. "La question est de savoir si l’on veut mettre les Pays-Bas sous les projecteurs parce que la Syrie sera en colère - cela ne nous dérange pas tant que ça - mais aussi la Russie – ce qui est plus compliqué – mais mon rôle est de prendre mes responsabilités", a-t-il ajouté.
Des sources indiquent à Justice Info que ce zèle particulier mis à poursuivre le président syrien Bachar al-Assad pourrait avoir été insufflé par des membres du corps diplomatique néerlandais qui se sont impliqués dans la poursuite des crimes syriens et par une réelle insatisfaction que rien ne se passe encore avec le MIII, dans lequel les Pays-Bas ont tant investi. Il s'agit d'une question de morale et d'individus, selon nos sources, avec un objectif qui correspond par ailleurs à la politique étrangère néerlandaise.
Pas de futur pour Assad
Au milieu des débats au sein de l'Union européenne sur les relations futures avec le régime Assad, les Néerlandais viennent de poser un jalon clair. Les Pays-Bas et d'autres pays nordiques souhaitent la fin du régime, tandis que d'autres pays d'Europe centrale et orientale s'orientent vers une normalisation. La Grèce et Chypre ont déjà rétabli des relations diplomatiques avec Damas et la Hongrie, la Pologne et l'Autriche envisagent de faire de même. "La décision de la CIJ est un signe clair que les Pays-Bas ne voient pas de futur pour Assad", estime Duerr. "C'est aussi un signal pour les autres pays européens".
Blok lui-même n'a pas mâché ses mots pour souligner que son but était de mettre Assad au banc des accusés. "C'est un signal pour Assad que des pays comme les Pays-Bas feront tout ce qu'ils peuvent pour vous mettre derrière les barreaux", a déclaré le ministre.
Une étincelle d'espoir pour les victimes
Selon Blok, cette initiative doit également être considérée comme une façon de donner une étincelle d'espoir aux victimes. "Les procédures seront longues, mais nous ne devons pas désespérer, un jour ou l'autre, nous parviendrons à faire en sorte que les responsables répondent de leurs actes", a-t-il déclaré, rappelant que l'ancien homme fort yougoslave Slobodan Milosevic a également fini derrière les barreaux du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie à La Haye.
Il faut des années avant qu'une affaire ne soit entendue par la CIJ sur le fond. Pour l’heure, les Pays-Bas ont entamé le processus en informant la Syrie de leurs intentions et si, au bout de six mois, cela ne produit aucun résultat, une plainte sera déposée au Palais de la Paix. La dernière fois que les Pays-Bas sont apparus en tant qu’État principalement impliqué dans une affaire portée devant la CIJ remonte aux années 1960.