Laurent Semanza avait dirigé la commune Bicumbi, à l’est de Kigali, pendant plus de vingt ans avant d’être relevé de cette fonction en 1993. S’il n’était plus à la tête de la commune lorsque se déclenche le génocide des Tutsis, en avril 1994, il restait une personnalité influente dans la région, comme l’ont affirmé des témoins à son procès. Le 20 mai 2005, la chambre d’appel du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) l’a condamné à 35 ans de prison après l’avoir reconnu coupable de génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre commis en 1994 sur le territoire de la commune Bicumbi.
Le 26 juillet 2018, depuis sa prison au Mali, Semanza adresse une requête au président du Mécanisme de l’Onu pour les tribunaux pénaux internationaux (MTPI) lui demandant de commencer à se pencher sur l’éventualité de sa libération anticipée. Semanza prévient qu’il aura purgé les deux-tiers de sa peine le 26 mars 2019. Il invoque la pratique générale devant les tribunaux de l’Onu, selon laquelle un condamné est éligible à la libération anticipée au bout des deux-tiers de sa peine. Le 1er août 2018, le président du MTPI à l’époque, le juge américain Theodor Meron, alors en froid avec Kigali qui lui reproche d’acquitter des personnes condamnées en première instance et d’octroyer des libérations anticipées sans conditions, invite le gouvernement rwandais à lui soumettre son avis.
Ouverture à l’avis de Kigali
Dans ses écritures, Kigali soutient que la gravité des crimes dont l’ancien maire a été reconnu coupable et son manque de repentir plaident en faveur du rejet de sa requête. Suit alors une longue période d’attente au cours de laquelle le condamné est transféré au Bénin, tandis que le juge Meron est remplacé à la tête du MTPI par son collègue maltais Carmel Agius. Dès son entrée en fonction, le nouveau président du MTPI se rend en visite au Rwanda, précise que désormais le mécanisme sous sa présidence va privilégier l’approche de la concertation avec le gouvernement rwandais, et annonce qu’il va revoir la « Directive pratique relative à l’appréciation des demandes de grâce, de commutation de peine ou de libération anticipée ». Le texte révisé est publié en mai 2020. Il prévoit que le président du Mécanisme « peut décider de demander ou d’accepter l’avis de tiers » et que « l’octroi d’une libération anticipée peut être soumis à conditions ». Cela avait été réclamé par le Rwanda, par certains pays membres du Conseil de sécurité ainsi que par le procureur du Mécanisme Serge Brammertz. Ce dernier soutient que certains libérés « glorifient » le génocide tandis que Kigali les accuse de prêcher le « négationnisme ».
C’est donc la directive révisée qui a guidé le juge Agius dans sa décision du 17 septembre où il indique clairement avoir « pris note » de l’opposition du gouvernement rwandais. « Je ne trouve pas approprié d’exercer mon pouvoir discrétionnaire pour accorder la libération anticipée à Laurent Semanza à ce stade. La gravité des crimes milite contre sa libération anticipée. De plus, Semanza n’a pas démontré qu’il est suffisamment réhabilité. Enfin, il n’y a pas de preuve de l’existence de raisons humanitaires » pouvant la justifier, conclut le juge.
« C’est une décision judicieuse et nous la saluons », a laconiquement réagi le ministre rwandais de la Justice, Johnston Busingye. Pour Jean-Pierre Dusingizemungu, président d’Ibuka, le collectif des associations de survivants du génocide, cette décision marque un tournant. « Nous avons actuellement de bonnes relations avec le président Carmel Argius, un homme intègre, épris de justice et très disposé à corriger les erreurs du passé. Cela explique parfaitement la position du Mécanisme par rapport au cas du terrible Semanza. Ce refus du Mécanisme résiduel est un autre signe important que le changement de son leadership va dans le droit chemin. Il s'ajoute à l'arrestation de Félicien Kabuga et à la détermination de poursuivre d'autres fugitifs encore en cavale. L'espoir que nous aurons bientôt d'autres heureuses surprises est bien nourri ».
Inégalité de traitement ?
Barbora Hola est codirectrice du Centre pour la justice pénale internationale et coprésidente du groupe sur les crimes d’atrocités et la justice transitionnelle de la Société européenne de criminologie. Pour elle, si le changement apporté par le juge Agius peut être compréhensible, il laisse un sentiment d’inégalité de traitement par rapport aux précédentes décisions. « Contrairement aux précédentes libérations anticipées, il apparaît que le président commence à considérer certains critères, comme le degré de réhabilitation, plus rigoureusement et plus strictement. D’un côté, je pense que c’est une bonne évolution que plus d’attention et d’énergie soit accordée à cela. D’un autre côté, cela semble un peu injuste étant donné que beaucoup (de condamnés) avant Semanza ont été libérés anticipativement alors qu’ils ne remplissaient pas ces conditions ».
Pour Peter Robinson, l’avocat de Semanza, c’est la consternation. « Je suis très déçu par la décision. Si quelqu’un devait être libéré aux deux-tiers de sa peine, c’est bien Semanza. Il était une personnalité de rang inférieur, s’est comporté de façon excellente durant ses vingt-quatre années de prison, a gardé un profil bas et n’a aucune intention de retourner au Rwanda », a réagi Me Robinson. L’Américain se dit par ailleurs « frustré » que le MTPI ait mis plus de deux ans pour statuer. « La décision est rendue dix-huit mois après que Semanza a accompli les deux-tiers de sa peine », a souligné Me Robinson.
Même tournant pour les condamnés d’ex-Yougoslavie
Il refuse cependant de voir dans cette décision une différence de traitement entre les condamnés du TPIR et ceux du Tribunal pour l’ex-Yougoslavie. « Puisque le juge Agius a récemment rendu des décisions similaires dans des affaires de l’ex-Yougoslavie, je ne crois pas que cette décision soit basée sur une quelconque discrimination contre les condamnés du TPIR. Au contraire, je situe sa décision dans le contexte de sa fervente défense des jugements du TPIY et du TPIR qui ne laisse aucune place pour quelqu’un d’affirmer avoir été injustement condamné, qui étiquette tout désaccord avec ces jugements comme une négation du génocide et considère tout soutien aux personnes condamnées comme une glorification des criminels de guerre. Si Semanza avait plaidé coupable, je pense que sa requête aurait été reçue favorablement. Mais il ne peut pas faire cela parce qu’il sait qu’il n’était pas sur les lieux des faits pour lesquels il a été condamné. » Pour l’avocat, il ne reste plus qu’à attendre que soit nommé au MTPI un juge ayant « une appréciation plus humanitaire » des demandes de libération anticipée.
Demandes de Bagosora et Ngeze en attente
D’autres demandes de libération anticipée de condamnés du TPIR ayant accompli les deux-tiers de leur peine sont cependant sur la table du juge Agius, dont celles du colonel Théoneste Bagosora et du journaliste Hassan Ngeze. Le gouvernement rwandais a déjà demandé le rejet de ces requêtes. Au terme d'une bataille juridique de plusieurs années, Bagosora a finalement été condamné à 35 ans de prison, échappant ainsi à la perpétuité qui lui avait été infligée en première instance. Certes, les juges d’appel ont confirmé sa condamnation pour génocide, crimes contre l'humanité et crimes de guerre, mais ils n’ont, au final, retenu qu’une responsabilité par omission : n'avoir pas prévenu les crimes commis par des militaires et n'avoir pas puni les auteurs. Il attend la décision du juge Carmel Agius.
Ngeze, l’ex-propriétaire-directeur-rédacteur en chef du journal Kangura cherche à appuyer sa requête par des expressions de repentir adressées au Mécanisme et au monde entier. C’est ainsi qu’en janvier, il écrivait s’être « désolidarisé » de toute « idéologie à caractère ethnique ». Dans cette lettre, Ngeze, condamné à 32 ans de prison, déclare « devant le Mécanisme et devant l’Humanité » que d’anciens « dignitaires hutus qui ont été arrêtés et jugés par le TPIR ou qui n’ont jamais été inquiétés à ce jour » sont animés de « l’ethnisme qui a conduit à la destruction du pays et au génocide » des Tutsis de 1994. « Il regrette d’avoir mis trop de temps pour découvrir tout cela et de ne pas avoir été en mesure de se détacher plus tôt des mains de ces politiciens qui ont manipulé tout le monde avant, pendant et après le génocide perpétré contre les Rwandais de l’ethnie tutsie ».
Le juge Agius dira si ce repentir est sincère.