Jusqu'en mai de cette année et jusqu’à l'arrestation en France du célèbre fugitif rwandais Félicien Kabuga, 85 ans, le Mécanisme international résiduel pour les tribunaux pénaux (le « Mécanisme ») était l'un des nombreux vestiges poussiéreux - élégamment appelés « résiduels » - des jours grisants où la coopération multilatérale a permis la mise en place de mécanismes de redevabilité soutenus par la communauté internationale. Ces « résidus » doivent s’occuper, par exemple, des procès à rejuger, des prisonniers demandant une libération anticipée et des témoins ayant encore besoin de protection.
Même ceux qui ont continué à y représenter leurs clients, comme l'avocat Peter Robinson, considérait ce Mécanisme comme "une institution très moribonde". Tous les six mois, son président faisait rapport au Conseil de sécurité de l'Onu sur - essentiellement - les progrès réalisés par son tribunal vers l'objectif ultime de se fermer, selon la promesse du Conseil de sécurité, en 2010, de ne créer qu’ « une petite structure temporaire et efficace, dont les fonctions et la taille diminueront au fil du temps ». Cette temporalité s'est étendue - jusqu'à présent, avant et depuis la fermeture des Tribunaux pénaux internationaux pour l'ex-Yougoslavie (TPIY) en 2017 et pour le Rwanda (TPIR) en 2015 – à 11 années de travail.
Mais la lumière fut ! Avec la fin de la traque de celui qui fut l'homme le plus riche du Rwanda en son temps, de longue date inculpé par le TPIR pour son rôle dans le génocide de 1994, le Mécanisme a pris soudain un nouvel éclat, à la perspective de pouvoir exister pendant de nombreuses années encore. La confirmation hier en France, par la Cour de cassation, que le vieil homme doit être jugé par la section d’Arusha dudit mécanisme onusien, confirme dans le même temps la bonne nouvelle pour les fonctionnaires travaillant au sein du bureau du procureur, dont l’effectif va croître, nous indique-t-on, d’environ 10 %.
Un bâtiment flambant neuf à Arusha
A la fermeture du TPIR, huit accusés rwandais étaient encore en fuite. Parmi eux, cinq dossiers ont été transmis aux tribunaux nationaux rwandais. Mais le Mécanisme en a retenu trois. La mort d'Augustin Bizimana a été établie grâce à l'utilisation de nouvelles techniques d’identification sur son cadavre. Un autre, Protais Mpiranya, a vu le procureur se plaindre du manque de coopération du Zimbabwe et du commerce de faux passeports que divers gouvernements africains, qu’il n’a pas voulu nommer, devraient sanctionner.
Avec le troisième, l'ancien homme d'affaires Kabuga, le Mécanisme a tiré le gros lot. La nouvelle salle d'audience à Arusha – qui a coûté plus de 8,7 millions de dollars - lui est dorénavant destinée, malgré son état de santé fragile. Mais les craintes liées à sa santé et à la pandémie de Covid19 - qui pourraient reporter son transfert - ne constitueront probablement qu’un de plus parmi les autres délais attendus dans ce processus.
Réexamen d'une affaire classée
Pour commencer, il y aura une réévaluation des éléments dont l'accusation a besoin pour prouver les charges retenues contre lui. "Tout d'abord, l'accusation doit réexaminer son dossier d’accusation", prévient l’avocat américain Robinson. Les sept chefs d'accusation de génocide et de crimes contre l'humanité contre Kabuga remontent à 2003, ont été modifiés en 2011, et allèguent du rôle central de Kabuga dans le génocide. Par ses relations avec la milice Interahamwe, le parti au pouvoir et les médias, il a "utilisé son pouvoir, son influence et sa position d'autorité pour s'assurer que les crimes dont il est accusé ont été commis".
Le bureau du procureur devra revoir l’acte d’accusation de façon "sélective et stratégique" – commente la juriste Yasmine Chubin, qui a travaillé au bureau du procureur du TPIR. "Compte tenu de l'âge de Kabuga et du temps qui s'est écoulé depuis les événements de 1994, quelle sera l’étendue des charges qu'ils choisiront de lui faire porter ? Les procureurs du Mécanisme décideront-ils de se concentrer uniquement sur les chefs d'accusation qu'ils peuvent prouver assez rapidement, ou tenteront-ils d’établir toute l'étendue de sa criminalité, au risque d'un procès de plusieurs années ?"
Kabuga était l'un des fondateurs de la célèbre radio RTLM. Les conclusions du jugement du procès des Médias "pourraient simplifier certains aspects du dossier d'accusation", déclare Chubin, bien qu'elle prévienne que le processus "se heurterait aux objections de la défense et serait litigieux", ce qui "en soi prendrait du temps". Il ne peut s'agir que de "types de faits très spécifiques" que le procureur serait en mesure de réutiliser. De son côté Nicola Palmer, maître de conférences en droit pénal au King's College, souligne que de nombreux procès du TPIR "ont porté sur des personnes avec lesquelles il est censé avoir travaillé en étroite collaboration". Mais le défi sera, dit-elle, "d'essayer de réfléchir à la cohérence entre ces affaires".
Le rôle présumé de Kabuga dans le génocide est étroitement lié à la manière dont il aurait été préparé. Par exemple, l'importation de machettes. Ce "volet des armes" devient "incroyablement important", dit Palmer, quand on considère "la question plus large de la façon dont les armes entraient au Rwanda... dès le début de la guerre civile".
Le financement du génocide - quelles sont les preuves ?
En ce qui concerne l’accusation vague de financement du génocide, des preuves seront nécessaires, qui n'ont jamais été examinées en profondeur au TPIR. Palmer fait référence à des documents sur "les réseaux financiers auxquels il aurait pu avoir accès". "Quels sont les réseaux en dehors du Rwanda qui ont contribué à financer le génocide ?" demande-t-elle. Des analystes financiers "rendraient la tâche beaucoup plus facile", dit Chubin. C'est "une partie vraiment manquante des comptes rendus de ce qui s'est passé en 1994", dit Palmer, et cela a aussi des implications sur la façon dont "il a pu échapper à la justice pendant toutes ces années". En juin, le procureur du Mécanisme Serge Brammertz a déclaré aux journalistes que les économies inattendues dues à Covid19 lui ont permis, sans demander de fonds supplémentaires, d'engager huit ou neuf nouveaux agents temporaires, "avec un tel profil".
Là encore, les enquêtes de l'avocat de la défense peuvent conduire à des délais, prévient Robinson : "Les autorités rwandaises ne coopèrent pas toujours de manière très solide avec la défense", dit-il. "Les avocats de la défense devront repartir de zéro et ils dépendront de la divulgation de la preuve que leur accordera l’accusation". Et avec une personne exceptionnellement âgée - exceptionnellement vulnérable en cette période de Covid19 – cela signifie que "si jamais ils font démarrer le procès, à cause de sa santé, ils ne pourront pas siéger des semaines entières", poursuit-il.
Un énorme intérêt au Rwanda
Alphonse Muleefu enseigne le droit à l'université du Rwanda. Selon lui, le profil de Kabuga en tant que "grand homme" combiné à sa cavale a fait que "son nom continue à être vivant au Rwanda". On s'intéresse énormément à "son argent et à ses relations dans le monde entier", à qui l'a protégé "comment il a réussi à obtenir ces passeports, comment il a réussi à voyager d'un pays à l'autre, comment il a réussi à vivre en France pendant si longtemps", sans que l'on s'en aperçoive, alors que sa photo circulait aussi largement.
Grâce aux procès nationaux et aux processus de gacacas, "la plupart des Rwandais ont maintenant participé à une forme ou une autre d’exercice légal de redevabilité pour ces crimes", dit Palmer, "le plus souvent en tant que témoins et parfois explicitement en tant qu'auteurs et en tant que victimes", témoignant principalement sous gacaca. L'enquête sur Kabuga ne disposera pas seulement du matériel du TPIR, mais aussi "d'une intersection avec tous ces apports, avec toute cette enquête préalable", dit-elle.
Chubin travaille de façon régulière avec les acteurs du secteur de la justice rwandaise. Ceux-ci, dit-elle, ainsi que les groupes de victimes, se sont véritablement réjouis de cette arrestation. "C'est une grande réussite", convient Muleefu. D'autres personnes au Rwanda, dit Chubin, ont exprimé le regret qu'il ne soit pas jugé dans leur système national. "Nous nous occupons de ces affaires depuis 2012", c'est aussi le sentiment qu'elle a entendu s’exprimer, alors qu’un nombre croissant de juridictions nationales - dont la France ne fait pas partie – se mettent à approuver des demandes extraditions vers le Rwanda.
Pour Muleefu, ce procès doit être considéré comme "d’intérêt général », et les Rwandais mériteraient la "priorité" en tant que "personnes directement concernées". Nous voulons "pouvoir suivre le procès, avoir le sentiment que justice est rendue". Il s'agit de comprendre simplement comment la justice doit fonctionner et de voir que justice est rendue". Il n'y a certes aucun doute, dit Muleefu, que Kabuga relève principalement du Mécanisme parce qu'il a été arrêté sur la base du mandat d'arrêt du TPIR dont le Mécanisme est la continuation. "Il a donc la primauté", conclut-il. "Mais la question est : est-ce la bonne chose à faire ?"