Vendredi 18 septembre. Tunis, sur la place de la Kasbah, siège du gouvernement tunisien, là où toutes les mobilisations sociales et politiques continuent à s’exprimer depuis la révolution de 2011, l’association Awfiya (Fidèles) tient un sit-in de protestation. Coincés entre l’entrée de l’hôpital Aziza Othmana et la chaussée séparant cet îlot de colère de l’enceinte grillagée du gouvernement, une cinquantaine de personnes sont rassemblées depuis 9h du matin. Dirigée par l’avocate Lamia Farhani, sœur du « martyr » Anis Farhani, tombé à 20 ans sous les balles d’un agent de l’ordre le 13 janvier 2011, Awfiya défend les droits des « héros de la révolution » et de leurs familles.
A hauteur d’un haut-parleur fatigué, éraillé, qui porte mal la voix de l’avocate, la présidente d’Awfiya rappelle le deuil inachevé, les attentes et les frustrations des manifestants qui l’entourent. Des hommes et des femmes âgés, venant pour leur plupart des régions, portent les portraits de leurs disparus. Les slogans qu’ils clament et les pancartes qu’ils tiennent appellent à la publication de la liste définitive des blessés et des « martyrs » de la révolution qui, dix ans après les évènements de l’hiver 2011, se voit toujours ballotée entre plusieurs instances et commissions. Si la Tunisie, depuis une décennie, a vécu au rythme des cris et protestations des victimes de la dictature, l’inquiétude ce matin-là est à fleur de peau.
Dossier oublié du nouveau gouvernement
Jusqu'à début juillet, d’importantes avancées avaient été réalisées par le précédent gouvernement d’Elyes Fakhfakh : publication au Journal officiel du rapport de l’Instance vérité et dignité (IVD) le 24 juin, mise en place d'une commission pour concevoir le plan du gouvernement concrétisant les recommandations du rapport de l'IVD, création le 7 juillet d'une commission de gestion du Fonds de la dignité pour réparer et réhabiliter les victimes et début de concertation autour d’une liste finale des blessés et des « martyrs ».
Depuis l’installation, le 1er septembre, du gouvernement Samir Mechichi en remplacement de celui dirigé par Fakhfakh, démissionnaire à la suite d’une affaire de conflit d’intérêt, aucun acte n’a été posé pour gérer le dossier de la justice transitionnelle, ni pour administrer celui des victimes de la révolution. Dans son discours d’investiture au Parlement, le 31 août, le nouveau chef de l’exécutif, un technocrate, n’a pas mentionné la justice transitionnelle. La magistrate Thouraya Jeribi, nouvelle ministre chargée des Relations avec les instances constitutionnelles et la société civile, aurait pu hériter du mandat de la justice transitionnelle dans ce ministère où elle remplace Ayachi Hammami, personnalité très favorable à ce dossier. Cela n’a pas été le cas. De leur côté, les deux commissions – créées par le précédent gouvernement l’une pour concrétiser les recommandations de l’IVD et l’autre pour activer le fonds pour les victimes – marquent un coup d’arrêt, faute de responsables compétents.
Les victimes se sentent de nouveau abandonnées à leur sort. Et depuis deux semaines, diverses associations de rescapés des violations graves des droits humains protestent à la Kasbah. « Pas de réconciliation sans jugements », répètent-ils à longueur de sit-in.
Nouveau populisme anti-justice transitionnelle
Samedi 19 septembre. Dans le large périmètre situé sur l’esplanade de la mairie de Tunis faisant face au palais du gouvernement, au moins 400 personnes sont venues écouter Abir Moussi, présidente du Parti destourien libre (PDL), une formation politique rassemblant une partie du personnel politique de l’ex-président Ben Ali et ses sympathisants, fondée en 2013 par son ancien Premier ministre, Hamed Karoui. Moussi est avocate, elle a la quarantaine comme Lamia Farhani. Mais tout sépare les deux femmes en robe noire. Passionaria du système de Ben Ali, populiste et négationniste de la révolution selon ses détracteurs, Moussi a été élue à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) en automne 2019. Depuis, sa popularité – due à ses talents d’oratrice, à sa stratégie de récupération des déçus des partis et à sa haine déclarée des islamistes – ne cesse de gagner du terrain, des voix et des places dans les sondages. Avant cela, Moussi s’était déjà démarquée par ses critiques sans merci de l’IVD, de ses travaux, de sa présidente et de l’idée même de la réparation des victimes.
Quadrillée par un service d’ordre à rendre jaloux les plus réputés des chefs de partis historiques, Moussi s’adresse à un public acquis : des couples de plus de quarante ans, à l’allure bourgeoise et moderne, protégés par des masques, des drapeaux tunisiens, de nombreuses femmes en jeans et lunettes de soleil. Le service d’ordre est aux aguets : « Me Abir ne veut pas que l’on prenne ses militants en photo », nous dit-on. L’assistance semble se délecter de la succession de « révélations » que fait l’oratrice sur ce que le pouvoir en place cacherait au peuple quant au « blanchiment du terrorisme, de ses financiers et de ses idéologues ». Sur une des banderoles on peut lire : « Le Peuple veut de nouveau le règne de la police ».
Moins d’une semaine après, Moussi déposera à l’ARP, le vendredi 25 septembre, un projet d’amendement de la loi sur la justice transitionnelle et à son organisation afin, précise le communiqué du parti, de « mettre un terme à l’instrumentalisation orchestrée de ce dossier et à l’exclusion des compétences dans les différents domaines, outre la politique des deux poids, deux mesures ». Ce projet cherche, plus prosaïquement, à la limiter ou à l’abroger.
Moussi pèse de tout son poids sur le nouvel échiquier politique pour aller au bout de ce projet, qu’elle avait déjà annoncé en mars 2017. Elle n’avait alors aucun siège au Parlement. Aujourd’hui des formations politiques et des personnalités la courtisent et se mettent à parler de réconciliation – tel le parti Kalb Tounes (Cœur de Tunisie) de Nabil Karoui – ou d'amnistie au bénéfice de la famille Ben Ali, proposition le 19 septembre de l’islamiste Lotfi Zeitoun dans un post Facebook, date du premier anniversaire du décès du dictateur.
Un ex-conseiller de Ben Ali à la Kasbah
Mais ce projet s’inscrit aussi dans une actualité brulante. Une pomme de discorde oppose les deux têtes de l’exécutif - le président de la République Kaïs Saïed et Mechichi. Le nouveau chef de gouvernement a voulu nommer, le 20 septembre, deux conseillers économiques qui comptaient parmi les anciens et proches collaborateurs de Ben Ali, Taoufik Baccar et Mongi Safra. Baccar a été ministre des Finances dans les années 1990, avant de diriger la Banque centrale jusqu’à la révolution. Safra a longtemps occupé le poste de conseiller économique du président déchu. Il est considéré comme l’architecte des montages financiers au bénéfice du clan Ben Ali. Une affaire l’implique en particulier, qui a été révélée par la Commission nationale d'investigation sur les faits de corruption et de malversation mise en place en 2011. Entre 2008 et 2009, pour satisfaire le désir de Ben Ali de s’offrir un nouvel avion, son conseiller économique aurait organisé une vente d’actions détenues par la compagnie aérienne Tunis Air à destination des proches du président. La transaction accablera la compagnie de lourdes dépenses d’entretien après sa fuite, comme l’a montré une enquête du site d’information Inkyfada. Malgré cela, Safra a vu ce dossier amnistié par la loi sur la réconciliation adoptée par le Parlement en septembre 2017.
Cela n’empêche pas, précise Khayem Chamli de l’ONG Avocats sans frontières, que « Mr Safra est sur la liste des accusés de l'affaire n° 31 de la chambre spécialisée de Tunis, où il a comparu à deux reprises. Nous disposons des rapports d'observation de l’affaire. Il est poursuivi pour détournement de fonds publics. Il faut rappeler que même s’il est un des bénéficiaires de la loi de réconciliation, les procès de justice transitionnelle échappent, selon l’article 148 de la Constitution, à toute forme d'amnistie préalable. » Selon le planning des audiences, Safra sera rappelé à la barre de la chambre de Tunis à la mi-décembre. Le nom de Baccar est également cité dans l'acte d'accusation transmis par l’IVD à la chambre spécialisée de Tunis dans l'affaire n°31 relative à la corruption impliquant Ben Ali, une partie de sa famille et plusieurs de ses collaborateurs.
« Mettre fin à l’exclusion des compétences de l’ancien régime »
La nomination des deux conseillers économiques a immédiatement provoqué l’ire du président de la République. Recevant Mechichi au Palais de Carthage le 23 septembre, il a exprimé haut et fort, dans une vidéo diffusée sur la page officielle de la présidence, son hostilité quant à ce choix : « Il n’est pas question que ces personnes reviennent aujourd’hui alors que leurs affaires sont toujours entre les mains de la justice », a tonné un président en colère devant un chef de gouvernement médusé. Le lendemain et par le biais d’un de ses collaborateurs, le chef du gouvernement confiera à la chaine de télévision privée Ettassia que la nomination n’a pas encore pris un format officiel.
C’est en réaction à cette prise de position du président Saïed qu’Abir Moussi a brandit son initiative législative, « afin de mettre fin à l’exclusion des compétences de l’ancien régime et au harcèlement et à la torture psychologique des personnes concernées par les poursuites judiciaires dans le cadre des chambres spécialisées », précise le communiqué du parti. La présidente du PDL sait qu’elle ne peut actuellement faire adopter son projet face aux députés islamistes d’Ennahdha, majoritaires au Parlement. Elle sait aussi que le président Saïed, connu pour être favorable à la justice transitionnelle, ne le ratifierait pas non plus en fin de parcours. Toutefois l’avocate parie sur le long terme. Tous les sondages la disant gagnante haut la main aux prochaines législatives, elle veut marquer le coup et anticiper sur l’avenir. Déjà, sur les réseaux sociaux, des milliers d’inconditionnels commentent et relaient largement son initiative en louant sa force de caractère, sa clairvoyance et sa perspicacité.