Gustavo, un petit bonhomme d’une dizaine d’années, s’approche de l’estrade improvisée pour parapher un document. Une signature symbolique, au nom de son grand-père Lúcio Bellentani, ancien militant communiste dénoncé aux autorités par son employeur, Volkswagen, avant de passer 19 mois en prison. Le Brésil vivait alors, au début des années 1970, la phase la plus répressive du régime militaire. L’heure est à présent aux réparations. Un accord extra-judiciaire vient d’être conclu, sous l’égide du ministère public, entre le constructeur automobile allemand et les victimes de la collaboration de Volkswagen avec les organes de répression de l’époque. C’est cet accord sur lequel le petit Gustavo vient d’apposer sa signature.
Son grand-père Bellentani est décédé un an avant le dénouement. En ce jour de fin septembre, la cinquantaine de personnes rassemblées au syndicat des métallurgistes de la banlieue de São Paulo, dont Gustavo, étaient aussi bien là pour célébrer cet accord que pour lui rendre hommage. Une ambiance de fête mêlée de forte émotion. « Les gens s’embrassaient comme si la pandémie n’existait plus. Certains avaient des œillets rouges à la main, d’autres pleuraient », raconte Tarcísio Tadeu Garcia, qui fut l’apprenti de Bellentani avant de lui succéder à la tête de l’Association des travailleurs de Volkswagen victimes de la persécution de la dictature, connue sous le nom d’Association Heinrich Hagge.
« Pour la première fois dans l’histoire du capitalisme, une entreprise multinationale est reconnue responsable de crimes commis 40 ans plus tôt. Tel est le mérite de cet accord victorieux », estime Tarcisio Tadeu Garcia, qui a lui aussi été poursuivi en raison de ses opinions politiques et détenu au Département de l’ordre politique et social (DOPS), le service de renseignements de la dictature. Mis à la porte par Volkswagen, il affirme avoir été fiché, et n’avoir jamais réussi à retrouver un emploi ensuite.
Un ancien nazi recruté par la filiale
Sur le plan légal, Volkswagen et l’association des victimes ont conclu un accord dit « de mise en conformité » (TAC, selon l’acronyme brésilien), sous l’égide du parquet. Trois enquêtes ont été conduites simultanément par le parquet fédéral, celui de l’État de São Paulo, et le ministère public du travail (une sorte d’inspection du travail), suite à une plainte déposée en 2015. Ce n’est que deux ans plus tard que des négociations ont été ouvertes entre l’association des victimes et leur employeur de l’époque. Dans la législation brésilienne, le TAC est un mécanisme de conciliation qui permet de faire l’économie de longues procédures judiciaires.
« Le rôle du ministère public a été important. Les procureurs ont aidé à obtenir la déposition de Volkswagen et à recueillir notre version des faits. Le responsable de la sécurité dans l’usine Volkswagen, le colonel Rudge, a également témoigné. Il a nié en bloc, mais à ce moment-là, il n’était plus possible de nier l’évidence », affirme Tarcisio Garcia. Les archives ont montré que le dispositif de sécurité et de renseignement au sein de l’usine de Volkswagen avait été implanté par un ancien nazi, Franz Stangl, recruté par la filiale brésilienne du constructeur allemand dans les années 1950.
Les « regrets » du constructeur
Volkswagen n’a jamais nié les faits, même si elle a parfois été soupçonnée de vouloir s’esquiver et de fuir ses responsabilités. Dans un rapport commandé par l’entreprise elle-même, l’historien Christopher Kopper estime que le constructeur a fait preuve de « son entière loyauté envers le gouvernement militaire et adhéré à ses objectifs économiques et de politique intérieure ». À l’issue de l’accord conclu sous l’égide du ministère public, Hiltrud Werner, membre du conseil d’administration de Volkswagen AG chargé des affaires juridiques, a exprimé dans un communiqué les « regrets » de l’entreprise envers « les violations commises dans le passé ».
« Nous sommes conscients de la responsabilité collective de tous les acteurs économiques et de la société pour respecter les droits de l’homme et les faire appliquer. Pour Volkswagen AG, il est important de traiter avec responsabilité ce chapitre négatif de l’histoire du Brésil et de promouvoir la transparence », affirme-t-il. Volkswagen doit publier prochainement une déclaration publique à ce sujet dans la presse brésilienne.
« Promotion de la justice transitionnelle au Brésil »
Au terme de trois années de négociations, l’association Heinrich Plagge a obtenu des réparations de 36,3 millions de reais (environ 5,5 millions d’euros), dont environ la moitié sera versée à l’association elle-même et une autre partie servira à l’édification d’un monument à la mémoire des victimes. « Cet accord de mise en conformité (…) est inédit dans l’histoire brésilienne et revêt une énorme importance pour la promotion de la justice transitionnelle au Brésil et dans le monde », observent les procureurs du ministère public. L’association des victimes abonde dans le même sens, même si elle observe que cet accord « intervient tard ».
Car les négociations ont parfois été âpres. Elles ont achoppé à plusieurs reprises et se sont retrouvées dans l’impasse au moins deux fois. Le syndicat des métallurgistes s’est alors mobilisé pour mettre la pression sur Volkswagen. « On a menacé d’organiser des manifestations lors du lancement de nouvelles voitures, ou de rentrer dans l’usine avec des cercueils en signe de deuil », se rappelle Tadeu Garcia.
C’est également la présence du syndicat des métallurgistes au sein des instances internationales de l’entreprise, et notamment au comité mondial des travailleurs de Volkswagen en Allemagne, qui a pesé dans la balance. « C’est ce qui a conduit l’entreprise à revoir ses positions initiales », affirme Wagner Santana, actuel président du syndicat.
Une cinquantaine d’entreprises concernées
Mais l’histoire ne s’arrête pas là, loin s’en faut. Dans le cadre de cet accord de réparations, l’Université fédérale de l’État de São Paulo (Unifesp) recevra ainsi 4,5 millions de reais (environ 700.000 euros) pour aider à identifier les victimes enterrées dans des fosses communes, et pour appuyer des recherches permettant d’éclaircir le rôle d’autres entreprises dans de pareilles violations des droits de l’homme au cours de cette période.
« Ces réparations sont nécessaires pour que (…) d’autres camarades dans d’autres entreprises puissent achever la même conquête. Cet accord a valeur de référence. Il ne s’agit pas seulement de « Volks », car le coup d’État de 1964 a été réalisé avec le consentement du patronat », affirme Wagner Santana, président du syndicat des métallurgistes de la banlieue de São Paulo.
Selon la Commission nationale de la vérité (CNV), qui a enquêté sur les crimes de la dictature au Brésil, une cinquantaine d’entreprises ont ainsi collaboré avec le régime militaire, au rang desquelles se trouvent Johnson & Johnson, Esso, Pirelli, Texaco, Pfizer et British American Tobacco, selon le rapport final publié en 2014.
Autonomie du parquet, au Brésil de Bolsonaro
Paradoxalement, cette victoire des ouvriers de Volkswagen intervient sous la présidence d’extrême droite de Jair Bolsonaro, qui a lui-même nié l’existence de la dictature et défendu l’usage de la torture.
« Le Brésil est très divisé aujourd’hui. Il y a encore beaucoup de gens qui appuient la philosophie qui vient d’en haut [celle de Bolsonaro] et qui nient l’existence de la dictature pendant le régime militaire. Aujourd’hui, les droits de l’homme sont plutôt cotés à la baisse. Il est très difficile de défendre les droits de l’homme et les droits sociaux aujourd’hui au Brésil », affirme Raimundo Simão, avocat de l’association des victimes.
« Nous traversons une période de ténèbres », affirme Tadeu Garcia. Toutefois, l’indépendance du ministère public à l’égard du pouvoir exécutif (et même du pouvoir judiciaire), garantie par la Constitution, a permis d’aboutir à un tel résultat. « Les membres du parquet jouissent d’une totale autonomie. Le ministère public n’est pas subordonné au gouvernement », explique Raimundo Simão. Le gouvernement n’a d’ailleurs pas réagi à l’accord annoncé entre Volkswagen et l’association des victimes.