Le vendredi 18 septembre, le Conseil constitutionnel français – saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité – a donné raison aux descendants de mineurs abusivement licenciés durant les grèves de 1948 et 1952. Il a en effet estimé que les distinctions opérées pour le régime d’indemnisation portaient atteinte au principe d’égalité, ouvrant la voie, plus de soixante-dix ans après les faits, à l’indemnisation, par L’État français, de leurs descendants. Le lendemain, la presse britannique se faisait l’écho d’un pardon que le gouvernement écossais pourrait bientôt accorder aux mineurs abusivement sanctionnés à la suite de la grève de 1984.
« Atteintes aux droits fondamentaux »
Ces deux décisions s’inscrivent dans la continuité d’un processus engagé il y a bien des années. En effet, en France, à la suite des grèves des mineurs de charbon, qui eurent lieu en 1948, et face aux lourdes sanctions infligées aux grévistes, des demandes de réhabilitation et de réparations virent le jour. Longtemps limitées à la sphère politique et syndicale, ces demandes devaient connaître, après 2004, une évolution spectaculaire, pour investir le champ juridique et se voir d’abord consacrées par une décision de la Cour d’appel de Versailles en 2011, reconnaissant le préjudice subi et la violation des droits. Cette décision fut finalement cassée par la Cour de cassation en 2012, et l’impact de cette première condamnation de l’État fut tel qu’en 2014 - à l’initiative de la ministre de la Justice Christiane Taubira - fut inséré dans la loi de finances un article qui, « reconnaissant les atteintes aux droits fondamentaux des grévistes » et notamment le caractère abusif de leur licenciement, a mis en place un système de réparations matérielles et symboliques : une indemnisation forfaitaire de 30 000 € par mineur et de 5 000 € pour chaque enfant de ces mineurs sont octroyées ; ceux qui avaient été déchus de leurs grades et distinctions militaires sont réintégrés ; et les programmes scolaires sont modifiés pour intégrer l’enseignement des grèves. Sa portée se voit finalement étendue par la nouvelle décision du Conseil constitutionnel.
De l’autre côté de la Manche, alors même que la grève des mineurs de 1984 – et la fermeture de la quasi-totalité des mines depuis cette période - semblait avoir été reléguée dans l’histoire, des voix se font entendre pour « revenir » sur cette période et faire la lumière sur un certain nombre de pratiques. Ainsi, Lisa Nandy, députée travailliste de Wigan (une ancienne cité minière du nord-ouest du Royaume Uni), interroge, lors d’une séance de la Chambre des communes le 29 janvier 2014, le Premier ministre David Cameron au sujet des archives gouvernementales – ouvertes depuis le 1er janvier 2014 – en affirmant que « les cicatrices de ce conflit restent profondes dans les communautés telles que celle de Wigan. Certaines familles ne s’en sont jamais remises et d’autres sont mortes en attendant que justice soit faite. Trente ans après, elles méritent la vérité et elles méritent des excuses. Pourquoi attendent-elles toujours ? »
Commission d’enquête indépendante en Écosse
Ces demandes n’obtiennent que peu d’écho auprès des autorités britanniques, mais en juin 2018, en Écosse, le secrétaire d’État à la Justice, Michael Matheson déclare qu’il est déterminé à ce que le gouvernement écossais fasse « tout son possible pour rendre justice aux personnes affectées par ces agissements ». Soutenu dans cette démarche par le président du syndicat des travailleurs des mines, Nicky Wilson, Michael Matheson a annoncé la mise en place d’une enquête, confiée à une commission indépendante pour analyser "l'impact des opérations de police sur les communautés touchées en Écosse pendant la période de grève des mineurs de mars 1984-mars 1985 ». Placée sous la présidence de l’avocat John Scott QC, cette commission comprend également l’ancien parlementaire indépendant Dennis Canavan, l’ancien chef de police adjoint Kate Thomson, et Jim Murdoch, professeur de droit public à l’Université de Glasgow. Après avoir publié un premier rapport intermédiaire sur cette question, en janvier 2019, la commission a remis son rapport définitif en 2020. C’est sur la base du texte – encore officieux - de ce rapport que la presse britannique a pu annoncer, le 19 septembre dernier, de possibles mesures de pardon de la part du gouvernement écossais.
Outils et principes de justice transitionnelle à l’œuvre
Au-delà de ses implications intrinsèques, la question de la « réhabilitation » des mineurs grévistes, tant français que britanniques, semble s’inscrire dans la logique de la justice transitionnelle, dont elle pourrait être un prolongement novateur et ainsi participer de son développement. Trois éléments militent pour une telle analyse – a priori – paradoxale.
C’est d’abord la structure même de ces processus qui invite à un tel parallèle. Ainsi, tant en France qu’en Grande Bretagne, c’est à tout l’arsenal de la justice transitionnelle que l’on fait appel : au-delà des décisions judiciaires - qui font souvent le bilan de l’impuissance du droit positif face aux demandes des victimes - , se met en place une voie parallèle et dérogatoire, faite de lois d’amnistie, de commissions d’enquête indépendantes qui, à bien des égards, en auditionnant l’ensemble des acteurs et en collectant les témoignages procèdent comme de véritables commissions vérité, d’excuses officielles émanant des plus hautes autorités de l’État, de la volonté de réécrire les programmes scolaires pour y réintroduire la vérité sur les conflits sociaux. Une telle volonté de réparation – financière, assurément, mais aussi symbolique – participe du même modèle organisationnel que la justice transitionnelle. Il s'agit de remonter le temps judiciaire pour « rétablir » dans leurs droits des personnes victimes de violations de leurs droits fondamentaux par les autorités étatiques, y compris au moyen de procédés juridiques « dérogatoires ».
A cet égard, les motifs de la mise en place de la commission d’enquête par le gouvernement écossais sont significatifs de cette volonté. Selon la déclaration de Michael Matheson, « Le système de justice pénale écossais a établi des procédures pour traiter les allégations d'erreurs judiciaires et, comme je l'ai clairement indiqué aux militants, la Commission écossaise de révision des affaires pénales est la voie appropriée si quelqu'un pense avoir souffert de cette manière particulière. (…) Toutefois, la condamnation injustifiée n'est qu'une forme d'injustice parmi d'autres. La question est de savoir comment pouvons-nous mieux nous attaquer à des formes plus larges mais tout aussi pénibles ». Le célèbre magistrat français Louis Joinet pourrait sans doute se retrouver aisément dans cette politique faite de « garanties équivalentes » et visant à la réalisation des trois principes – de « vérité, justice et réparation » – désormais attachés à son nom.
Une « guerre civile localisée » qui ne dit pas son nom
Au-delà de la forme, c’est ensuite le fondement matériel de ces processus qui conduit à ce rapprochement. Ainsi, même si les grèves se déroulent dans le cadre de régimes démocratiques encore en place aujourd’hui et la nature des violations des droits commises à l’endroit des grévistes - très éloignée des génocides et autres crimes contre l’humanité - semble exclure ces processus du champ de la justice transitionnelle, une réalité plus profonde appelle à nuancer cette constatation d’apparence.
En effet, tant pour l’exemple français que pour la grève britannique de 1984, le conflit va bien au-delà d’un conflit social : c’est, en réalité, un affrontement plus intense, qui mobilise de part et d’autre des moyens considérables - notamment militaires de la part des gouvernements - et des communautés humaines dans leur globalité du côté des grévistes. La violence atteint des niveaux très importants. L’affrontement est total, il dépasse les questions de salaire, de statut ou de rentabilité, il est celui d’une « guerre civile localisée », selon l’expression employée par Michelle Zancarini-Fournel dans Les luttes et les rêves – Une histoire populaire de la France de 1685 à nos jours. « La grève insurrectionnelle » est d’ailleurs évoquée par le ministre français de l’Intérieur Jules Moch en 1948 ou encore « l’ennemi de l’intérieur » par Margaret Thatcher. La presse et l’opinion publique dans leur ensemble sont mobilisées. Pour le Times du 2 août 1984, « Une guerre est en cours. C’est une guerre civile qui ne dit pas son nom ; à l’instigation de M. Scargill [Arthur Scargill, alors président de l’Union nationale des mineurs, NDLR], ses escadrons sur les piquets de grève et ses associés politiques contre le reste de la société. L’ennemi de l’intérieur ose l’insurrection contre l’autorité légitime. Il n’y a qu’une seule manière de relever ce défi si l’on veut que prévalent les valeurs de la démocratie libérale et de liberté dans le cadre de la loi : contraindre M. Scargill et l’exécutif national du syndicat des mineurs à la capitulation. »
Demandes de vérité et de rétablissement de la dignité
Bien plus qu’un conflit social, donc, c’est d’abord une question de lutte contre une idéologie subversive - dont les grévistes seraient les instruments - qui est fondamentalement posée. Dès lors, si l’affrontement est global, la défaite est totale et, au-delà du préjudice financier, c’est un choc sociétal qui marque le camp des vaincus. Or, tout comme dans un grand nombre de processus de justice transitionnelle, c’est d’abord à des questions de mémoire et de traumatisme que sont confrontés les acteurs en charge de ces processus : les témoignages recueillis sont autant de récits de traumatismes individuels et collectifs, transmis de génération en génération. Et, tout comme dans les processus de justice transitionnelle, ce sont d’abord des demandes de vérité et de rétablissement de la dignité qui sont portées. Lors de la remise de sa légion d’honneur, l’ancien mineur gréviste Norbert Gilmez déclarait : « de terroristes frappés d’indignité nationale, nous sommes devenus des victimes de l’État (…). Nous ne demandons désormais que de redevenir des Français à part entière. »
Du coté écossais, les mêmes sentiments prévalent pour Michael Matheson : « J'ai été frappé, comme je l'ai dit, par le sentiment profond et constant d'injustice, le sentiment que nos concitoyens ont le sentiment d'avoir été déformés et maltraités, qu'ils souhaitent que leur version de l'histoire soit racontée et que les leçons appropriées soient tirées, pour éviter à l'avenir des divisions et des déceptions inutiles. » Selon ce texte, c’est d’ailleurs bien vers des objectifs de réconciliation que tend ce processus : « Si les choses ont considérablement évolué au cours des décennies qui ont suivi, la question de savoir comment tirer le meilleur parti de cette période reste posée. Comment pouvons-nous aider au mieux la compréhension, la réconciliation et l'inclusion ? ».
Cette justice transitionnelle « sans transition », qui prétend à la consolidation démocratique du régime politique par la réparation de ses crimes passés, est devenue l’un des moteurs de l’évolution de la justice transitionnelle."
Faire face aux pratiques autoritaires des régimes démocratiques ?
C’est, enfin, une analyse plus globale qui permet de soutenir ce rattachement des processus de réhabilitation à la justice transitionnelle. En effet, si cette forme de justice s’est originellement constituée dans les contextes des fins de conflits ou de renversements des dictatures, elle a beaucoup évolué et l’on admet qu’au-delà de ses limites originelles, il peut se mettre en place de telles dynamiques. L’exemple marocain (en 2004, le nouveau roi mettait en place une instance « équité et réconciliation »), en dépit de ses limites, a ainsi montré qu’il pouvait y avoir une justice transitionnelle de la mutation d’un régime politique, lequel pouvait survivre à la dénonciation des crimes qu’il avait commis. Plus récemment encore, les commissions canadiennes, et bientôt nordiques, ont révélé une justice transitionnelle permettant de revenir sur des pratiques autoritaires, sans encore une fois remettre en cause la nature du régime politique. Cette justice transitionnelle « sans transition », qui prétend à la consolidation démocratique du régime politique par la réparation de ses crimes passés, est devenue l’un des moteurs de l’évolution de la justice transitionnelle. Enfin, la création en France en 2018 d’une commission chargée de faire la lumière sur les violences sexuelles commises au sein de l’Église catholique s’inscrit dans ce nouveau type de processus.
De même, la question des droits sociaux est également posée. Depuis le rapport du Haut-commissaire pour les droits de l’homme Louise Arbour en 2006 - analysant « les violations des droits économiques, sociaux et culturels » comme des problématiques de justice transitionnelle -, jusqu’à la reprise de ces préoccupations par la doctrine scientifique, soulignant la nécessité d’une telle intégration, il ne fait aucun doute que la question des droits sociaux s’inscrit pleinement dans cette perspective. Dès lors, les processus de réhabilitation des mineurs grévistes – quoi que spécifiques et exceptionnels – se trouvent à la croisée de cette double mutation : ils font de la justice transitionnelle une dynamique de réformation des pratiques autoritaires commises dans le cadre de régimes démocratiques, ainsi qu’un instrument désormais ouvert sur des réalités sociales plus larges et ne relevant pas exclusivement des perspectives pénales.
A ce titre, de par la nature des questions qu’ils renvoient tant aux acteurs sociaux qu’aux analystes juridiques, ils participent, comme d’autres expériences ont pu le faire précédemment, à la construction pragmatique, progressive et – pour l’instant – inachevée des frontières, contenus et fondements de la justice transitionnelle.
Multiplicité de processus en devenir ?
En France, où - même si elle reste pour l’instant mise en cause par un manque de moyens et d’engagement de la part de l’État - la commission Norbert Gilmez, prévue par la loi de finances pour 2015, est chargée de faire des propositions pour des actions commémoratives adaptées, ainsi que pour que « les grèves des mineurs qui ont eu lieu en 1941, 1948 et 1952 soient enseignées à travers les programmes scolaires et intégrées aux programmes de recherche en histoire et en sciences humaines ». Pour peu que la loi finisse par être appliquée, elle pourra rendre son rapport et compléter les mesures déjà appliquées.
En Grande Bretagne également, la décision finale du gouvernement écossais, ainsi que la publication du rapport terminal, viendront ouvrir d’autres débats et demandes. En Angleterre aussi, des organisations militent pour qu’un tel processus soit mis en place, notamment en ce qui concerne le volet strictement répressif de la politique du gouvernement britannique. Ainsi, on doit mentionner la campagne Orgreave Truth and Justice, visant à obtenir l’ouverture d’une enquête indépendante – sur le modèle de celle réalisée pour la catastrophe du stade Hillsborouh - le 15 avril 1989, et qui a mis en évidence les mensonges du gouvernement et des forces de police à propos de la mort de 96 supporters de l’équipe de football de Liverpool, et pour laquelle les Premiers ministres David Cameron et Theresa May ont présenté les excuses du gouvernement, à propos de la manifestation du 18 juin 1984 sur le site d’Orgreave. Cette campagne, déjà soutenue par un certain nombre de conseils municipaux du Nord de l’Angleterre, pourrait voir dans le rapport et les décisions du gouvernent écossais un « encouragement » significatif. D’ailleurs, depuis le 19 septembre et l’annonce des possibles mesures d’amnistie en Écosse, plusieurs députés de la chambre des communes ont déposé une motion allant dans le sens de la mise en place d’une telle enquête à l’échelle de toute la Grande Bretagne.
Ces processus ne sont donc pas achevés et pourraient en inspirer de nombreux autres, dans le cadre du traitement d’épisodes de violence étatiques au sein de régimes démocratiques.
JEAN-PIERRE MASSIAS
Président de l’Institut francophone pour la Justice et la Démocratie, il est professeur de droit, spécialiste des processus de transition démocratique et des mécanismes de Justice transitionnelle. Il a participé, en 2015-2016, à la formation des membres de la CVR du Burundi et encadre plusieurs programmes de recherches et de formations en matière de Justice transitionnelle, tels que l’université d’été annuelle de l’IFJD créée en 2014. Il dirige également plusieurs projets de terrain, notamment en Centrafrique et en République démocratique du Congo, dont plusieurs sont consacrés au traitement des viols de guerre et menés en collaboration avec les Fondations Dr Mukwege, Panzi et Pierre Fabre.