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Éric Émeraux
Ancien directeur de l’Office français central de lutte contre les crimes contre l’humanité
Le colonel de gendarmerie Éric Émeraux a dirigé durant trois ans, en France, l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité, qui compte une vingtaine d’enquêteurs spécialisés dans la répression des crimes internationaux. Après son départ à la retraite et la parution d’un livre, « La traque est mon métier », il explique sans fard les conditions et les limites de l’exercice, dans le contexte français, européen et international.
JUSTICEINFO.NET : Qu’avez-vous trouvé en arrivant à l’Office central français de lutte contre les crimes contre l’humanité (OCLCH) ?
ÉRIC ÉMERAUX : J’arrive en septembre 2017, après avoir passé cinq ans en Bosnie-Herzégovine, comme attaché de sécurité intérieure à l’ambassade de France. Avant ce passage très important dans ma carrière, je n’avais pas été forcément alerté sur les problématiques de crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Ma dominante en matière de police judiciaire, c’était la lutte contre la criminalité organisée et les homicides. À Srebrenica, j’ai assisté à une première grande cérémonie de commémoration du génocide, le 11 juillet, qui m’a fait entrer de plain-pied dans la douleur des victimes. C’est assez marquant. Et ce qui est encore plus marquant, dans les contacts quotidiens avec des Croates, des Serbes ou des Bosniaques, c’est de s’apercevoir que tous ont vécu et ont souffert à des degrés divers de cette guerre civile. Cette parenthèse de folie m’a questionné.
Quand j’arrive à l’Office, l’état des lieux n’est pas génial. Sa création est récente, il doit impérativement se développer et exister, de façon concurrentielle. Le temps actuel, c’est l’immédiateté, où les problématiques de sécurité publique sont celles qui sautent à la figure des politiques alors que nous, nous travaillons sur l’imprescriptibilité de crimes contre l’humanité qui se sont passés où ? En Afrique, dans les Balkans… Il y a eu un effort de pédagogie à faire vis-à-vis de ceux qui nous dirigent au sein de la gendarmerie. Sachant que le mandat de l’Office, créé par un décret de 2013, est triple : les crimes les plus graves ; les crimes de haine que l’on n’a pas trop développés parce que submergés par la première partie ; et la traque des fugitifs impliqués dans les crimes contre l’humanité.
On n’est plus sur des dossiers qui datent de 25 ans, comme le Rwanda. On entre dans le temps présent.
Quels sont les arguments qui portent, vis-à-vis de votre hiérarchie ?
Si vous ne ramenez pas ces problématiques au niveau du quotidien, vous pouvez vous rasseoir. Elles ont commencé à passer sur le devant de la scène à partir du moment où l’on a reçu les dossiers des « 1F », les exclus du droit d’asile. Ce sont des gens sur lesquels pèsent de forts soupçons de participation à des crimes contre la paix dans leur pays, qui ont fait une demande de protection et pour qui, après analyse, l’officier de l’Ofpra [Office français de protection des réfugiés] s’aperçoit qu’ils ne sont ni protégeables, ni expulsables. Ils se trouvent sur le territoire national. Donc, une menace potentielle au quotidien. C’est cela qui porte. Et les crimes de haine aussi parce que, quand des cimetières juifs sont profanés en Alsace, tout le monde s’inquiète.
Il y a un troisième levier très important, c’est celui de la coopération internationale. Quand j’arrive, Europol [agence européenne de police], crée rapidement l’AP CIC, un groupe de coordination sur les crimes internationaux qui intègre les problématiques syrienne, irakienne, et tout ce qui est lié au contentieux du Moyen-Orient.
Notre contentieux, qui était très focalisé sur l’Afrique, commence alors à basculer sur un gros volume de dossiers Moyen-Orient. On n’est plus sur des dossiers qui datent de 25 ans, comme le Rwanda. On entre dans le temps présent. Comme tout cela se greffe sur la problématique contre-terroriste nationale et européenne, et que l’on peut traiter un même individu sous l’angle du terrorisme mais aussi du crime de guerre, cela ramène le contentieux, là aussi, sur le quotidien.
Il y a Europol, mais également l’intégration au sein de structures comme le MIII [Mécanisme international, impartial et indépendant sur la Syrie], Unitad [Equipe d’enquête onusienne sur les crimes commis par Daesh], ou le Réseau génocide. Tout cela a fait que l’on s’est plutôt bien débrouillé, avec notamment la mise en place d’une équipe commune d’enquête avec les Allemands, sur la Syrie. Cela a permis de pratiquement faire basculer l’Office de l’ombre à la lumière.
A travers les flux de réfugiés, il y a 95 % de victimes du régime de Bachar el-Assad ou des autres, mais aussi des bourreaux qui veulent s’acheter une sécurité.
Avec combien de dossiers à traiter ?
Quand je suis arrivé, on avait 60 dossiers, ce qui était déjà bien. Or, on est passé à 150 en trois ans. A partir de 2017, la vague des « 1F » arrive. On se retrouve avec des Talibans, des Sri lankais, des Tchétchènes… C’est la terre entière qui est concernée et, bien sûr, beaucoup de Syriens. A travers les flux de réfugiés, il y a 95 % de victimes du régime de Bachar el-Assad ou des autres, mais aussi des bourreaux qui veulent s’acheter une sécurité. Or, il faut avoir la capacité de juger efficacement les gens. On ne peut pas avoir un des maillons de la chaîne puissant si les autres sont faibles. Il ne s’agit pas seulement de la partie enquête. Il faut se donner les moyens de juger dans des temps relativement réduits.
Ce n’est pas le cas ?
Non.
En juillet 2019, un parquet national anti-terroriste (PNAT) a été créé, qui a intégré le parquet crimes contre l’humanité. Etait-ce une bonne idée ?
Je n’ai pas vraiment d’avis sur la question. Cela donne néanmoins une transversalité dans le traitement des dossiers. Il me semble important qu’il y ait une approche double de la problématique sur les dossiers comme la Syrie ou l’Irak. Ici, on parle de deux catégories. On a nos djihadistes français, auxquels on peut éventuellement raccrocher des crimes de guerre. Et l’on a les djihadistes étrangers, venus se réfugier en Europe, que l’on peut aussi traiter des deux manières. C’est donc tout de même plus facile quand on a tout le monde [anti-terrorisme et crimes de guerre] sur le même palier pour échanger. Cela aussi a fait l’objet d’efforts de coordination avec les magistrats et les collègues policiers de l’antiterrorisme et avec les services du premier cercle, les services de renseignement.
La division sur les crimes de haine travaille en amont des autres crimes. Elle capte les impulsions négatives d’une société, qui tournent toujours autour de l’homophobie, de l’antisémitisme et de l’exclusion de l’autre.
Côté ressources humaines par contre, vous n’avez pas tellement avancé…
C’est certain. A la fin de l’année, l’Office comptera tout de même trente hommes et femmes [contre 19 il y a deux ans, NDLR]. Quatre policiers et vingt-six gendarmes. On a bénéficié de la création d’une division sur les crimes de haine. Cela veut dire dix personnes en plus. C’est très important parce que, finalement, cette division travaille en amont des autres crimes. Elle capte les impulsions négatives d’une société, qui tournent toujours autour de l’homophobie, de l’antisémitisme et de l’exclusion de l’autre.
Parlons enquêtes. En matière de crimes internationaux, il y a l’éparpillement des témoins, l’éloignement géographique, temporel, la multiplicité des acteurs, l’absence de coopération des États sur le territoire desquels les crimes sont commis : comment intègre-t-on toutes ces données et comment fait-on en sorte que les enquêtes aboutissent ?
Depuis 2017, nous avons un peu modélisé les pratiques. Nous gardons toujours un volet national, assez traditionnel puisqu’il s’agit de mettre en œuvre des techniques spéciales d’enquête que l’on retrouve dans d’autres contentieux, comme le crime organisé, le terrorisme. Le volet international, lui, est plus complexe parce qu’il est forcément lié à la bonne volonté du pays où les atrocités ont été commises. Mais là aussi, depuis trois ans, nous avons réussi à ouvrir quelques portes. Si l’on parle du Rwanda, les choses se sont bien améliorées parce que notre président de la République et celui du Rwanda ont essayé de trouver des terrains d’accord. Ensuite, nous avons ouvert le Liberia, où nous avons été les premiers à enquêter.
Les enquêteurs Belges n’ont pas pu aller au Liberia. Qu’est-ce qui fait que vous y arrivez ?
On a une ambassade. Le fait d’avoir évolué au sein du ministère des Affaires étrangères en Bosnie me permet de comprendre comment cela fonctionne. On ne peut pas évoluer dans un pays si l’on n’a pas le soutien de l’ambassade, du magistrat de liaison quand il y en a un, et de l’attaché de sécurité intérieure. Au Liberia, c’est l’ambassadeur qui est allé au contact des autorités pour défendre une commission rogatoire internationale et obtenir le feu vert pour que l’on puisse travailler. Ensuite, on a ouvert le Tchad et on allait ouvrir le Sri Lanka mais on a été bloqué à cause du Covid.
Le piège dans lequel il ne faut pas tomber, c’est de se laisser embourber dans le politique et dans le diplomatique. Si l’on reste dans le technique, ça va.
Peut-on parler de deals diplomatiques, avec le Rwanda par exemple ?
C’est simplement le réchauffement des relations diplomatiques directes entre les deux présidents. Et puis il y a eu un événement important, c’est l’arrivée à la tête de la francophonie d’une Rwandaise. Tous ceux qui s’exprimaient avec nous en anglais au Rwanda ont découvert d’un seul coup qu’ils parlaient français ! C’était drôle, mais cela fait partie du jeu. Ce qui est important est de rester dans la technique. Le piège dans lequel il ne faut pas tomber, c’est de se laisser embourber dans le politique et dans le diplomatique. Si l’on reste dans le technique, avec des correspondants dans l’autre pays qui restent dans le technique, ça va.
Vous avez modélisé les pratiques, disiez-vous, cela passe-t-il par des outils ?
On a développé beaucoup d’outils en matière d’OSINT [renseignement en sources ouvertes]. Je ne vais pas entrer trop dans le détail parce que ceux qui nous aident ne souhaitent pas forcément apparaître. Sur les dossiers traditionnels, la plupart du temps, on a une scène de crime avec un cadavre et, à partir du cadavre, on remonte à l’auteur. Pour les crimes internationaux, la plupart du temps on nous désigne un auteur et on nous dit : lui, il est impliqué dans telle ou telle chose, démontrez-le. Le cheminement intellectuel est inverse. On a donc travaillé sur la mise en place d’outils qui permettent d’intégrer des contextes. Si les données ont été correctement entrées, on va voir apparaître une architecture complète de la situation à un temps « t », avec qui fait quoi, qui commande qui. C’est ce qu’ont fait certaines ONG syriennes, qui ont modélisé toute l’architecture du pays avec qui commande, qui est en dessous, etc.
Pouvez-vous être plus spécifique ?
A un moment donné, pour palier le manque d’effectifs, je me suis penché sur l’intelligence artificielle. On a développé la possibilité de faire des recherches assez poussées sur le monde digital, sur ce que l’on appelle le web surfacique et le web non surfacique. Ces recherches servent autant à la division crimes de haine qu’à la division crimes contre l’humanité. On utilise une plateforme à double entrée. Si je veux tout savoir sur Boko Haram de 2013 à 2014, je vais pouvoir, avec certains outils particuliers, recevoir un rapport complètement intégré avec tout un tas de données, y compris vidéo ; et si je demande une traduction intégrale en français du rapport, je l’obtiens ; et si je veux une actualisation toutes les 24 heures, je l’obtiens. C’est ce que l’on appelle des données structurées. On peut aussi le faire en sens inverse, sur un individu. Ce que faisaient certains de manière artisanale, on le fait aujourd’hui en intégration immédiate. Ce sont des techniques de recherche que l’on utilise maintenant, et que l’on intègre en procédure.
Ont-elles été validées juridiquement ?
C’est trop tôt. Mais concrètement, il n’y a pas de raison qu’elles ne le soient pas. Il s’agit de tout rentrer en procédure correctement. Si l’on fait une recherche sur Facebook et que Facebook nous donne un nom d’utilisateur, qui nous ramène à un numéro de téléphone, qui nous permet de lancer une procédure d’écoute judiciaire, tout cela on le fait en procédure classique. Là, c’est pareil, sauf qu’on le fait de façon plus automatique.
Pour Kabuga, nous avons fait un travail d’enquête traditionnel, avec les téléphones mobiles, comme dans n’importe quelle enquête de crime organisé ou d’homicide.
Est-ce ce qui vous a mené à l’arrestation du suspect rwandais Félicien Kabuga, en mai dernier, en banlieue parisienne ?
Non, pour Kabuga nous n’avons pas spécialement utilisé la plateforme. Nous avons fait un travail d’enquête traditionnel, avec les téléphones mobiles, comme dans n’importe quelle enquête de crime organisé ou d’homicide.
Une question reste en suspens : pourquoi n’a-t-il pas été arrêté plus tôt ? Est-ce la faute de vos prédécesseurs, ou du Mécanisme judiciaire de l’Onu ?
Je dirais deux choses. La première c’est que [le procureur du Mécanisme] Serge Brammertz a créé une task force qui s’est réunie deux fois, pour faciliter les échanges entre les parties prenantes. C’est un point à mettre à son crédit. Deuxième point important, c’est que mes prédécesseurs avaient bien reçu des demandes d’entraide pénale internationale, mais comment cela fonctionne ? On nous dit : allez vérifier si notre ami n’est pas en train de participer à la messe de minuit à tel endroit. Ce sont des missions très précises, très cadrées. Nous nous sommes dégagés de ce système-là et nous avons utilisé notre propre procédure, en l’occurrence l’article 74-2 du code de procédure pénal, qui nous permet de faire de la recherche de fugitifs en général et nous donne toutes les prérogatives d’enquête du flagrant délit. C’est la clé de la réussite, en fait. Cela et un renseignement.
Un renseignement…
C’est un pur concours de circonstances policières. Je m’entends très bien avec mon collègue de la Metropolitan police (MET), à Londres. Ils observent qu’une des membres de la famille Kabuga se déplace, sort du territoire anglais. Ils ne savent pas si elle va en Belgique ou en France. Nous, on s’aperçoit qu’elle vient en France. Le premier bout de ficelle, c’est ça. Il y a au départ la volonté de Brammertz, puis le tuyau de mon collègue anglais. Tout cela a fait que, le 16 mai au matin, quand nous sommes derrière la porte de l’appartement à Asnières, nous ne sommes toujours pas sûrs que Kabuga est là mais nous avons quand même de bonnes raisons de penser qu’il y est.
Et cela n’aurait pas pu être fait avant ?
Avant, on n’avait pas eu le confinement. Le confinement nous a éclairés sur beaucoup de choses. Nous nous étions déjà rendu compte que toute la famille tournait autour de cet appartement. Avec le confinement, plus personne ne pouvait tourner. Il a fallu faire venir quelqu’un au chevet de la personne âgée. C’était le fils, Donatien. L’élément objectif qui a facilité les choses, c’est le confinement. La personne qui était chargée de l’enquête était bloquée chez elle, elle a pu dégager du temps. Elle a commencé à tirer une ficelle, puis progressivement la ficelle est devenue de plus en plus grosse et on s’est dit : « Mais il est là ! »
Au niveau européen, on devrait créer une équipe commune d’enquête internationale qui serait une sorte de franchise que l’on pourrait réutiliser sur tous les types de contentieux. L’Europe doit beaucoup plus s’investir dans la lutte contre l’impunité.
Coopérer avec d’autres équipes d’enquête, en Europe, c’est donc essentiel ?
C’est ma vision des choses, et celle sur laquelle je travaille avec mon collègue britannique du MET. Au niveau européen, on devrait créer une task force ou une équipe commune d’enquête internationale qui serait une sorte de franchise que l’on pourrait réutiliser sur tous les types de contentieux. J’ai toujours cru aux équipes communes d’enquête, parce que c’est une bonne façon de contourner un certain nombre de difficultés. Si l’on arrive à créer une dynamique, comme on a réussi à le faire avec les Allemands sur la Syrie mais aussi avec les Anglais sur le Rwanda, on arrive à des résultats. C’est vrai pour les autres pays européens. Je pense que l’Europe doit beaucoup plus s’investir dans la lutte contre l’impunité qu’aujourd’hui. Elle ne l’a pas fait – et c’était normal et fort logique – parce qu’elle s’est fait phagocyter par toute la dynamique contre-terroriste. On y est toujours, mais je crois que l’Europe a un devoir d’inscrire la lutte contre l’impunité, sur les atrocités, à un certain niveau. Il y a certainement de quoi de s’améliorer là-dessus. C’est du concret.
En France, le cadre légal de la compétence universelle est plus restrictif qu’en Allemagne, est-ce un blocage ?
Non, en tout cas ce n’est pas un blocage important. Mais si l’on veut faire évoluer les choses, je pense qu’il serait bien de s’aligner sur la présence [du suspect] sur le territoire. Sur les cinq infractions couvertes par l’Office, on en a trois – crimes contre l’humanité, crimes de guerre, génocide – liées à la résidence habituelle et on en a deux – disparitions forcées et tortures – qui sont liées à la présence sur le territoire. Ce serait bien d’aligner les cinq infractions sur le registre de la présence.
L’autre élément qui nous a posé problème, c’est de s’apercevoir, quand on a eu à traiter des cas de jeunes Africains torturés dans les geôles libyennes, que nous étions limités en termes de compétence parce que la Convention de New-York de 1984 ne comprend que les tortures d’État. Avec des organisations hybrides ou des milices, qui ne sont pas forcément reliées à une structure étatique, on a un problème. Si l’on veut s’intéresser à la problématique de la traite des êtres humains, il va falloir se pencher sur cette question.
C’est la spécificité de cet Office, de travailler avec la société civile. Je les considère comme étant des sources, et notre travail c’est de judiciariser celui qu’elles ont pu réaliser.
Vos sources d’information sont multiples et éclectiques, comment les traitez-vous ?
La spécificité de ces enquêtes, c’est de devoir s’intégrer dans une galaxie de structures. Si l’on parle des organisations internationales, il y a la Cour pénale internationale, avec qui l’on travaille uniquement sous l’angle des demandes d’entraide pénale internationale ; les différents mécanismes onusiens, notamment celui sur la Syrie avec lequel on a beaucoup d’échanges ; ensuite il y a Europol, le Réseau génocide et Eurojust, Interpol. Puis on a les ONG, et là c’est la spécificité de cet Office, de travailler avec la société civile. Je les considère comme étant des sources, et notre travail c’est de judiciariser celui qu’elles ont pu réaliser. Il y a les ONG dites de contexte – Amnesty International ou Human Rights Watch – qui peuvent éclairer une zone à un moment donné. Il y a les ONG chercheuses de preuves, spécialisées sur une zone, comme Civitas Maxima pour la Sierra Leone et le Liberia, le Collectif des parties civiles pour le Rwanda, et toutes les ONG syriennes. Troisième catégorie, les ONG spécialisées dans un domaine particulier, cela peut être We are not weapons of war, pour tout ce qui est viol de guerre, ou d’autres spécialisées en OSINT, par exemple, ou qui font de la traque de criminels sur les réseaux sociaux.
Quelle est la qualité de la preuve apportée par ces ONG ?
Cela va dépendre. Je pense que, maintenant, elles ont compris que si elles voulaient traduire en justice les individus qu’elles ont détectés, il faut qu’elles s’alignent en amont. Nous sommes là pour les aider à « calibrer », pour leur dire : votre histoire, c’est bien, mais il va falloir nous aider à trouver des victimes et des témoins, un vrai témoignage. Une fois qu’elles ont détecté un individu, les magistrats détaillent les qualifications juridiques puis nous saisissent, s’il y a lieu. Une fois saisis, nous revenons la plupart du temps vers ces ONG pour compléter le dossier, pour obtenir des éléments en procédure dont elles n’ont pas forcément conscience mais qui sont capitaux pour la tenue du dossier.
La répression des crimes internationaux sert à la fois à ce que notre pays ne soit pas un sanctuaire et à ce que la justice soit rendue, non pas au nom du peuple français mais au nom de l’humanité.
Au vu du faible nombre de procès en France, ce que vous appelez « la répression des crimes internationaux » dans votre livre, est-ce que cela fonctionne, ou est-ce une utopie ?
Nous n’avons pas encore suffisamment de recul. En France, nous n’avons eu que six procès. Sur les six, trois ont concerné des crimes commis en France – Paul Touvier, Maurice Papon et Klaus Barbie – et trois concernaient des Rwandais. Je crois que les Français peuvent admettre pas mal de choses mais qu’ils n’accepteront jamais que l’on puisse avoir des gens qui évoluent sur leur territoire alors que l’on sait qu’ils ont commis l’indicible dans leur pays. La répression des crimes internationaux sert à la fois à ce que notre pays ne soit pas un sanctuaire et à ce que la justice soit rendue, non pas au nom du peuple français mais au nom de l’humanité. C’est cela qui me semble capital. L’objectif du livre c’est un peu ça, c’est de se dégager du quotidien de la politique pour dire attention, ce rapport au reste de l’humanité aussi est important.
Propos recueillis par Franck Petit, JusticeInfo.net.
ÉRIC ÉMERAUX
Éric Émeraux, colonel dans la gendarmerie française, a dirigé pendant trois ans l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité (OCLCH), avant de prendre sa retraite le 1er août 2020. Auparavant, il a officié comme attaché de sécurité intérieure à la direction de la Coopération internationale de l’ambassade de France à Sarajevo (Bosnie-Herzégovine), après une carrière d’enquêteur judiciaire au sein de la gendarmerie française. Il est l’auteur de « La Traque est mon métier, un officier sur les traces des criminels de guerre » (Plon, septembre 2020). Sous le pseudo de Mathias Ka, il est également compositeur de musique électronique.