« Dépourvues de tout, traumatisées et humiliées, elles vivent dans la misère et la pauvreté. Et ne reçoivent aucune assistance, ni de particuliers, ni du gouvernement congolais… » Léonard Basilwango Mutumoyi, coordinateur principal de l’Ong African Centre for Peace, Democracy and Human Rights (ACPD) décrit ainsi la situation de celles que l’on appelle « les sept victimes de Mulenge » dans le milieu de la justice et des droits humains en République démocratique du Congo (RDC).
Un jour d’août 2009, ces femmes, dont une non-voyante, sont violées dans leur localité de Mulenge, dans la province du Sud-Kivu, par des hommes pourtant payés pour assurer leur sécurité : des éléments de l’armée régulière congolaise. En 2010, cinq soldats sont reconnus coupables de crimes contre l’humanité pour ces viols, et condamnés à des peines de prison. Le tribunal militaire ordonne en outre à l’État congolais de verser une somme de 50.000 dollars américains à chacune des victimes. Le jugement est confirmé en appel, le 7 novembre 2011.
Mais près d’une décennie plus tard, pas un seul dollar n’a été payé. Et les sept femmes de Mulenge sont loin d’être seules dans leur cas, dans ce vaste pays où les crimes de masse sont le lot quasi-quotidien de civils sans défense.
28 millions de dollars pour 3.300 victimes
Selon un rapport conjoint publié mi-octobre par Avocats sans frontières (ASF), TRIAL International et RCN Justice & Démocratie, les tribunaux congolais, essentiellement militaires, ont jugé, entre 2005 et 2020, plus de 50 dossiers de crimes de guerre et crimes contre l’humanité, prononçant un grand nombre de condamnations et de dommages et intérêts pour les victimes. D’après les données collectées par ces trois organisations, la justice congolaise a, au total, ordonné le versement de près de 28 millions de dollars américains de dommages et intérêts à plus de 3.300 victimes. Des réparations non seulement prononcées pour les accusés, mais aussi pour l’État congolais à titre solidaire.
« A ce jour, seule une décision de réparation semble avoir été exécutée », déplorent les trois organisations internationales, qui suivent de près les procédures judiciaires congolaises relatives aux crimes de masse. Ce dossier dit « affaire Songo Mboyo » est une exception qui confirme la règle. Il concerne sept membres de l’armée régulière condamnés en 2006, solidairement avec l’État congolais, au versement de 165.317 dollars américains de dommages et intérêts à 33 parties civiles. Ces militaires étaient jugés pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre commis dans un village de la province de l’Équateur, en 2003.
Selon les trois Ong, les réparations ont été décaissées en deux tranches, en 2015 et 2018, soit plus de dix ans après la décision. Un véritable parcours du combattant. Outre ces retards, ces organisations relèvent que l’exécution a rencontré d’importants dysfonctionnements, notamment l’opacité dans la répartition des fonds aux victimes, des pratiques discriminatoires et le détournement d’une partie des fonds par les agents de l’État et intermédiaires. « Cette exécution a, semble-t-il, été rendue possible par l’intervention de la ministre du Genre de l’époque, normalement non impliquée dans une telle procédure », soulignent les auteurs.
« Une justice à mi-chemin »
« Pour les victimes, emprisonner les coupables ne signifie rien tant qu’il n’y a pas de réparation. Ce n’est qu’une justice à mi-chemin », affirme l’avocat congolais Charles Cubaka Cicura, du barreau de Bukavu, qui a représenté les parties civiles dans plusieurs affaires du genre dans l’Est de la RDC, théâtre de prédilection des crimes de masse.
La procédure de réparation s’avère « très coûteuse pour les victimes, avec la multiplication des frais de toute sorte : frais judiciaires, de procédure, d’envoi, droits proportionnels, etc., auxquels viennent s’ajouter les honoraires des avocats chargés du suivi du dossier. Dans l’affaire Mulenge précitée, les coûts liés à la procédure se sont élevés à 8 000 USD, une somme que seules les organisations appuyant les victimes peuvent débourser », selon les trois organisations de défense des droits humains, qui décrivent « un nombre considérable d’étapes et d’interlocuteurs dans des juridictions et administrations fortement entravées par la lenteur administrative et les pratiques corruptives ».
Sans corruption, pas de réparation
« Bon nombre de victimes vivent dans la précarité et ne parviennent donc pas à initier la procédure d’exécution, faute de moyens. Pour mener une telle procédure, il faut s’adresser à un avocat et payer des honoraires. Mais ces victimes n’ont pas la possibilité de payer un avocat », témoigne Sylvestre Bisimwa, un autre avocat congolais ayant représenté des parties civiles dans plusieurs dossiers. Sans oublier, selon lui, « l’éloignement des institutions impliquées dans l’exécution des réparations accordées aux victimes ». Les ministères de la Justice et des Finances se trouvent dans la capitale, Kinshasa, à plus de deux heures d’avion des deux Kivu, qui regroupent la plupart de ces victimes.
« L’administration congolaise est gangrenée par la corruption, poursuit Me Bisimwa. Comme les victimes n’ont pas les moyens de corrompre, leurs dossiers sont quelque peu abandonnés, déconsidérés ». L’avocat n’arrive pas à dissimuler son sentiment de révolte. « Il est inadmissible de constater que le paiement n’est pas accordé alors que la procédure menée est régulière et remplit toutes les conditions requises. Il y a une contradiction entre les déclarations politiques de la RDC qui clame être un État de droit et les faits ou la réalité », affirme-t-il. Son confrère Charles Cubaka Cicura est du même avis : « C’est un paradoxe. Si nous sommes dans un État de droit, l’État doit prêcher par l’exemple, en exécutant les jugements rendus par ses juridictions compétentes. Mais il ne s’en acquitte pas. C’est de la mauvaise foi ».
Exonérer les indigents des frais de procédure
Dans leurs conclusions, les trois Ong demandent l’exécution immédiate des décisions prononcées, et recommandent au gouvernement de mettre en place un système transparent facilitant l’exécution des décisions futures. Au législateur et au gouvernement congolais, elles demandent de procéder à la réforme de la procédure d’exécution pour rendre les réparations exécutables d’office, avec la désignation d’un interlocuteur unique pour le traitement des dossiers au sein du ministère de la Justice, d’introduire en droit congolais la possibilité d’exécution forcée à l’encontre de l’État, d’aligner le droit national avec les standards internationaux en matière de mesures de réparations et d’exonérer les victimes indigentes de tous les frais liés à la procédure d’exécution.
Contacté par Justice Info, le ministère congolais de la Justice n’a pas réagi.