La lettre explosive a été publiée le 3 octobre. Cette reconnaissance inattendue a provoqué une onde de choc, accueillie même avec incrédulité par les proches d'une des victimes. L'aveu des anciennes Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) – qui, quatre ans après la signature d'un accord de paix avec le gouvernement, admet sa responsabilité dans trois assassinats politiques – montre comment des fragments de vérité concernant certains grands mystères du conflit armé colombien qui a duré 52 ans émergent enfin.
C’est également un défi gigantesque pour le système de justice transitionnelle colombien, construit sur l'idée que plusieurs institutions judiciaires et extrajudiciaires devraient travailler ensemble pour poursuivre les atrocités les plus graves et apporter une réponse aux 9 millions de victimes. Jusqu'à présent, chacune d'entre elles a surtout fonctionné de manière autonome. La complexité de la tâche de faire la lumière sur ces trois assassinats politiques met en évidence l'inconvénient de ne pas travailler main dans la main.
Trois mystères non résolus
Les trois cas que les FARC admettent ainsi tardivement font partie des quelques 274 139 assassinats commis durant conflit armé depuis 1985, dont des milliers restent impunis.
Álvaro Gómez Hurtado, une icône conservatrice qui a terminé deuxième lors de trois élections présidentielles et est considéré comme l'un des cerveaux de la Constitution de 1991, a été assassiné le 2 novembre 1995 alors qu'il quittait l'université de Bogota où il enseignait. Fernando Landazábal Reyes, un général de l'armée à la retraite qui était ministre de la Défense dans les années 1980, a été assassiné après avoir quitté sa maison à Bogota le 12 mai 1998. Et Jesús Antonio Bejarano, un économiste et ancien négociateur de paix qui a joué un rôle déterminant dans le succès des pourparlers qui ont conduit à la démobilisation des guérillas du M-19, de l'Armée populaire de libération (EPL), du Parti révolutionnaire des travailleurs (PRT) et du Mouvement armé Quintin Lame au début des années 1990, a été tué le 15 septembre 1999 dans un couloir de l'université de Bogota.
Ironiquement, tous trois avaient apporté des contributions importantes à la réflexion sur la paix lorsqu'ils ont été tués. Gómez, connu pour ses positions anti-corruption acharnées, a prêché pendant des années la nécessité de parvenir à « un accord sur l'essentiel » pour mettre fin à la violence aveugle. Chucho Bejarano, qui a mené des pourparlers de paix sans issue avec les FARC et l'Armée de libération nationale (ELN) à Caracas au début des années 1990, travaillait sur un document destiné au ministère de la Défense envisageant différents scénarios de conflit et de négociation. Et le général Landazábal venait de publier un livre intitulé "Temps de réflexion", dans l'épilogue duquel il plaidait pour "qu'en Colombie, les cloches ne sonnent plus pour les âmes des morts, mais pour l'avènement de la paix".
"Une fenêtre d'espoir s'ouvre, après 21 ans au cours desquels l'affaire n'a pas avancé d'un pouce. Personne n'a jamais été arrêté, et rien ne montre que les services d'enquête de l'État aient été activés dans cette affaire", déclare Eduardo Bejarano, qui avait 27 ans lorsque son père a été assassiné. "Il y a un rayon de lumière pour découvrir une vérité que l'État n'a jamais voulu mettre au jour", dit-il.
Les déficits de la justice pénale
Ces trois affaires partagent un autre trait commun : les enquêtes sur leurs meurtres ont pris la poussière sur les étagères des enquêteurs pendant plus de deux décennies. Dans un pays où les opposants à l'accord de paix affirment que la justice de transition a été conçue pour protéger les anciens membres des FARC contre les peines de prison, étant donné qu'ils peuvent obtenir des sanctions plus clémentes s'ils avouent leurs crimes, contribuent à la vérité et réparent les victimes, les déficits du système de justice pénale ordinaire sont souvent négligés.
Les proches du général Landazábal disent n'avoir été contactés par le bureau du procureur général, chargé de l'enquête criminelle, que trois fois en 22 ans. Quelques jours après son assassinat, deux enquêtrices se sont rendues au domicile de la famille. "Ils nous ont dit que nous aurions très souvent affaire à eux. Nous n'avons plus jamais eu de nouvelles d'elles", raconte sa fille Olga Landazábal, qui se souvient de leur voiture blanche.
Deux ans plus tard, ils ont été convoqués au parquet central, où Olga raconte qu'on lui a demandé de leur dire sous serment qui était responsable du meurtre de son père. "J'étais furieuse. En tant que victime, je suis venue ici pour que vous puissiez me le dire", se souvient-elle leur avoir répondu. Enfin, il y a dix ans, elle a rencontré deux enquêteurs qui lui ont dit que si de nouveaux éléments n'étaient pas apportés, l'affaire serait probablement archivée. "J'ai senti qu'ils voulaient effacer mon père de l'histoire de ce pays, comme s'il n'avait jamais existé", dit Olga.
Eduardo Bejarano partage une histoire similaire de frustration, citant les changement fréquents d’enquêteurs et l'absence de réponses de plusieurs procureurs généraux. En 2016, il a discuté de l'affaire avec María Paulina Riveros, alors procureur général adjoint - et ancienne négociatrice de paix -, qui a confirmé que l'affaire stagnait et lui a promis de la réactiver. Elle a démissionné en 2019 et Eduardo dit qu'il n'a pas eu d'autres nouvelles.
"Les FARC doivent expliquer les raisons pour lesquelles ils ont tué"
Les deux familles considèrent la révélation des FARC comme une occasion de faire éclater la vérité tant attendue.
"Les hommages ne m'intéressent pas. Le seul hommage moralement acceptable à la mémoire de mon père est la vérité : une vérité fondée sur des faits et des preuves", déclare Bejarano, qui soutient avec force le travail de la justice transitionnelle, et exige des FARC une vérité plus complète. Il est particulièrement préoccupé par une interview donnée à la presse dans laquelle l'ancien commandant rebelle et actuel sénateur Carlos Antonio Lozada a donné des détails sur les commandos chargés des meurtres de Gómez et Landazábal, dans laquelle il a soutenu que le père de Bejarano a été tué par "une structure différente sur laquelle je ne peux pas donner de détails".
Cette vérité manquante prend la forme de questions spécifiques auxquelles ils cherchent des réponses : qui a donné l'ordre, comment ont-ils planifié les crimes et, surtout, pourquoi.
"Pourquoi mon père était-il dans une position inconfortable ? Était-ce parce qu'il disait des vérités embarrassantes pour les FARC ? Parce qu'à l'époque ils étaient dans une négociation de paix (avec le gouvernement d'Andrés Pastrana) adaptée à leurs objectifs stratégiques, sans agenda ni méthodologie ? L'histoire a montré que la seule chose que lesdits pourparlers, de Caguán, qui ont échoué, ont permis d'obtenir est le renforcement militaire et financier des FARC. Mon père avait mis en garde contre les conséquences d'un processus mal planifié", explique Eduardo, un économiste qui travaille sur l'amélioration des conditions de travail dans les plantations de café et d'huile de palme. Il aimerait également savoir si les FARC s’en sont pris à son père pour son rôle dans l'échec des négociations de paix de 1992 ou parce qu’il a pris la tête de la plus grande organisation agro-industrielle du pays. "Les FARC doivent nous expliquer les raisons qui les ont poussés à le tuer", dit-il.
La famille de Landazábal est tout aussi perplexe quant à la raison pour laquelle les FARC considèraient leur père comme une menace, bien après qu'il ait pris sa retraite et quitté la scène politique. "La question à un million de dollars est : pourquoi l'ont-ils tué 15 ans plus tard et non pas alors qu'il les combattait réellement ? Pourquoi le tuer à l'âge de presque 76 ans, alors qu'il marchait seul dans la rue, à une époque où il n'avait ni commandement de troupe ni l'influence sociale qu'il avait autrefois", demande son fils Gustavo, chirurgien gastro-intestinal et membre de l'Académie colombienne de médecine. "Je veux qu'on m'explique quelle était la véritable raison de le tuer à l'époque."
À leurs yeux, il aurait été peut-être plus compréhensible que les FARC aient éprouvé de l'animosité à son égard dans les années 1980, alors qu'il était un officier militaire de haut rang et qu'il avait écrit 19 livres sur la stratégie militaire et le conflit armé, avec des titres tels que « Subversion et conflit social ». Et même si le général trois étoiles était connu comme un faucon de la défense, il était aussi, selon Gustavo, un féru de lecture qui soutenait les politiques publiques progressistes comme la réforme agraire et considérait que la justice sociale était essentielle pour parvenir à la paix en Colombie.
Les deux familles veulent savoir pourquoi il a fallu deux décennies aux FARC pour reconnaître leurs actes, même si l'accord de paix de 2016 a ouvert la voie à de telles reconnaissances.
JEP contre justice pénale ordinaire
La révélation des FARC pose une importante question méthodologique : comment enquêter sur ces crimes qui dépassent leur auteur, et ne sont pas isolés ?
Ce défi repose en principe sur les épaules de la Juridiction spéciale pour la paix, le bras judiciaire de la justice transitionnelle, dont le travail se concentre sur des macro-cas regroupant des types de crimes, représentatifs, permettant l'identification de leurs responsables, par opposition à une logique au cas par cas. Jusqu'à présent, deux de ces macro-cas sont centrés sur l'implication des FARC dans les enlèvements et le recrutement d'enfants soldats, tandis qu'un autre recouvre les exécutions extrajudiciaires par l'armée, et que plusieurs macro-cas régionaux documentent les violations des droits humains commis par divers acteurs.
La juridictions spéciale, connu localement sous le nom de JEP, a déjà convoqué deux membres des FARC - l'ancien commandant en chef Rodrigo Londoño et Carlos Antonio Lozada - à des audiences préliminaires. Il n'a cependant pas encore décidé d’ouvrir une enquête et de poursuivre ces crimes, une question sur laquelle les juges doivent se prononcer prochainement.
Bien que la JEP refuse d’évoquer ses délibérations internes sur la question, des organisations telles que l’Institute for Integrated Transitions suggèrent des pistes possibles et soutiennent que les macro-cas ne devraient pas se concentrer uniquement sur les comportements récurrents, mais aussi sur la mise en lumière des objectifs militaires des FARC ou de leur modus operandi. Une option pourrait être d’ouvrir un macro-cas axé sur des actions visant à déstabiliser la démocratie, étant donné que les trois victimes étaient des dirigeants politiques et sociaux. Il existe de nombreux éléments qui permettraient de documenter un tel choix : au moins 175 maires, 543 conseillers municipaux, 28 membres d'assemblées départementales, 16 députés et trois gouverneurs ont été assassinés alors qu'ils occupaient une fonction publique entre 1984 et 2014, selon un rapport du Centre national de la mémoire historique. On ne sait pas combien d'entre eux ont été tués par les FARC, mais il est probable qu'un nombre important d'entre eux l'ait été.
Quoi que la JEP décide, les victimes lui donneront toujours du grain à moudre. La famille d'Álvaro Gómez a déjà déposé une requête affirmant que la juridiction spéciale leur a refusé l'accès aux informations concernant son meurtre. L'affaire Gómez est particulièrement sensible : le président Iván Duque, qui critique fréquemment la justice transitionnelle et qui est un ancien élève de l'université fondée par Gómez, a demandé au nouveau procureur général de démêler cette affaire au début de l'année. Le bureau du procureur général a déjà convoqué les deux mêmes accusés des FARC pour qu'ils témoignent, ce qui pourrait provoquer un conflit de juridictions. Des membres du parti de Duque comme la sénatrice Paloma Valencia, font pression pour que l'affaire soit traitée par la justice ordinaire, qui aurait selon elle de meilleures chances de succès que la JEP.
Il faut compter avec une autre complication : la famille de Gómez pense que l'ancien président Ernesto Samper et son ancien ministre Horacio Serpa (décédé samedi dernier) ont ordonné l'assassinat. Leur principale préoccupation est qu'une enquête de la JEP se concentre exclusivement sur les FARC - qui ont décrit Gómez comme "une cible militaire et un ennemi de classe" - et qu'elle disculpe leurs rivaux politiques, qu'ils estiment responsables. Ni le fils de Gómez ni son neveu, qui est l'avocat de la famille, n'ont répondu aux demandes d'interview de Justice Info.
Être ensemble, ou ne pas être
Plus largement, l'enquête sur ces trois meurtres met à l'épreuve la capacité de la JEP et de la Commission vérité et réconciliation (CVR), les deux pierres angulaires de la justice transitionnelle colombienne, à travailler ensemble.
Jusqu'à présent, les deux institutions ont répondu séparément à l'annonce surprise des FARC. La JEP a décidé de réagir publiquement avant même de contacter les parents des victimes et a pris la CVR par surprise, selon deux personnes bien informées. Chaque institution a ensuite élaboré sa propre réponse : la JEP a convoqué ses premiers accusés, tandis que la CVR a organisé une cérémonie publique de contrition vendredi dernier, au cours de laquelle Lozada a demandé pardon aux proches de Bejarano. Le fait que les FARC aient informé la JEP de leur décision d'avouer ces assassinats avec un préavis d'un jour et aient laissé entendre que la presse était au courant a déjà rendu les choses plus difficiles.
L'idée de concevoir des mécanismes judiciaires et extrajudiciaires dans le cadre d'un système global était que la JEP - qui a un mandat de 15 ans - puisse mener des enquêtes et engager des poursuites, tandis que la CVR - qui est sur le point de terminer la deuxième partie de son mandat de trois ans - encourage un processus de vérité qui n'implique pas de conséquences juridiques pour ceux qui fournissent des informations. Leur bonne coordination permettrait aux victimes de ne pas avoir à raconter leur histoire à plusieurs reprises et à la justice de transition de répondre de manière plus méthodique aux nouveaux développements, comme cette reconnaissance surprise des FARC.
"La conception globale du système est cruciale pour répondre au mieux aux victimes, donner du sens à un passé si douloureux et répondre aux demandes de la société, dans un contexte où les ressources et le temps sont limités. La réponse judiciaire est insuffisante à elle seule, tout comme les réparations extrajudiciaires et administratives. La seule option est qu'ils travaillent tous ensemble", déclare Mariana Casij, chercheuse à l’Institute for Integrated Transitions.
Le manque de coordination a déjà entraîné une série de bévues. La JEP s'est ainsi trouvée en confrontation avec l'Unité de recherche des personnes disparues, plus petite, pour savoir qui devait exhumer les restes de plusieurs victimes d'exécutions extrajudiciaires identifiées dans un cimetière de Dabeiba, ainsi qu'avec l'Unité des victimes du gouvernement sur sa compétence à ordonner des mesures de réparation collective. Dans le même ordre d'idées, la CVR a organisé des audiences sur des questions sur lesquelles la JEP enquête, comme une conversation avec l'ancienne candidate à la présidence et victime des FARC Ingrid Betancourt sur les enlèvements, dont les enquêteurs de la juridiction spéciale ont pris ensuite connaissance par la presse. Ces impasses soulignent le fait que le comité de coordination du système de justice transitionnelle ne fonctionne pas correctement.
Malgré cela, les familles Landazábal et Bejarano nourrissent de grandes attentes quant à ce que la justice transitionnelle pourrait trouver, après des années passées dans le brouillard. "Il est difficile de parler de choses que nous n'avons pas encore entendues. Nous voulons que les FARC répondent à nos questions, afin que nous puissions comprendre ce qui s'est passé et pourquoi", dit Gustavo Landazábal. "Je ressens le besoin moral de les écouter, même si je ne suis pas tout à fait sûr que toute la vérité éclate", dit sa sœur Olga. "Nous devrons attendre, car cela prendra plus que quelques semaines. Ils devront fournir des preuves et la JEP devra les corroborer rigoureusement", dit Eduardo Bejarano.
Ce mardi, les FARC ont également révélé qu'elles étaient responsables d'un attentat manqué visant le vice-président Germán Vargas Lleras et d'une autre lettre piégée qui a coupé deux de ses doigts en 2002, indiquant peut-être qu'une cascade d'aveux commence enfin à se produire. La question est de savoir si les institutions colombiennes de justice transitionnelle vont bien s'y attaquer ensemble, pour apporter les réponses tant attendues aux millions de victimes du pays, ou de façon dispersée.