Établi par le Conseil des droits de l'homme dans sa résolution du 26 juin 2014, le Groupe de travail réuni fin octobre à Genève a un mandat ambitieux : « élaborer un instrument international juridiquement contraignant pour réglementer, dans le cadre du droit international des droits de l’homme, les activités des sociétés transnationales et autres entreprises ». Ce « Groupe de travail intergouvernemental à composition non limitée sur les sociétés transnationales et autres entreprises et les droits de l’homme » de son nom complet, tenait fin octobre sa sixième session, consacrée au projet de traité sur les entreprises et les droits humains. Ce projet en est à sa troisième « et dernière » version depuis le début des négociations.
Ces questions sont devenues une priorité. Dans un monde globalisé où 80 % du commerce international serait lié aux réseaux de production d’entreprises multinationales, le besoin d’un instrument international contraignant et efficace visant à réglementer les activités des acteurs économiques n’est pas seulement évident, il est essentiel. Les multinationales ont un pouvoir extraordinaire sur leurs partenaires commerciaux. Une minorité d'entre elles ont développé des modèles économiques fondés sur leurs engagements en matière de développement durable. Dans le contexte de leurs activités commerciales, elles demandent parfois à leurs partenaires d’adapter leurs approches et leurs pratiques en conséquence. La majorité, cependant, se concentre exclusivement sur les bénéfices, le développement financier, la croissance économique, etc. Ces entreprises n'ont de comptes à rendre qu'à leurs actionnaires, sans se soucier, ou très peu, des conséquences néfastes de leurs activités sur l'intérêt général de l'humanité ou l'avenir de la planète.
Du point de vue du droit international, les entreprises multinationales n'ont aucune raison de se sentir concernées. Les seuls instruments internationaux existants qui prévoient un cadre juridique concret sur la question des entreprises et des droits humains ne sont pas coercitifs. Il s’agit notamment des dix principes du Pacte mondial des Nations unies, eux-mêmes issus d'autres mécanismes juridiques non coercitifs ; des 31 Principes directeurs des Nations unies sur les entreprises et les droits humains; des Principes directeurs de l'Organisation de coopération et de développement économiques pour une conduite responsable des entreprises multinationales ; et de nombreux autres codes de conduite non contraignants, parfois élaborés en interne. Tous ces instruments ont constitué des avancées importantes dans la lutte contre les violations des droits humains par les entreprises. Ils n’ont toutefois pas produit de résultats tangibles. Aujourd'hui peut-être plus que jamais, les multinationales contribuent « au changement climatique, à la destruction catastrophique de l'environnement et à la concentration du pouvoir et de la richesse globale entre les mains d'une toute petite minorité, comme l'a récemment rappelé Claire Methven O'Brien dans l'une de ses excellentes contributions à ce débat.
Il revient aux multinationales de décider si elles souhaitent ou non contribuer à une société meilleure
Cela n'est pas surprenant : le cadre international existant permet une asymétrie croissante entre les droits concédés aux entreprises et les contraintes qui leur sont imposées pour protéger les communautés locales et/ou les générations futures. Par exemple, les multinationales se voient accorder un siège à la table des négociations de certains instruments internationaux, comme ce projet de traité sur les entreprises et les droits humains. Dans certains cas, elles peuvent même recourir à des procédures internationales pour défendre leurs intérêts, comme le prévoient des accords tels que la Convention sur le règlement des différends relatifs aux investissements. Aucune contrainte réelle ne vient contrebalancer ces privilèges. Les multinationales peuvent décider ou non, de leur propre initiative, de contribuer à une société meilleure et à un environnement plus propre. Certaines, comme Texaco-Chevron ou Monsanto, ont choisi d'ignorer les dommages humains et environnementaux causés par leurs activités. D'autres, comme Danone ou Patagonia, modifient leurs stratégies commerciales pour développer des modèles économiques autour d'objectifs de développement durable. Il va sans dire que tout nouvel instrument international doit évidemment viser à encourager ce dernier type de gouvernance et sanctionner sévèrement la première.
L'approche adoptée par la grande majorité des multinationales se situe entre ces deux extrêmes. La plupart d’entre elles accepteraient d'appliquer des principes de conduite commerciale compatibles avec la protection des droits humains ou de l'environnement, chaque fois que cela est possible. La question est précisément de savoir quand cela est possible, en particulier lorsque la nature ou la portée exactes des droits et obligations correspondants restent floues. Par exemple, de nombreux instruments juridiques internationaux, régionaux ou nationaux traitent des droits humains ou des normes environnementales. Parmi ces instruments, lesquels créent des obligations directes pour les multinationales ? Ces obligations doivent-elles s'étendre à tous les partenaires commerciaux : fournisseurs, sous-traitants ou toute entité avec laquelle l'entreprise a une activité commerciale, quel que soit son niveau de contrôle ? Jusqu’où peuvent aller ces obligations ? S’agit-il pour les multinationales de prendre toutes les mesures nécessaires pour faire respecter ces principes en amont, en aval et au-delà de la chaîne d'approvisionnement ? Des mesures de prévention telles que la conduite d’audits « de diligence raisonnable » suffiraient-elles ? Telles sont quelques-unes des questions difficiles que ces négociations ont dû traiter au cours des six dernières années et qui ont été de nouveau abordées entre des États et des représentants de la société civile aux intérêts concurrents, voire conflictuels.
Les trois premières années de délibérations furent consacrées à s'entendre sur une approche commune sur le projet de traité : sa nature, sa forme, son contenu, sa portée et les différents éléments à inclure. Une première ébauche identifiée comme "Zero draft" a été soumise en 2018 pour être discutée lors de la quatrième session. Bien qu’insuffisant, le "Zero Draft" a marqué une étape importante dans l'effort global visant à créer un traité destiné à réduire l'impunité des entreprises. Un "Revised Draft " fut ensuite préparé pour servir de base de négociation à la cinquième session du Groupe de travail en octobre 2019. Parmi les changements importants intervenus, figuraient l'élargissement du champ d'application de "l'activité commerciale de caractère transnational" à "toutes les activités commerciales, y compris notamment mais non exclusivement celles de caractère transnational" ou celui de "tous les droits internationaux de l'homme et les droits reconnus en droit interne" à "tous les droits de l'homme" sans autre précision. Loin de faire l'unanimité, ces nouvelles formulations ont soulevé des réactions contradictoires.
Rien ne garantit que les négociations aboutissent
Avec le “Second Revised Draft” discuté cette année, la structure est restée la même. Les rédacteurs ont modifié certaines formulations, afin de clarifier les termes de certaines dispositions. Sur cette base, la sixième session de négociation a commencé le 26 octobre, avec la participation de plus de 30 États membres le premier jour, malgré les restrictions liées à la Covid. Il semble qu’un grand nombre d'organisations de la société civile, de syndicats ainsi que d'autres parties prenantes ont virtuellement rejoint les discussions, témoignant de l’intérêt suscité par ces négociations pourtant techniques. Mais des participants, tels que la Chine, le Royaume Uni ou l’Union Européenne, continuent de rejeter le texte. Aucun accord n'a pu être trouvé. Certains ont considéré la formulation de plusieurs dispositions trop vague pour satisfaire aux principes de sécurité ou de sûreté juridique. D'autres ont fait valoir qu'une définition trop détaillée des droits et obligations de l'homme et de l'environnement serait préjudiciable au développement économique. Des divisions claires persistent sur presque toutes les dispositions du projet de traité, en particulier son champ d'application, les droits des victimes, les obligations de diligence raisonnable, la responsabilité pénale des entreprises, l'extraterritorialité intrinsèque à certaines dispositions ou sa suprématie sur le droit interne dans ces domaines clés. Les rapports de synthèse publiés par l'European Coalition for Corporate Justice témoignent de lignes de fracture entre les différents États. A cet égard, il est intéressant de noter que la Chine, le Brésil et la Russie semblent avoir adopté certaines positions communes et que de nombreux États s’inquiètent du respect par le projet de traité des principes de souveraineté, de légalité et de prévisibilité.
Il est encore trop tôt pour dire quel sera le résultat des négociations de cette année, d’autant plus que l'impact de la pandémie a été sévère. Ce qui est déjà clair, à ce stade, c'est qu’il faudra énormément de temps et de travail pour surmonter les divisions existantes et trouver des compromis qui conduiraient à un éventuel troisième projet de traité. En d'autres termes, rien ne garantit que ces négociations aboutissent à un résultat concret dans un avenir proche. Compte tenu des enjeux sociaux, environnementaux et désormais sanitaires, la finalisation d’un instrument efficace pour la régulation des activités des multinationales apparait pourtant comme une urgence absolue. Le contexte politique et diplomatique d’une telle initiative est pourtant particulièrement défavorable et son avenir fragile dépend pour une large part des priorités que définiront certains États ou groupes d’États tels que la Chine, l’Union Européenne ou les États-Unis.
L’Union Européenne, notamment, pourrait faire figure de pionnière, avec sa future directive sur la diligence raisonnable en matière de droits humains et d’environnement. Encore faudrait-il qu’un mandat finisse par lui être attribué pour ces négociations. De nombreuses législations nationales sont en cours d'élaboration et plusieurs normes sectorielles déjà mises en œuvre dans certains pays de l’Union Européenne, ou en Suisse et au Royaume Uni. En parallèle, des pistes alternatives intéressantes continuent d'être explorées dans les milieux universitaires, comme cette idée d’une convention-cadre centrée autour des principes directeurs des Nations unies, que Claire Methven O’Brien suggère de considérer comme "un instrument vivant,". Une telle créativité ne peut qu'être encouragée.
Maud Sarliève est avocate et chargée de cours à l’université de Paris-Ouest-Nanterre. Elle a notamment travaillé pour le bureau des juges d’instruction aux Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens, pour les Procureurs EULEX au Kosovo et pour une équipe de défense au Tribunal spécial pour le Liban.