Aujourd’hui major à la retraite, Lamin Bo Baaji, 56 ans, était jadis un officier intelligent de l'armée gambienne. Dôté d’un simple diplôme d'études secondaires, il a servi dans de nombreux lieux, dont la plus grande caserne militaire du pays, Yundum, à 40 minutes de route de Banjul, la capitale. Un jour de 2007, Baaji reçoit une instruction du général Lang Tombong Tamba, chef de l'armée gambienne à l'époque, pour escorter un certain sergent Sam Kambie.
Kambie a fait le voyage depuis le camp militaire de Farafenni, une ville rurale animée située sur la rive nord, à environ deux heures de route de Banjul. Conformément aux instructions reçues, Baaji - qui prétend ne pas savoir pourquoi Kambie devait se rendre au siège de l'Agence nationale de renseignement (NIA) - emmène Kambie auprès de Pa Jallow, alors directeur de la NIA. Mis en arrestation, Kambie est alors apparemment détenu sur ordre d'Alagie Morr, également connu sous le nom d'Edrisa Jobe. Baaji part. Il revient le jour suivant et arrive trente minutes avant l'heure à laquelle Kambie devait paraître à nouveau devant le panel d'agents de la NIA qui l'avaient interrogé.
"J'ai trouvé Kambie dans le hall. J'étais très triste. Il semblait avoir été torturé. Il souffrait visiblement. Il avait des lacérations et des bleus", raconte Baaji à la Commission vérité, réconciliation et réparations (TRRC), le 26 novembre. Il affirme avoir protesté auprès de la direction de la NIA. Mais Jobe lui réplique que Kambie était, selon Baaji, parmi les "putain de gens qui vendent des armes et des munitions aux rebelles en Casamance", région sénégalaise au sud de la Gambie.
"Je ne suis pas au courant"
En août 2008, à peine un an après avoir amené Kambie à la NIA, Baaji est nommé par le redouté président gambien, Yahya Jammeh, à la tête de la NIA. Avant 2007, il déclare qu'il ne savait pas que la NIA était un centre de torture et de détention illégale. Il affirme à la TRRC que, lorsqu'il est devenu son directeur, il a convoqué une réunion avec tous les cadres supérieurs de l'Agence pour les prévenir que "la détention illégale et les tortures doivent cesser".
Malheureusement, les enquêtes de la Commission vérité ont abouti à des conclusions plus embarrassantes. Le conseil principal de la TRRC, Essa Faal, s'appuie sur un registre de la NIA qui a répertorié les noms de tous les détenus de l'institution entre août 2008 et août 2009.
- « Pendant que vous étiez là-bas, quoi que vous ayez fait, les violations ont continué à se produire. Au moins 50 personnes y ont été détenues illégalement. L’acceptez-vous ? demande Faal.
- Je n'étais pas au courant, répond Baaji.
- Avez-vous contrôlé [les détentions] pour vous assurer que toutes les détentions étaient légales ?
- Non, mais j'ai des raisons.
- Quelles sont-elles ?
- Sous ma direction, toutes les questions opérationnelles ont été confiées à mon adjoint, Momodou Hydara, qui était dans l'institution depuis longtemps. Je m'occupais de l'administration.
- Mais la délégation de responsabilité n'exonère pas celui qui délègue de sa propre responsabilité. Êtes-vous d'accord ?
- Oui.
- Vous êtes d’ailleurs un soldat, vous connaissez la doctrine de la responsabilité hiérarchique, n'est-ce pas ?
- Oui.
- Et vous savez qu'en tant que commandant, vous êtes officiellement responsable d’une conduite illégale de vos hommes dans l'exercice de leurs fonctions ?
- Oui.
- Et vous savez, en tant que supérieur, qu'il est de votre responsabilité de prévenir les violations là où vous savez qu'elles vont être commises ?
- Oui.
- Vous savez aussi que si vous ne punissez pas ou n'arrêtez pas vos subordonnés qui commettent des violations, vous en serez tenu responsable ?
- Oui.
- Ainsi, que vous déléguiez ou non la responsabilité à Hydara, vous êtes en fin de compte responsable des violations des droits des 50 Gambiens qui ont été détenus illégalement.
- Non.
- Pourquoi non ?
- Parce que Hydara a été nommé comme moi et qu'il devait m'assister. Je ne pouvais pas être responsable de l'administration et des opérations en même temps.
- Vous pensez donc que, parce qu'il a également été nommé, vous n'êtes pas responsable en tant que supérieur de sa mauvaise conduite dans l'exercice de ses fonctions ?
- Je n'ai pas dit cela. Ce que je dis, c'est que s'il [Hydara] reçoit une mission, il lui incombe de faire son travail.
- Vous saviez que ces violations se produisaient à la NIA quand vous avez commencé là-bas.
- Quelqu'un a été torturé devant moi...
- Vous saviez que la NIA était un endroit où les gens étaient emmenés et torturés. C'est un fait.
- Oui.
- Qu'avez-vous fait pour vous assurer que cela s’arrête ?
- J'ai constamment rappelé au personnel leur responsabilité.
- Avez-vous déjà examiné le registre de détention ?
- Non.
- Je vous dis qu'après avoir examiné le registre de détention, nous avons découvert qu'au moins 50 personnes ont été détenues illégalement à la NIA pendant votre mandat. Comment réagissez-vous à cela ?
- Cela me surprendrait.
- Vous étiez à la tête de la NIA et [votre personnel] détenait illégalement des personnes.
- Je n'étais pas au courant.
- Il est facile de s'asseoir ici et de dire que vous n'étiez pas au courant. Mais ce qui se passe à la NIA sous votre mandat est de votre responsabilité.
- D'accord, mais je n'étais pas au courant. »
Après une heure d'échange, Baaji ne veut pas assumer la responsabilité de la détention illégale des 50 personnes. Il affirme que s'il avait su que ces détenus étaient là depuis plus de 72 heures, il les aurait envoyés devant une cour ou les aurait libérés.
Le cas de Lamin Karbou
Au début de son témoignage, Baaji explique à la Commission que la torture de Kambie l'avait attristé parce qu'il "n'avait jamais pensé qu'ils feraient cela à une personne en uniforme". Mais tandis qu'il est en charge de la NIA, l'Agence applique un traitement bien pire à l'agent des stups Lamin Karbou, détenu dans son établissement pendant 14 jours et torturé à plusieurs reprises.
Baaji admet avoir convoqué Karbou à la NIA parce que ses agents l'accusaient d'avoir fait obstruction à leur travail. Mais il insiste sur le fait que ce n'est qu'après avoir assisté à une réunion de sécurité à la Présidence qu'il a su que Karbou avait été torturé. Curieusement, il ne sait même pas qui l'a torturé.
- « Je savais que Lamin Karbou avait été torturé à la NIA, explique Baaji à Essa Faal.
- Avez-vous organisé une enquête sur sa torture ?
- Non.
- Savez-vous qu'il était de votre responsabilité de le faire ?
- Oui.
- Pourquoi ne l'avez-vous pas fait ?
- J'avais une raison. Après la torture de Lamin Karbou, j'ai convoqué une réunion pour me plaindre à mes agents et je leur ai dit que de telles activités ne seraient pas tolérées. Je leur ai dit que c'était la première fois pour moi et que ce devait être la dernière. Avant même que je ne suive le dossier, j'ai été renvoyé...
- Vous aviez l'obligation de mener une enquête et de vous assurer que la personne responsable soit révoquée. Vous ne l'avez pas fait. Vous êtes d'accord avec ça ?
- Oui, je n'ai pas eu le temps de le faire. »
Lamin Karbou a été arrêté le 3 juin 2008. Baaji a été démis de ses fonctions de directeur de la NIA fin août. "Pendant trois mois, vous n'avez rien fait", assène Faal. Baaji insiste qu'il voulait enquêter mais qu’il n'a pas eu assez de temps. Il raconte avoir informé Jammeh de l'incident par téléphone et que, de toute évidence, Jammeh n'avait montré aucun intérêt.
Essa Faal présente d’autres preuves fournies par Karbou devant la TRRC, en février dernier. Karbou a déclaré à la Commission que, pendant sa détention à la NIA, un certain Alagie Sarjo avait été amené sous perfusion et sur un lit d'hôpital, affirmant que Jim Drammeh, un agent de la NIA, lui avait tiré dessus.
- « Au moment où il lui a tiré dessus, je n'étais pas au courant, répond Baaji lorsqu'on l'interroge sur cet incident.
- Il semble qu'une tendance se dessine : vous ne voulez pas entendre le mal, ne voyez pas le mal et ne commettez pas le mal, rétorque Faal.
- Non, il y avait beaucoup de choses qu'ils ne voulaient pas que je sache. »
Après environ 80 minutes, Faal jette l’éponge. "Monsieur le président," dit-il, "je vais simplement passer à autre chose parce que si le témoin ne veut pas savoir, il ne veut tout simplement pas savoir... La Commission tirera ses conclusions sur la base des informations dont elle dispose déjà."
Puis ce fut au tour de Baaji de souffrir
Il est peut-être le seul à le croire, mais Baaji estime qu'il a été retiré de la NIA en août 2009 et renvoyé dans l'armée en raison de sa position intransigeante de ne pas être l’outil de violations des droits de l'homme.
Puis est venue son arrestation.
Fin 2009, le chef de l'armée Lang Tombong Tamba est arrêté pour avoir prétendument fomenté un coup d'État. Baaji raconte avoir été amené devant un panel de la NIA où on lui demande de témoigner contre Tamba. Il refuse. Accusé d'avoir dissimulé et planifié un coup d'État, il est torturé à trois reprises. "Tout ce qu'ils voulaient, c'était impliquer Lang. Je crois qu'ils l'auraient tué. Je ne serais pas complice de cela", témoigne-t-il. "Si j'avais fait ce qu'ils me demandaient, je crois qu'ils m'auraient récompensé. Mais j'avais dépassé le stade d’accepter des faveurs de leur part pour mal agir."
Baaji est condamné à mort. Il raconte à la TRRC comment, à deux reprises, lui et le général Tamba échappent de justesse à l'exécution. Une première fois, Baaji est extrait de sa cellule à la prison Mile 2, les yeux bandés et les mains menottées. Il est emmené en voiture vers un endroit où il y avait de la brise, comme un bord de mer. Pour des raisons inexpliquées, il est épargné. Mais il raconte qu'un responsable de cette opération, dont il a écrit le nom pour les seuls yeux du conseil principal de la TRRC, lui a dit plus tard qu'il aurait dû être tué s’il n’y avait eu l'intervention d'un autre proche de Jammeh, dont il écrit également le nom pour la Commission.
Une autre fois, il explique avoir figuré parmi les 12 condamnés à mort que Jammeh a exécutés en 2009. Selon Baaji, il échappe à la mort après que son avocat, Sheriff Marie Tambadou, ait appelé le procureur général Lamin Jobarteh pour l'informer qu'ils n'avaient pas épuisé tous leurs recours juridiques et qu'il serait donc illégal de les exécuter.
Finalement, la sentence de Baaji sera commuée en peine de prison à vie. En 2015, sera gracié par Jammeh et s'exilera au Sénégal, avant de revenir après le renversement de Jammeh, en janvier 2017.
AFFAIRE DES MIGRANTS : LA GAMBIE ET LE GHANA POURSUIVIS
En juillet 2005, 44 migrants ghanéens ainsi qu'une douzaine d'autres migrants originaires du Nigeria, du Sénégal, du Togo et de la Côte d'Ivoire sont victimes de disparitions forcées en Gambie alors qu'ils se rendaient en Europe par voie maritime. Un ressortissant gambien, Lamin Tunkara, qui aurait été leur passeur, subit le même sort.
Le 18 novembre, les familles de certains de ces migrants ont décidé de poursuivre les gouvernements gambien et ghanéen devant la Cour de justice de la CEDEAO à Abuja, au Nigeria. Elles sont assistées dans leur démarche par le Réseau africain contre les exécutions extrajudiciaires et les disparitions forcées (ANEKED).
En juillet 2019, cinq anciens membres des Junglers, un commando paramilitaire opérant sur ordre de l'ancien dirigeant gambien Yahya Jammeh, ont avoué devant la Commission vérité avoir participé à l'exécution des migrants. La semaine dernière, le conseil principal de la Commission vérité en Gambie, Essa Faal, a annoncé à la presse qu'une audience spéciale sur l'affaire des migrants se tiendrait et qu'environ cinq témoins devraient venir du Ghana. Selon l’agenda de la Commission, cette audience pourrait commencer en décembre.
Les plaignants demandent à connaître le sort et le lieu où se trouvent leurs proches assassinés et à obtenir des réparations, quel que soit leur statut migratoire, leur sexe ou leur nationalité. "Personne ne devrait avoir à attendre quinze ans pour obtenir justice pour une violation aussi grave des droits de l'homme. Le silence et l'inaction des deux gouvernements ne font qu'alimenter l'impunité et le manque de transparence entourant la disparition forcée de ces Africains de l'Ouest. Les familles continuent leur quête de vérité et de justice", déclare Nana-Jo N'dow, fondatrice et directrice exécutive d'ANEKED.