Près de 200 jours de retard et quatre faux départs. Attendu depuis des années, initialement prévu pour le 14 avril, reporté à juin, puis août, puis novembre, le procès d’Alieu Kosiah, ancien chef de guerre libérien de la première guerre civile des années 90, devrait enfin débuter ce jeudi 3 décembre. Des délais qui ont mis sur les nerfs le tribunal pénal fédéral de Bellinzone, en Suisse italienne, qui n’a annoncé cette dernière date qu’une semaine à l’avance. Limité par les restrictions sanitaires liées à la pandémie de Covid-19 mais également pressé par une détention préventive de l’accusé qui a dépassé les six ans, le tribunal a décidé de parer au plus urgent et de saucissonner le procès en deux parties. Du 3 au 11 décembre, il entend traiter de questions juridiques préalables au procès sur le fond, puis d’auditionner l’accusé lui-même. Les dépositions de témoins ainsi que les plaidoiries se dérouleront, si tout va bien, en février 2021.
Incarcéré depuis le 14 novembre 2014, Alieu Kosiah était en Suisse depuis vingt ans quand il a été arrêté. Se basant sur les témoignages de victimes du conflit au Liberia ayant porté plainte en Suisse, le Ministère public de la Confédération l’accuse d’avoir « commis lui-même ou (…) donné l’ordre à ses troupes de commettre durant les années 1993 à 1995, dans le comté de Lofa, notamment des meurtres de civils, un viol ainsi que des actes visant à réduire la population en esclavage et à la terroriser ».
Un commandant au cœur d’une sanglante guerre civile
Entre 1989 et 1996, la première guerre civile fait rage au Libéria. Elle causera la mort de plus de 200,000 personnes. Persécutée par les forces du principal chef rebelle Charles Taylor, la communauté mandingue décide de s’armer pour se défendre. Elle fonde une sous-branche du groupe armé Ulimo (Mouvement uni de libération du Liberia pour la démocratie), baptisée Ulimo-K. Fils d’un homme d’affaires, Alieu Kosiah a dû fuir en Sierra Leone, pays voisin, à l’âge de 18 ans, après que des membres de sa famille ont brutalement été assassinés. Très vite, il rejoint l’Ulimo-K et en grimpe les échelons jusqu’à devenir l’un de ses commandants.
Il est dans ces fonctions lorsque de nombreux massacres ont lieu, entre 1993 et 1995, dans la région du Lofa, au nord du Liberia, à la frontière avec la Guinée. Les violences interethniques continueront jusqu’à l’élection à la présidence de Charles Taylor, en 1997, qui marquera la fin de la première guerre civile. C’est à ce moment-là qu’Alieu Kosiah décide de quitter son pays. Un an plus tard, il arrive en Suisse comme demandeur d’asile. Il se présente d’entrée de jeu comme l’un des chefs d’un ancien groupe rebelle. Cette transparence ne convainc pas les autorités suisses, qui refusent sa demande d’asile. C’est sa rencontre avec sa future femme, une Vaudoise, qui lui permet d’obtenir un permis de séjour et d’enchaîner les petits boulots. Pendant près de vingt ans, il vit ainsi une existence paisible. Jusqu’au moment où l’ONG suisse Civitas Maxima, ayant appris sa présence sur le territoire, recueille les témoignages de plusieurs victimes libériennes et dépose en leur nom, à l’été 2014, des plaintes pénales auprès du parquet fédéral.
Un héros pour les Mandingues du Liberia
Alieu Kosiah se déclare innocent. Son avocat Dimitri Gianoli ne nie pas son implication en tant que commandant de l’Ulimo, ni son poste de chef adjoint de la police au Libéria en 1995, mais il exclut toute implication de son client dans des crimes de guerre.
Alieu Kosiah est à la fois le premier suspect libérien à être jugé pour crimes de guerre dans un tribunal en dehors du Liberia, et le premier à l’être devant un tribunal civil en Suisse. (Auparavant, ces dossiers relevaient des tribunaux militaires.) Pourtant, il reste très populaire au sein de la communauté mandingue. Comme beaucoup de ses compatriotes mandingues, le président de la communauté des Libériens de Suisse, Morisara Doumbia, voit en lui un héros.
Des crimes contre l’humanité ?
Cette semaine, à Bellinzone, la défense de Kosiah devrait s’attaquer de manière véhémente aux avocats des parties civiles. Celles-ci souhaitent en effet que les chefs d’accusation puissent être qualifiés non seulement de crimes de guerre mais aussi de crimes contre l’humanité. Le ministère public estime, lui, que les faits ayant eu lieu avant l’entrée en vigueur, en 2011, d’un code pénal amendé, le chef de crimes contre l’humanité ne peut être retenu. Les parties civiles, qui ont pourtant ardemment désiré l’ouverture de ce procès, souhaitent aussi demander le report de la déposition de l’accusé. Les avocats des victimes sont en effet très remontés contre la décision du tribunal d’avoir renoncé, au dernier moment, à organiser la venue des victimes depuis le Liberia pour cette première partie du procès, les empêchant de fait d’y participer.
« Nous éprouvons un sentiment ambivalent », explique l’un des avocats de l’ONG Civitas Maxima, Romain Wavre. « Nous sommes partagés entre la satisfaction de voir s’ouvrir le procès d’Alieu Kosiah, dont les crimes ont été dénoncés il y a de nombreuses années, et la frustration que le tribunal n’ait pas permis aux parties plaignantes de prendre part au début de ce procès qu’elles attendaient depuis si longtemps. »
Lenteurs de la justice suisse
Ce sentiment ambivalent est certainement partagé du côté du Ministère public de la Confédération suisse qui navigue à vue en raison de l’absence d’un procureur général à sa tête depuis trois mois. C’est d’ailleurs l’un des prétendants malheureux à ce poste, le procureur Andreas Müller, qui sera en charge de mener l’accusation dans le procès Kosiah. Jugé trop tendre par la commission judiciaire du parlement pour diriger le parquet fédéral, Müller est l’unique rescapé de l’équipe d’origine de l’Unité pour les crimes de guerre inaugurée en 2013, où il a récupéré ce dossier libérien. La procédure a été compliquée par l’incapacité des autorités suisses à se rendre au Liberia – contrairement à d’autres parquets européens - et par la faible preuve matérielle disponible. Le parquet a ainsi mis cinq ans pour auditionner 25 témoins et boucler l’acte d’accusation.
Une lenteur qui reflète un problème plus large. La compétence universelle de la Suisse et la dizaine de plaintes toujours en cours n’ont jamais fait partie des priorités de l’ancien procureur général Michael Lauber, qui considérait ces dossiers comme à la fois trop complexes et peu attractifs pour le grand public. Pour les ONG et pour les Libériens, l’enjeu est pourtant de taille.
« Ce procès est très important pour les victimes car personne n’a jamais été condamné dans notre pays pour les atrocités commises par les différentes factions militaires durant la guerre civile », déclare Hassan Bility, directeur de l’ONG libérienne Global Justice and Research Project, le partenaire local de Civitas Maxima. Une situation qui, d’ailleurs, commence à changer à ses yeux. « Beaucoup de parlementaires qui se présentent pour les élections du 8 décembre prochain au Libéria en ont fait un enjeu de campagne, en raison de la forte demande populaire pour l’établissement d’un tribunal de guerre au Liberia », explique Bility.
Ce qui se déroule à Bellinzone à partir de ce 3 décembre risque donc de ne pas rester à Bellinzone.