La lumière et l’atmosphère sont théâtrales au centre international de conférence de Bamako. Isac Dara, 42 ans, témoigne et raconte, face à cinq commissaires de la Commission vérité justice et réconciliation (CVJR), ce jour du 9 juin 2019 qui a bien failli être son dernier.
Vers 17 h, le crépitement des armes vint déchirer l’habituelle quiétude dominicale. Des hommes armés pénètrent dans son village du centre du Mali, Sobane Da, et tirent à vue. De loin, Isac voit des amis et connaissances fauchés par les balles. En panique, il se réfugie avec plusieurs personnes dans une maison. Les assaillants que le quadragénaire n’a pu identifier y mettent le feu et postent l’un d’eux devant afin de s’assurer que tout flambe. A l’intérieur, au milieu des cris de douleur et du rouge vif des corps en train de brûler, Isac s’adresse à son Seigneur : « Suis-je destiné à mourir ainsi ? » questionne-t-il. Il ne s’y résout pas, et alors qu’une partie de son corps se consume, il enjambe une fenêtre et s’enfuit.
Plus d’un an après, il a du mal à évoquer ce traumatisme. Lui, qui en porte encore les stigmates. Devant l’assistance, il relève les manches de sa chemise en coton, découvrant un bras affreusement brûlé. « Je ne peux plus travailler, ni faire grand-chose » se lamente t-il. Le silence dans la salle devient pesant, une des commissaires submergée par l’émotion pleure. Ousmane Oumarou Sidibé, le président de la CVJR, questionne Isac :
- Dans quel état d’esprit êtes-vous ? Qu’attendez-vous ?
- Le pays est en perdition, nous ne pouvons plus retourner dans notre village, nous n’avons plus rien, nous souhaitons que les autorités aident les victimes.
Un manque d’assistance aux victimes plusieurs fois évoqué lors de l’audition des douze témoins de cette deuxième audience publique de la CVJR – organisée une année après la première, fin 2019. Isac était accompagné d’un autre survivant de cette attaque de juin 2019, dont le récit a précédé le sien. Lazare Dara a perdu, au cours de cette journée, quatorze membres de sa famille. Son père, sa mère, ses enfants brûlés vifs, et son frère abattu d’une balle dans la tête. Il a assuré avoir enterré, avec d’autres survivants, pas moins de 102 corps. Le bilan initial de l’attaque annoncé dans des médias s’élevait à 95 victimes, plus tard revu à la baisse par les autorités. Une chose est sûre, le village de Sobane Da, dans la région de Mopti, en proie depuis 2015 aux violences n’était plus que cendres.
L’onde de choc Ogossagou
Le massacre de Sobane Da partage des similitudes avec celui d’Ogossagou, perpétré quelques mois plus tôt. Egalement situé dans la région de Mopti, le village fut rasé, une grande partie des habitants décimés. Le 23 mars 2019, Ogossagou a provoqué une véritable onde de choc dans le pays, les images d’enfants calcinés et de corps enchevêtrés suscitant l’émoi auprès des Maliens. Le récit de cet événement était donc très attendu. En donnant la parole aux victimes, le président de la CVJR annonce solennellement : « Le Mali vous entend, le monde vous regarde ». L’audience est retransmise en direct sur la chaine nationale.
Coiffé d’un bonnet, masque chirurgical sur le visage, Abdoulaye Barry, 52 ans, se place face aux commissaires. Les lumières dans la salle se tamisent, seuls les commissaires et les victimes sont éclairés. Barry débute son récit. Un évènement s’est produit la veille, dit-il. Un accrochage opposant des Dogons à certains jeunes de la communauté peule. Il y a eu des échanges de tirs jusqu’à l’arrivée des gendarmes. Le lendemain, à l’aube, des coups de feu réveillent les villageois. Les armes sont automatiques cette fois-ci et non plus les traditionnels fusils des chasseurs dogons. Barry confie une partie de sa famille à l’érudit du village, avant d’aller se réfugier dans une autre localité. Après la tuerie, il revient sur ses terres qu’il ne reconnait plus. En se rendant chez l’érudit, le berger enjambe de nombreux corps. Le bilan officiel du massacre communiqué par les autorités est de 157 morts.
Gardant toujours espoir de retrouver sa famille, il s’approche de la maison brûlée. Des corps calcinés tout autour, une odeur tenace, il a perdu plusieurs membres de sa famille dont son très jeune fils mort dans les bras de l’érudit, tous deux asphyxiés assure-t-il. Avec d’autres villageois, il décide d’enterrer les corps dignement. Mais les membres calcinés se détachent. Ils doivent s’aider de pelles afin de « ramasser » les morceaux. Au milieu de cette désolation, il aperçoit la dépouille de sa sœur, enceinte de sept mois. Lorsqu’il la prend, le bébé tombe. Barry marque une pause dans son témoignage. Il éclate en sanglot, longuement. La milice dogon Dan Na Ambassagou a été accusée d’être responsable de la tuerie par les autorités, qui ont dissout le mouvement le lendemain de l’attaque, sans néanmoins parvenir à le désarmer. En dépit de la douleur, Barry conclut par un appel à la paix : « Si les Peuls tuent tous les Dogons, ou l’inverse, personne n’aura gagné, l’entente est nécessaire, il en va de notre salut. »
« Pourquoi ? »
Plusieurs victimes restaient en quête de réponses après cette audience. La CVJR ne leur offre qu’un cadre pour exprimer leurs souffrances. A la différence des tribunaux, elle ne cherche pas à établir la culpabilité des auteurs présumés. Elle ne confronte pas non plus victimes et bourreaux comme cela a pu être le cas d’autres commissions vérité. La question « pourquoi ? » est très souvent revenue. Mariam Cissé, 46 ans, a demandé à savoir pourquoi son père a été tué par l’armée malienne à Léré dans le nord du Mali. Le très jeune Aboubakar Saddek Ould Mohamed, 19 ans, a posé la même question. Il affirme que son père et son oncle ont été tués par les forces armées maliennes en 2013 dans la ville de Tombouctou. « Je veux savoir pourquoi, je veux que l’on me ramène mon père, à défaut, que l’Etat prenne en charge sa famille » requiert celui qui a dû abandonner ses études pour s’occuper de sa mère et de ses frères et sœurs. « Le message a été entendu », lui a rétorqué le président de la CVJR.
Quatre autres audiences publiques doivent se tenir avant la fin prévue de son mandat, le 31 décembre 2021 et la publication de son rapport final. La CVJR indique qu’elle a reçu 19.000 dépositions sur les violations de droits de l’homme depuis sa création, en 2016.