Lilly Oyella, 42 ans et son mari Samuel Akera, un agriculteur, vivent avec leurs sept enfants dans une maison ovale au toit de chaume réalisé en mêlant de la boue à l’herbe à tortue. Nous sommes dans le hameau d'Amilobo, paroisse de Palema, à Lamogi, à environ 20 km de Gulu, la capitale régionale du nord de l'Ouganda. La minuscule parcelle d'Oyella est entourée de petits jardins d'ignames, de patates douces, de manioc, de simsim, de haricots, de bananes et de variétés d'autres légumes verts - tous des délices dans cette partie du pays -, ainsi que de chèvres et de poulets élevés sur de petits terrains. Cette région est située au milieu d'une vaste savane verdoyante, à cheval sur la route principale de Juba qui relie l'Ouganda à son voisin du nord, le Sud-Soudan.
C'est en 2002 que les rebelles de l'Armée de résistance du Seigneur (LRA) de Joseph Kony ont frappé pour la première fois le village, puis lors d'une autre attaque en 2004. Lors de ces deux incidents, Oyella a été blessée, mais la seconde fois elle attendait un bébé. Aujourd'hui, son traumatisme paraît aussi frais que s'il était survenu hier. "Ils nous ont entourés et nous ont battus sérieusement alors que j'étais enceinte. J'ai eu de graves douleurs au dos et les médecins ont découvert plus tard que les coups m'avaient endommagé la colonne vertébrale", nous confie Oyella lors d'une visite à son domicile en novembre dernier. "A l'accouchement, ils ont découvert que le bébé avait des complications. Ses testicules étaient enflés et les médecins ont recommandé une opération. Je n'avais pas d'argent sur moi car tout ce que nous avions avait été perdu pendant la guerre", déclare-t-elle.
Des programmes ambitieux
Un jour, au marché hebdomadaire de Pakiri, Oyella a été présentée en 2015 par une amie à la Gulu Women Economic Development and Globalisation (GWED-G), une organisation fondée par des femmes victimes des violences de la LRA dans le nord de l'Ouganda.
GWED-G est l'une des six organisations à but non lucratif par l'intermédiaire desquelles le Fonds au profit des victimes (TFV) de la Cour pénale internationale (CPI), agissant dans le cadre d’un mandat d'assistance, à fournir une assistance et une réhabilitation aux victimes dans 18 districts du nord de l'Ouganda, en offrant des services aux victimes de crimes contre l'humanité et de crimes de guerre par l'intermédiaire d'un réseau d'ONG locales et internationales. De 2015 à 2018, le TFV a conclu un partenariat avec le GWED-G, l'Agence de développement du district d'Amuria (ADDA), les services de santé d'Ayira (AHS), le Centre pour les enfants en situation vulnérable (CCVS), l'Association des producteurs de piments du nord-est (NECPA) et l'Organisation psychosociale transculturelle (TPO), toutes situées dans le nord de l'Ouganda. Cinq des six projets ont reçu un financement pour des activités destinées à réparer les préjudices subis par les survivants de violences sexuelles et basées sur le genre. Les organisations sélectionnées devaient fournir des services de réhabilitation tels que des soins médicaux pour les victimes de violences sexuelles ; des services d’écoute et de soutien psychologique ; de la chirurgie plastique reconstructive pour les blessures au visage, à la tête et les brûlures ; des services de chirurgie orthopédique ; l'ajustement et la réparation de prothèses et d’appareils orthopédiques ; de la physiothérapie ; de la chirurgie corrective pour retirer des objets étrangers tels que des balles ou des éclats d'obus ; de la chirurgie réparatrice post-brûlure; des initiatives de sensibilisation des communautés victimes ; et des consultation d’orientation vers les soins et le suivi post-opératoires.
En plus de ces objectifs de facilitation de l’accès aux services chirurgicaux et médicaux de réhabilitation et à des soutiens psychologiques, le TFV a voulu soutenir l’apaisement et la réconciliation au niveau communautaire par des campagnes de sensibilisation et d'information visant à réduire la stigmatisation et la discrimination que subissent souvent les victimes de graves violations des droits humains. Le portefeuille 2015 de tous ces projets s'élevait à 735 000 euros, selon les chiffres officiels du Fonds.
Payer les factures
Oyella et son fils Sam Ojok - qui a maintenant 14 ans et fréquente l'école primaire toute proche - ont reçu des soins médicaux à l'hôpital Lacor de Gulu où elle et Ojok ont subi, respectivement, une opération de la colonne vertébrale et des testicules. "Le GWED-G a payé les factures pour mon fils et moi-même, y compris le transport aller-retour à l'hôpital", décrit-elle.
Comme Oyella, un autre bénéficiaire du Fonds, Wilson Kweya, 68 ans, un commerçant retraité des parcs nationaux d'Ouganda, et beaucoup d'autres y compris ceux qui ont refusé d'être interviewés par crainte de perdre une future aide, ont tous déclaré qu'ils ne savaient pas combien le Fonds avait dépensé pour leurs factures médicales. Kweya a reçu plusieurs balles lors d'une attaque de la LRA. Les orteils de sa jambe droite sont déformés, une énorme cicatrice est visible sous son genou, et sa blessure toujours suintante témoignent de ce que cet homme vit quotidiennement, depuis l’attaque. « Ce que nous voulions surtout, c'était d'être soignés, pas de savoir combien on avait dépensé en frais médicaux. Ce système était probablement transparent, sinon nous n’aurions pas été soignés » commente Kweya.
"Nos bénéficiaires ont été informés du coût du traitement et de l'aide", déclare à Justice Info Bosco Ezangu, ancien gestionnaire au GWED-G et maintenant en charge de la section des droits humains de l'organisation, contredisant certains bénéficiaires. Selon Ezangu, afin de les responsabiliser, les bénéficiaires devaient signer des formulaires de factures médicales lorsqu'ils recevaient un traitement, et les hôpitaux partenaires devaient déposer leur demande de remboursement chaque mois. "En outre, nous leur donnons des semences, des chèvres vivantes, comme moyens de subsistance", ajoute Ezangu.
« Le Fonds a fait un travail louable »
Kweya, père de neuf enfants, déplore que le programme se soit terminé, avant que ses terribles douleurs ne disparaissent. Il se dit heureux d'avoir été traité mais déçu que le projet ait été arrêté car il était censé continuer à recevoir un traitement jusqu'à ce qu'il aille mieux.
La directrice exécutive du GWED-G, Pamela Judith Angwech, précise qu'au moment où le Fonds a cessé ses activités, l'organisation avait permis la pose de plus de 1780 prothèses de membres au cours des trois années qu’a duré le programme. "Nous avons traité de nombreux cas compliqués qui ont coûté entre 6 et 30 millions de shillings ougandais [entre 1 630 et 8 100 USD] par patient. Le remplacement de la hanche était le plus cher et coûtait environ 30 millions. Les subventions par organisation allaient de 300 millions [environ 82 000 dollars] à 700 millions [environ 170 000 dollars] chaque fois que le Fonds lançait un appel à manifestation d'intérêt. Bien que nous appréciions un tel soutien de la part du Fonds, les montants restaient limités étant donné que nous ne travaillions que dans six districts et que nous aurions voulu avoir plus de moyens. Environ 800 personnes touchées par la guerre, dont certaines ont bénéficié du projet et étaient censées recevoir plus d'aide, ont été laissées sans suivi après la clôture du projet", indique Angwech. Selon elle, au moment où le projet a pris fin, le GWED-G avait reçu environ 540 000 USD.
Ezangu, Angwech ainsi que le président du district de Gulu, Ojara Mapinduzi, qui est le plus haut responsable politique d'un district d'environ 400 000 personnes, parlent en termes élogieux du Fonds et ne doutent pas qu'il remplissait sa mission. "Le Fonds a fait un travail louable. Il a profité à des centaines de personnes qui avaient perdu des membres et leurs moyens de subsistance", estime Mapinduzi.
"Un rôle de communication important pour la CPI"
Néanmoins, Martin Aliker, un chercheur et analyste indépendant, estime que le Fonds faisait double emploi avec des programmes que d'autres organisations à but non lucratif avaient mis en place dans cette région autrefois troublée. "Le Fonds a fonctionné comme n'importe quelle autre organisation à but non lucratif ordinaire", analyse Aliker, qui réside à Gulu. "Dès le début, la définition des victimes de guerre du Fonds était limitée. Que faisaient-ils des enfants sans abri qui sont dans la rue ? Il y a un lien direct entre la guerre et les enfants des rues ou les familles dont des membres ont disparu à cause de la guerre", a-t-il souligné. "Le Fonds s'est concentré sur les cas très médiatisés, et sur les organisations à but non lucratif qui opéraient dans ces zones avant lui. Il n'a pas réussi à faire la différence pour traiter des cas négligés, ce qui a entraîné une duplication des programmes", ajoute-t-il.
"Le choix des interventions du Fonds rend l’évaluation de l’impact impossible. Par exemple, comment vérifier l'impact sur le soutien psychosocial qu'ils ont apporté aux victimes ? Qui peut dire si une victime est plus ou moins traumatisée qu'avant l'intervention du Fonds", s’interroge-t-il. "Le Fonds a offert des formations pour permettre le développement d’activités de subsistance économique sans répondre aux besoins réels des victimes. Par exemple, des formations à l’entreprenariat mais sans donner le capital de départ. Même si on leur donne un capital de départ, les victimes ont des besoins vitaux, comme celui de nourrir leur famille, qui fait qu’ils utilisent ce capital pour des besoins immédiats", dit-il. "Le Fonds a joué un rôle de communication important pour la CPI. Il a aidé à contrôler et à gérer les attentes des victimes, leur donnant de faux espoirs", tranche-t-il.
"Alors que le Fonds a été utile à ceux qui avaient besoin d'une assistance médicale comme le remplacement de membres, il n'a pas réussi à mettre en place un mécanisme de suivi pour réparer et construire la vie de ces victimes", modère Aliker. "Tout n'est pas perdu : certaines personnes ont bénéficié de soins médicaux et d'un petit soutien pour accroître leurs moyens de subsistance. Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras. »