Au lendemain de la création du Tribunal spécial pour le Liban (TSL), en 2007, des collègues et moi-même avons écrit un article dans lequel nous concluions que "le TSL reste limité dans sa portée et ne peut être, tout au plus, qu'un premier pas vers l'avènement d'une culture de la responsabilité au Liban". Plus d'une décennie plus tard, le premier jugement du tribunal dans l'affaire qui a déclenché sa création montre que même notre optimisme prudent n'était sans doute pas justifié. Pire encore, le TSL a peut-être contribué à renforcer la culture d'impunité qui a prévalu au Liban depuis son indépendance.
Après 15 ans d'enquêtes et un procès auquel ont contribué trois organismes internationaux successifs - la mission d'enquête Fitzgerald nommée par le secrétaire général des Nations unies, la Commission d'enquête internationale indépendante de l’Onu (UNIIIC) et le TSL lui-même - la chambre de première instance du tribunal a prononcé, le 18 août 2020, un jugement condamnant par contumace Salim Ayyash, un agent du Hezbollah de rang subalterne (désigné dans le jugement comme un partisan du Hezbollah), pour l'assassinat de l'ancien Premier ministre libanais Rafic Hariri dans une explosion massive qui a tué 22 personnes. Trois autres accusés, également en fuite, ont été acquittés. Le 11 décembre 2020, Ayyash a été condamné par le TSL à la prison à vie.
Le péché originel : être une goutte d'eau dans un océan de crimes impunis
Depuis 1975, le Liban a connu une succession de guerres marquées par de très graves violations des droits de l'homme restées non jugées, y compris des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité. La guerre de 1975-1990 s'est achevée par une loi d'amnistie générale qui a complètement ignoré les droits et les revendications des victimes. Les crimes de guerre, fort documentés, commis pendant la guerre de juillet 2006 opposant Israël et le Hezbollah sont restés impunis à ce jour. En mai 2008, la violence sectaire qui a éclaté au Liban à la suite du déploiement de combattants du Hezbollah à Beyrouth et dans les régions avoisinantes s'est accompagnée de crimes flagrants qui, eux non plus, n'ont jamais été poursuivis.
Dans ce contexte d'abus généralisés et d'impunité persistante, la légitimité du TSL a été, dès le départ, aux yeux des Libanais, minée par son mandat étroit que beaucoup ont considéré comme une simple justice sélective. (Le mandat principal du TSL est de juger les personnes accusées de l'attentat du 14 février 2005 qui a tué Hariri. Il s’étend également à quelques autres attentats ayant un lien avec l'assassinat de Hariri.) Le jugement du TSL n'a rien fait pour résoudre ce problème de légitimité dont souffre l'institution depuis sa création. Au contraire, le prononcé du jugement a été perçu par la plupart des Libanais comme la montagne qui a accouché d’une souris.
La légitimité du TSL a été, dès le départ, aux yeux des Libanais, minée par son mandat étroit que beaucoup ont considéré comme une simple justice sélective.
Malgré son péché originel de sélectivité, le TSL aurait pu être l’occasion de briser le cycle d'impunité au sujet des assassinats politiques dans le pays. Depuis son indépendance, le Liban a en effet été le théâtre de centaines d'assassinats ou tentatives d'assassinats politiques qui sont restés impunis. Ils ont visé des hauts fonctionnaires, des personnalités politiques de premier plan, des parlementaires, des journalistes et des intellectuels renommés, dont deux présidents et trois premiers ministres. Nombre de ces attaques ont été suivies par une instabilité et des violences qui ont fait des centaines de victimes. En mettant fin à une impunité totale dans cette succession d'assassinats et de violences consécutives, l'espoir était qu'un précédent national en matière de responsabilité serait créé. Toutefois, pour que cela se produise, le procureur du TSL devait tirer pleinement parti des énormes moyens dont il disposait et des solides outils juridiques que lui offrait le statut du TSL pour exposer le système ayant permis les assassinats relevant de la compétence du tribunal et pour révéler la chaîne de commandement derrière ces crimes.
Une conclusion absurde
Après les multiples échecs de l'enquête libanaise sur l'assassinat de Hariri, que beaucoup ont considérée comme une succession de tentatives de dissimulation, les Libanais avaient l'espoir que les moyens et l'indépendance garantis par un tribunal international permettraient de s'assurer que ceux ayant ordonné et exécuté l'assassinat de Hariri, qui a fait 21 morts, seraient tenus pour responsables, quelle que soit leur influence ou leur puissance.
Après avoir, selon les estimations, dépensé près d'un milliard de dollars, à l’issue de neuf ans d'enquête et six ans de procès, le TSL a condamné un agent du Hezbollah de rang subalterne en déclarant étrangement, dans son jugement, que "la Syrie et le Hezbollah pouvaient avoir des motifs d'éliminer M. Hariri et certains de ses alliés politiques" mais qu’"il n'y a aucune preuve que la direction du Hezbollah ait été impliquée dans le meurtre de M. Hariri et il n'y a aucune preuve directe de l'implication syrienne dans ce meurtre", ajoutant qu'"il n'y a aucune preuve que M. Ayyash ou M. Badreddine [commandant militaire du Hezbollah initialement mis en accusation et tué, en 2016 en Syrie, dans des circonstances inconnues] ait reçu l'ordre de la direction du Hezbollah de fournir un soutien logistique pour l'assassinat de M. Hariri.”
Toute personne ayant une connaissance élémentaire du Hezbollah sait qu'il serait impossible de mener une opération d'une telle ampleur, visant une personnalité politique de premier plan au Liban et dans la région, sans l'implication de la direction du mouvement.
Toute personne ayant une connaissance élémentaire du Hezbollah sait qu'il serait impossible de mener une opération d'une telle ampleur, visant une personnalité politique de premier plan au Liban et dans la région, sans l'implication de la direction du mouvement. Le Hezbollah est une organisation hautement hiérarchisée et centralisée, où aucune opération de ce type ne pourrait être organisée ou exécutée sans un ordre - et encore moins sans la connaissance - de ses dirigeants.
Le jugement a été accueilli avec un mélange d'incrédulité, de dérision et de ressentiment par le public libanais mais aussi syrien. En quelques heures, les plateformes des médias sociaux ont été inondées de commentaires se moquant du jugement, le qualifiant d’absurde et le dénonçant comme politisé. Selon l'une des nombreuses blagues qui ont circulé après le jugement, il semblerait que Salim Ayyash se soit levé un matin de mauvais poil et ait décidé de tuer le plus puissant politicien du Liban. Dans une autre plaisanterie, toute l'affaire se résumerait à un appel téléphonique d'Ayyash (le jugement s'appuyait principalement sur des données de télécommunication), en référence à une chanson arabe sans rapport avec le dossier et datant des années 1990, du musicien populaire libanais Ziad Rahbani, intitulée talfan Ayyash (Ayyash a appelé).
Se plier aux menaces politiques
Pour ceux qui ont suivi le processus de près, l'issue était, dans l'ensemble, prévisible puisque la Chambre de première instance devait s'en tenir aux actes d'accusation et aux preuves présentés par le procureur. Mais une question vient alors immédiatement à l'esprit : pourquoi le procureur a-t-il clairement choisi d'éviter de se pencher sur la chaîne de commandement derrière l'assassinat de Hariri ? Si des preuves solides d'un ordre direct de la direction du mouvement n'étaient pas disponibles, pourquoi le procureur s'est-il abstenu de retenir une responsabilité hiérarchique, prévue par l'article 3, paragraphe 2 du règlement du TSL ?
De sérieux doutes sur le travail du procureur ont été exprimés par l'éminent journaliste libanais Michael Young qui a couvert l'enquête depuis ses débuts. Dans un article accablant publié avant le jugement, il suggère que Serge Brammertz, premier procureur du TSL, "ne voulait rien découvrir" parce qu'il "a peut-être senti que l'Onu craignait que le fait de nommer les assassins de Hariri ne conduise à un conflit religieux" dans la région, suite aux menaces proférées par le président syrien Bachar el-Assad devant le secrétaire général de l'Onu Ban Ki-moon lors d'une réunion à Damas, information divulguée plus tard dans la presse.
Le mirage de l'indépendance politique
Le soir du jugement, à la stupéfaction de nombreux Libanais, Charles Rizk - qui, en tant que ministre de la Justice du Liban en 2006/2007, a supervisé les négociations avec l'Onu sur la création du TSL - a révélé lors d'un talk-show populaire qu'il avait partagé chaque projet de statut du TSL avec le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, au cours des négociations, et a ajouté qu'il l'avait fait en coordination avec Wafik Safa, dont le nom apparaît plus de vingt fois dans le jugement du TSL en tant que chef, en 2005, de l'unité centrale de liaison et de coordination du Hezbollah.
Les Libanais espéraient qu'un tribunal international protégé des pressions et des interférences politiques serait en mesure d'enquêter de manière indépendante et complète sur l'explosion massive qui a tué Hariri sur le front de mer de Beyrouth, en 2005. Mais le jugement du TSL les a laissés avec l'impression que l'indépendance du tribunal n'était qu'un mirage et le sentiment que, une fois de plus, l'impunité prévaudrait. Leur ressentiment a été exacerbé lorsqu'ils ont appris par les médias à quel point le coût du processus était exorbitant. Au cours des 13 dernières années, les contribuables libanais ont fourni annuellement 49% du budget du TSL.
Les Libanais espéraient qu'un tribunal international protégé des pressions et des interférences politiques serait en mesure d'enquêter de manière indépendante et complète. Mais le jugement du TSL les a laissés avec l'impression que l'indépendance du tribunal n'était qu'un mirage et le sentiment que, une fois de plus, l'impunité prévaudrait.
La seule personne impliquée dans l'enquête dont les Libanais se souviennent avec émotion et dont ils ont salué la mémoire le jour du jugement est le capitaine Wissam Eid, un enquêteur de la police libanaise âgé de 32 ans dont le travail novateur a permis de découvrir les données de télécommunications qui allaient servir de pièces à conviction centrales dans ce dossier. Wissam Eid a été tué en 2008 par une voiture piégée, dans la banlieue de Beyrouth. Un autre enquêteur libanais clé sur l'assassinat de Hariri, Samir Shehadeh, avait survécu à une bombe qui avait ciblé son convoi, deux ans plus tôt, et l'avait gravement blessé. Le TSL, qui s'est massivement appuyé sur le travail de Eid, n'a pas pu assurer sa sécurité et sa protection. Dans son jugement de 2228 pages, le tribunal ne mentionne jamais le nom de Eid, sauf de façon marginale, dans la note de bas de page numéro 4644.
Le pire modèle au pire moment
En résumé, le TSL a démontré qu'il combinait certains des pires inconvénients des institutions judiciaires internationales - un processus coûteux, une bureaucratie lourde et une déconnexion par rapport à ceux auxquels il est censé rendre justice - avec les problèmes les plus aigus qui caractérisent si souvent les initiatives pénales nationales : de fortes suspicions d'ingérence politique et de sérieux risques pour la sécurité des personnes impliquées dans une enquête.
Une telle conclusion ne pouvait pas arriver à un pire moment pour le Liban, mais aussi pour la Syrie. Le jugement a été rendu deux semaines après qu'une nouvelle explosion gigantesque ait dévasté Beyrouth, le 4 août 2020, tuant plus de 200 personnes, en blessant des milliers et laissant des centaines de milliers de personnes sans abri. Pour les Libanais, seule une enquête internationale pouvait permettre d'en découvrir les causes et d'en identifier les responsables. Mais le jugement du TSL leur a produit l’effet d’une douche froide et a anéanti l’espoir qu'un organisme international puisse effectivement faire éclater la vérité sur l'explosion du 4 août.
Ce fut également un choc pour les Syriens. Depuis une décennie, ils se battent pour que justice soit faite et que les responsables des crimes horribles qu'ils ont subis depuis 2011 soient présentés à la justice. Ils peuvent maintenant sérieusement remettre en question la capacité de la justice internationale à faire la lumière sur ces crimes.
Premier et unique tribunal pénal international établi pour le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord, le Tribunal spécial pour le Liban a été considéré comme un premier pas pour que des comptes soient rendus. Il a donné de l'espoir aux victimes. Treize ans plus tard, il s'avère être un nouveau revers pour la justice, dont l'héritage ne fera que perpétuer la culture d'impunité au Liban.
HABIB NASSAR
Habib Nassar est directeur de la politique et de la recherche à Impunity Watch. Avocat et défenseur des droits de l'homme, il possède près de 20 ans d'expérience en matière de justice pénale et de réparations pour les victimes. Il a beaucoup travaillé dans plusieurs pays du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord, notamment en Algérie, en Égypte, en Irak, au Liban, au Maroc, en Syrie, en Tunisie et au Yémen.