Commencé le 23 octobre 2000, ce procès est considéré comme l'un des plus importants dont le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) est saisi, car le parquet conçoit "les médias de la haine" comme le véhicule du génocide anti-tutsi et des massacres D'opposants qui ont fait un million de morts au Rwanda entre avril et juin 1994.
Les observateurs estiment qu'à terme les juges devront non seulement se prononcer sur l'idéologie alléguée du génocide, mais également définir les contours D'un des droits fondamentaux de l'homme, la liberté D'expression.
Les accusés Ferdinand Nahimana et Jean-Bosco Barayagwiza sont des responsables allégués de la Radio-télévision libre des Milles collines (RTLM) qui a incité au génocide, tandis que Hassan Ngeze était directeur et rédacteur en chef de la revue Kangura, taxée D'extrémisme.
Ferdinand Nahimana, 52 ans, le premier accusé à présenter sa défense, est notamment suspecté D'avoir été l'un des "idéologues" du génocide. Tout comme
ces coaccusés, il plaide non coupable.
Profil de Nahimana
Ferdinand Nahimana est né à Gatonde (province Ruhengeri, nord du Rwanda) en 1950. Docteur en histoire, l'accusé a notamment été professeur à l'Université nationale du Rwanda (UNR) et directeur de l'Office rwandais D'information (ORINFOR), qui gérait les médias officiels.
En 1994, il était ministre désigné pour représenter le parti présidentiel, le Mouvement républicain national pour la démocratie et le développement (MRND), dans le gouvernement de transition qui devait également comprendre l'ex-rébellion à dominante tutsie, le Front patriotique rwandais (FPR). La mise sur pied de ce gouvernement constituait le principal résultat de l’accord de paix signé en août 1993 à Arusha entre le FPR et le gouvernement D'alors.
Se présentant comme un "gentleman", Ferdinand Nahimana, a tout au long de son témoignage qui a débuté le 16 septembre, affirmé que, de sa vie, il
n'avait jamais discriminé qui que ce soit. l'accusé a par ailleurs indiqué que, à aucun moment, il n'a adhéré au parti sectaire, la Coalition pour la défense de la République (CDR), ou contribué à la création de la milice Interahamwe, considérée comme le fer de lance du génocide.
Ferdinand Nahimana se définit comme "un chantre" de la politique de paix et D'unité des Rwandais prônée par l'ancien président Juvénal Habyarimana, dont
la mort le 6 avril 1994, dans un attentat, a constitué l’élément déclencheur du génocide.
Dès le 7 avril 1994, Ferdinand Nahimana a déclaré s'être abrité à l'ambassade de France à Kigali, suite à l'insécurité. Le 12 avril 1994, il sera évacué sur Bujumbura D'où il rejoindra l'est de l'ex-Zaïre, avant de s'installer dans la ville frontalière rwandaise de Cyangugu (sud-ouest) vers fin avril 1994.
Ferdinand Nahimana indique que durant cette époque, il était coupé du monde politique et de la radio RTLM, dont il est, dit-il, un des douze membres du
comité D'initiative.
l'accusé renoue avec les politiques fin mai 1994. C'est à ce moment-là qu'il est convoqué par le président intérimaire, Théodore Sindikubwabo, qui lui propose de faire partie de sa délégation au sommet de l'Organisation de l'Unité Africaine (OUA) prévu en Tunisie à la mi-juin. Il aurait été choisi en sa qualité D'historien.
De retour de Tunisie, Ferdinand Nahimana travaillera "sporadiquement" comme conseiller du président Sindikubwabo, pour les affaires concernant l'opération militaire française au Rwanda "Turquoise". Il quittera définitivement son pays le 14 juillet 1994, dans la foulée de la victoire militaire du FPR.
Haïr les Tutsis
Le parquet reproche à Ferdinand Nahimana une haine des Tutsis dès son jeune âge. Il aurait fait preuve de discrimination anti-tutsie à plusieurs reprises, quand il était étudiant, en 1973, puis professeur à partir de 1977 et en tant que directeur de l'ORINFOR, de fin 1990 à début 1992.
Des témoins cités par le parquet allèguent qu'il aurait été notamment membre D'un "comité de salut" qui a participé à la chasse D'étudiants tutsis sur le campus universitaire de Butare (sud) en 1973. Nahimana se défend vigoureusement D'avoir appartenu à un tel comité. Il pointe plutôt un doigt accusateur vers certains de ses condisciples dont certains, comme l'ex-président Pasteur Bizimungu, sont, quelques années plus tard, devenus des responsables au niveau supérieur de l'Etat.
"Je venais du nord, je n'avais pas D'assise au sud et J'étais pris pour un Tutsi [l'accusé se réfère à sa physionomie]. Et J'aurais pris le risque de m'aventurer dans la ville de Butare ?", répond-il à ces allégations.
Ferdinand Nahimana déplore au passage le départ forcé de plusieurs de ses amis tutsis, y compris ses coéquipiers au sein de la sélection de basketball de l'université. "C'est une situation révoltante que nous avons vécue à ce moment là", se souvient l'accusé.
Devenu professeur à l'université, à la faveur de la "rwandisation" de l'enseignement supérieur, Ferdinand Nahimana déclare qu'il a toujours entretenu de bons rapports avec l'ensemble des étudiants, y compris les Tutsis. Devant la chambre, il se rappelle que deux de ses meilleurs étudiants à cette époque étaient les Tutsis Edouard Masango et Alphonsine Kabagabo.
Durant sa vie de professeur, Ferdinand Nahimana a également beaucoup écrit sur l'histoire du Rwanda. "Je pense que J'étais le second [à publier autant]
après [l'abbé Alexis] Kagame", a déclaré Ferdinand Nahimana. C’est sur ce terrai-là que le procureur l’a également attaqué, alléguant que ses publications étaient extrémistes. l'accusation estime qu'il aurait propagé l'idéologie de la suprématie hutue, à travers ses écrits. Il lui est par ailleurs reproché D'avoir été le théoricien D'une "défense civile" antérieure au génocide et milité dans les rangs des Interahamwe.
A toutes ces accusations, Ferdinand Nahimana a rétorqué que ceux qui formulent de telles allégations ont dénaturé les textes. Il a ensuite répondu aux allégations du parquet selon lesquelles il aurait licencié des employés tutsis en raison de leur appartenance ethnique lorsqu’il dirigeait l'ORINFOR. Pas du tout, a-t-il répliqué. Selon lui, les licenciements effectués étaient autorisés par le conseil D'administration et ne visaient que des employés incompétents ou indisciplinés, pas des Tutsis.
l'accusé a ajouté, que contrairement aux allégations du parquet, du personnel tutsi avait été embauché parmi les agents de la toute nouvelle télévision rwandaise.
Ferdinand Nahimana a par ailleurs affirmé avoir participé à une commission D'experts sur le problème des réfugiés rwandais, alors essentiellement Tutsis, qui avait proposé la suppression de la mention ethnique dans les documents rwandais D'identité.
Nahimana et la RTLM
Il appartiendra donc à la chambre de trancher sur la haine profonde qu’ aurait éprouvé Nahimana pour les Tutsis. Mais il lui appartiendra aussi de juger de son rôle politique et idéologique entre 1993 et juillet 1994. Le parquet lui reproche d’avoir pris une part active dans les activités de la RTLM d’abord, puis en tant que conseiller du président Sindikubwabo ensuite.
Lui n’a cessé de s’en défendre pendant son témoignage. Le parquet allègue en effet que Ferdinand Nahimana se serait entendu avec des membres de l’entourage du président Habyarimana afin de créer des médias extrémistes destinés à propager une idéologie délibérément anti-tutsie et à appeler à leur élimination comme à celle des opposants politiques. "La RTLM a été utilisée pour diffuser des émissions conçues pour provoquer la haine inter-ethnique et pour inciter la population à tuer et à commettre des actes de violence et de persécution à l'encontre de la population tutsie et à l'encontre D'autres personnes en raison de leur appartenance politique" a déclaré le parquet.
Ferdinand Nahimana a commencé par récuser fermement les allégations du parquet selon lesquelles il aurait exercé le moindre contrôle sur la ligne
éditoriale de la RTLM. "Je ne connais aucun document officiel, je ne connais aucune adresse, aucune déclaration qui m'ait désigné comme directeur de la RTLM. Et si jamais quelqu'un a parlé de Ferdinand Nahimana en tant que directeur de la RTLM, celui-là se serait trompé, car jamais, je n'ai été directeur de la RTLM",
a-t-il déclaré.
Poursuivant, l’accusé a indiqué que la fonction de directeur de la RTLM avait été confiée à Phocas Habimana et que c'était devant ce dernier, ainsi que devant le rédacteur en chef Gaspard Gahigi, que répondaient les journalistes.
De plus, selon lui, la RTLM d’avant avril 1994 n’était en aucun cas une radio extrémiste, qualifiant de de fausses les allégations D'incitation à la guerre d’avant 1994. Pour Nahimana, elles trouvent leur source dans le fait que la RTLM avait accepté le débat contradictoire sur des problèmes naguère tabous comme le conflit ethnique hutu-tutsi et le partage du pouvoir avec le FPR. Pour Nahimana, cela avait heurté certaines sensibilités.
Au cours de son témoignage, Nahimana a établi une coupure nette entre la RTLM d’avant et d’après avril 1994. Selon lui, la RTLM avait été créée pour promouvoir les idées de démocratie et de pluralisme. Mais elle a été détournée de ses objectifs à partir du 6 avril 1994, lorsqu’elle a été récupérée par des "radicaux, des extrémistes dont je ne partage pas la façon de voir et de faire". "Je considérais que la société RTLM ne nous appartenait plus", a-t-il ajouté.
Il a alors reconnu qu’à partir de cette date "des personnes, qui ont versé dans un comportement assassin, ont dû influencer les journalistes" de la RTLM. Se dissociant totalement de cette « nouvelle » RTLM, Nahimana ne mâche pas ses mots pour ces journalistes: "certains se sont mis à fumer du chanvre. Un journaliste drogué ne peut se livrer qu'à ce genre D'émissions assassines", a-t-il déclaré. Prenant l'exemple de Habimana Kantano, journaliste à la RTLM, Ferdinand Nahimana souligne :"Ceux qui géraient la radio à ce moment-là auraient dû empêcher M. Kantano de prendre l'antenne. Qu’ils ne l’aient pas fait me
révolte".
Ferdinand Nahimana a également révélé qu'il avait demandé au président Sindikubwabo, ainsi qu'à son directeur de cabinet, de faire arrêter les émissions de la RTLM. Nahimana était alors devenu conseiller du président Sindikubabo. Là encore, il s’est employé à prouver qu’il n’a pas joué, comme le lui reproche le procureur, un rôle actif auprès du président. Il a voulu faire comprendre que son rôle s’est limité à lui servir D'intermédiaire auprès de « la Turquoise », réfutant tout contact avec le premier ministre du gouvernement intérimaire Jean Kambanda.
"Ce que je sais, c'est que M.Sindikubwabo m'a toujours répété qu’il fallait que les gens cessent de s'entretuer. Et que c'était déplorable. Il m'a toujours dit: 'je vais en parler' l'a-t-il fait? Je ne le sais pas".
Le procès se poursuit mardi avec la déposition du deuxième témoin de la défense de Nahimana.
AT/CE/GF/FH (ME-1021A )