Après avoir connu un des conflits les plus meurtriers de l’après-guerre froide, la RDC se trouve aux prises avec un lourd héritage : la violation systématique et généralisée des droits de la personne par des acteurs relevant ou non de l’État, dans le cadre d’un enchaînement de guerres ininterrompu depuis 1996. Les violences sexuelles, on le sait, y sont monnaie courante, et lui valent le douteux honneur d’être sacrée « capitale mondiale du viol ».
Alimentés par tout un ensemble de facteurs locaux, tels que la propriété de la terre et les tensions ethniques, la compétition pour participer au pouvoir local et national, et la dynamique de la sécurité régionale, les conflits congolais se sont avérés particulièrement inextricables. Cette instabilité persistante, qui a suscité un besoin urgent de mesures de justice transitionnelle, pour mettre fin à l’impunité et favoriser la réconciliation, fait en même temps obstacle à l’objectif recherché.
Adapter la Justice à la Paix
Un problème crucial posé à la justice transitionnelle en RDC est le fait qu’elle a été mise en œuvre dans le contexte d’une violence constante. De ce fait, les efforts déployés pour faire rendre des comptes aux auteurs et réparer les violations des droits de l’homme se sont souvent trouvés en porte-à-faux avec les efforts de construction de la paix privilégiant le partage du pouvoir et le compromis entre des acteurs toujours en armes.
En 2002, l’accord de paix global prévoyait la mise en place d’un gouvernement d’union nationale, avec l’intégration des troupes rebelles dans les forces de sécurité. Des plans d’intégration de soldats rebelles ont constitué, de même, la pierre angulaire d’accords de paix ultérieurs avec des groupes rebelles opérant depuis l’Ituri et le Kivu.
En soutien à ces processus d’intégration, différentes lois d’amnistie ont été adoptées qui n’ont fait que contribuer à enraciner le sentiment d’impunité. Bien que les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et le génocide soient expressément exclus de ces amnisties, ces dernières ont toutefois créé une situation d’impunité de fait à l’égard de la grande majorité des auteurs de violations de droits de l’homme . Ceci s’explique par le fait que les processus d’amnistie n’ont pas été soumis à une supervision institutionnelle, d’où une mise en œuvre aléatoire, et que l’octroi de l’amnistie n’a été soumis à aucune condition particulière, au delà du dépôt des armes. En conséquence, de nombreux auteurs de violations de droits de l’homme ont pu obtenir des postes dans le gouvernement et dans l’armée, étant tacitement entendu que leur réintégration garantirait la pérennité du processus de paix. En fait, rien n’est moins sûr, dans la mesure où ces amnisties à répétition ont parfois indirectement encouragé les forces rebelles à se distancer d’accords de paix et des processus d’intégration.
Par ailleurs, les mesures de réconciliation proposées dans les accords de paix sont trop souvent restées lettres mortes. À l’initiative d’acteurs de la société civile, une Commission vérité et réconciliation a été créée dans le cadre de l’accord de paix de 2002 pour enquêter sur les violations des droits de l’homme commises depuis l’accession à l’indépendance en 1960. Cependant, contrainte de fonctionner dans une période de transition politique et composée de représentants des diverses parties belligérantes, la Commission ne jouissait pas de l’autonomie nécessaire pour lancer des enquêtes et pâtissait de dissensions internes. De plus, la persistance de l’insécurité dans les provinces de l’est et l’insuffisance du soutien des donateurs extérieurs sont venues aggraver l’impuissance de la Commission. En fin de compte, la Commission n’a produit aucun résultat, et les tentatives déployées pour en créer une autre se sont heurtées à une résistance politique motivée par le souci de ne pas compromettre la stabilité et de ne pas menacer des hommes de pouvoir.
Plusieurs accords de paix visant à mettre fin au conflit du Kivu (2006-2013) prévoyaient également la mise en œuvre de mesures de réconciliation. Mais celles-ci sont restées sans effet, le gouvernement et l’ONU ayant choisi d’appliquer en priorité les dispositions militaires de ces accords.
Mise en avant de la justice pénale
Au fil du temps, la justice pénale est venue à occuper une place centrale dans les efforts de justice transitionnelle en RDC. Les premiers appels du gouvernement à l’institution d’un tribunal pénal international pour la RDC n’ont pas réussi à recueillir le soutien de la communauté internationale, qui craignait qu’une telle initiative ne fît capoter le processus de paix. La désignation d’un gouvernement de transition comprenant des membres des anciensgroupes rebelles a en outre rendu un tel tribunal politiquement irréalisable. Au contraire, les autorités congolaises ont préféré saisir la Cour pénale internationale en 2004. Dans une certaine mesure, l’intervention de la CPI en RDC constitue un pas important. Elle a fourni à la Cour ses premiers détenus, après que les autorités eurent transféré trois ex chefs rebelles à la Cour, entre 2006 et 2008. Elle était censée envoyer un signal fort aux acteurs congolais en armes : l’impunité ne serait plus tolérée.
Pourtant, après une décennie d’implication de la CPI en RDC, une conclusion s’impose : dans l’ensemble, sa contribution à la justice a été limitée. Cela est dû, avant tout, à la sélectivité qui a caractérisé ses enquêtes. Les mises en accusation de la Cour, qui se sont limitées à un très petit nombre d’auteurs de violation des droits de l’homme, ne sont pas représentatives du large éventail d’acteurs armés impliqués dans les conflits congolais. La Cour a porté son intérêt principalement sur le district d’Ituri, de de fait négligent les conflits armés du Kivu et du Katanga. Par ailleurs, la Cour n’a pas enquêté sur des individus qui, pourtant connus pour avoir commis des violations des droits de l’homme, avaient été nommés au gouvernement ou à des postes élevés dans l’armée. Dans certains cas, les autorités congolaises et les Nations Unies ont hésité à exécuter des mandats d’arrêt de la CPI contre des individus considérés comme essentiels dans les processus de paix en cours, comme ce fut le cas de Bosco Ntaganda (jusqu’à ce que de son propre chef il se rende à la Cour en mars 2013). Les procédures devant la Cour ont aussi été très lentes — jusqu’à six ans pour le prononcé du premier verdict contre le chef rebelle Thomas Lubanga — et furent entachées d’irrégularités telles que la divulgation d’informations et la fiabilité des témoins et intermédiaires. Ces irrégularités procédurales ont résulté dans le presque échec du procès de Lubanga, l’acquittement du chef rebelle d’Ituri Matthieu Ngudjolo, et la décision de la Chambre préliminaire de ne pas confirmer les charges portées à l’encontre d’un présumé chef des FDLR (Forces démocratiques pour la libération du Rwanda), Calixte Mbarushimana.
De plus en plus l’accent est mis sur la justice pénale intérieure. Bien que la faiblesse de l’autorité publique et d’un système judiciaire délabré pose des problèmes de taille aux actions de justice intérieure, d’importants progrès ont été accomplis sur ce front.
L’investissement d’ONG étrangères et de l’ONU dans les initiatives en faveur de l’état de droit ont conduit à la mise en œuvre de réformes judiciaires et à une augmentation progressive des procès pour crimes de guerre devant des juridictions internes. Pas plus tard qu’en 2004, un programme Union Européenne-Nations Unies pour la restauration du système judiciaire enIturi a abouti à la mise en accusation et au jugement de chefs rebelles.
Plus récemment, des audiences foraines ont également élargi le champ d’action de la justice. Lancés en 2009, ces tribunaux itinérants procurent à des communautés atteintes par des conflits dans des régions éloignées un système judiciaire jusqu’alors défaillant. La rapidité des procès, le caractère public des audiences et la primauté accordée par le tribunal aux crimes sexuels sont de nature à améliorer le fonctionnement de la justice. Bien que prometteuses, ces audience foraines ne sont qu’un premier pas vers le renforcement de l’arsenal judiciaire interne, qui reste dans l’ensemble marqué par un manque de ressources, par la corruption et par des ingérences politico-militaires. De plus, quoiqu’elles aient jugé un nombre impressionnant de coupables — y compris quelques officiers de haut rang—, ceci ne représente qu’une fraction de tous les crimes commis, et le gros des crimes non sexuels reste impuni.
Traîter des forces de sécurité
Le comportement fortement problématique des forces de sécurité en matière de droits de l’homme est devenu un souci majeur de la mission de maintien de la paix de l’ONU, la MONUSCO, ainsi que des donateurs impliqués dans la réforme du secteur de la sécurité. Mais face à la réticence des autorités congolaises, les réformes de sécurité n’ont guère intégré la dimension justice. La mise en place d’un système de vérification— qui permet de filter les membres des forces de sécurité sur base de leur respect des droits de l’homme —a été incluse dans les accords de paix et de désarmement de 2004 et 2013, mais est restée lettre morte.
Suite à la dénonciation des violations des droits de l’homme commises par des unités de l’armée congolaise entraînée et soutenue par les donateurs, des procédures de vérification ont été initiées. En 2010, la MONUSCO a mis en place une « politique de conditionnalité » aux termes de laquelle la fourniture de soutien par les Nations Unies à des unités de l’armée est soumise à une vérificationpréalable du comportement d’officiers des ces unités en matière de droits de l’homme. La logique sous-tendant cette politique est que, si l’ONU est incapable de réprimer les crimes commis, elle peut au moins tenter de prévenir de futures violations. Toutefois, cette conditionnalité s’est avérée difficile à mettre en œuvre, dans la mesure où elle impose des contraintes importantes à la MONUSCO et où les décisions concernant la mise à l’écart des officiers contrôlés appartiennent aux autorités congolaises plutôt qu’à l’ONU. On peut dès lors se demander si cette politique est un instrument efficace pouraméliorer la protection des populations civiles.
Perspectives futures de la Justice transitionnelle
Dans une certaine mesure, la Justice transitionnelle en RDC a contribué à combattre l’impunité, mais les progrès sont lents et partiels. Un obstacle important est le grand nombre de crimes qui ont été commis : les victimes se comptent par millions, les coupables par dizaines de milliers, et les crimes ont été commis sur près de trois décennies. À cela s’ajoute une dimension régionale, due à l’implication d’acteurs étrangers dans les conflits congolais. Qui plus est, des violations en masse des droits de l’homme continuent d’être commises à ce jour, ce qui place la RDC dans la difficile position d’avoir à rendre la justice tant pour le passé que pour le présent. Dans un tel contexte, il y a des limites à ce que peuvent faire les procès criminels. Alors que les tribunaux sont indispensables pour mettre fin au règne de l’impunité et pour mettre au pas les forces de sécurité, cela ne suffit pas à rendre la justice. Des processus de vérité, associés à des réparations, ainsi que des mesures locales de réconciliation peuvent se révéler indispensables au traitement du problème. Si la justice transitionnelle doit soutenir la paix et la justice en RDC, elle devra s’organiser autour de trois objectifs : faire rendre des comptes aux coupables, apporter des réparations aux victimes et restaurer les relations intercommunautaires.
"Crossroads - Road to Justice in the DRC"