L'un des rituels, pour les observateurs de la Cour pénale internationale (CPI) – un peu comme les croyants observent la lune pour marquer le début ou la fin du Ramadan –, est l'annonce annuelle des « examens préliminaires » : quels pays sont analysés par le procureur de la CPI et ont été listés comme pouvant donner lieu à une enquête.
Ce rendez-vous fait désormais partie intégrante de la réunion des États-membres, en décembre. Et sous la direction de l'actuelle procureure Fatou Bensouda - surtout depuis 2013, date à laquelle son bureau a publié une directive politique détaillant son approche - l'analyse des pays qui grimpent ou reculent sur l'échelle des atrocités de masse et des situations sur lesquelles le Bureau du procureur (BdP) va désormais ouvrir une enquête complète, est devenue un réel événement, à de multiples niveaux.
Dans un article publié en décembre 2016, Mark Kersten, commentateur assidu de la justice internationale, a décrit la montée en puissance régulière des rapports annuels de Bensouda comme le reflet "d'une maturité et d'une audace croissantes de la part du BdP, ainsi que d'une volonté évidente de défier les grandes puissances". Carsten Stahn, de l'université de Leiden, a décrit, en 2017 dans le Journal of International Criminal Justice, la façon dont l'ampleur même des crises internationales traitées "a en partie transformé [les examens préliminaires] en une nouvelle sorte de procédure, quelque part entre l'analyse interne, un système d’alerte sur les atrocités et le suivi des situations".
La procureure range ses affaires
Cette année encore, la procureure est venue accompagnée d'une équipe de collègues pour appuyer ses positions. Pourtant, l’événement était inhabituel à au moins deux égards. En raison de la pandémie, les membres de l'équipe du procureur sont intervenus depuis leurs domiciles et bureaux respectifs, via WebEx. C'était aussi la dernière présentation de cette procureure, en poste depuis neuf ans et dont le mandat prendra fin en juin.
Son adjoint James Stewart s’est chargé de l’introduction. Il a présenté cette dernière annonce de l'équipe de Bensouda (un boys' band) comme une occasion de revenir sur le passé, "avec une certaine fierté [de] ce qui a été accompli sous la supervision de Fatou". Son chef de cabinet, Sam Somanesh, et le chef par intérim de la section des examens préliminaires, Rod Rastan, étaient également présents.
Qu'est-ce que cette ultime présentation de Bensouda nous a appris sur l’approche et la direction prises par son bureau ? Et quel héritage laisse-t-elle à son successeur, qui doit être élu le mois prochain ?
Bensouda avait quelques messages spécifiques à faire passer, au-delà de la simple annonce de qui "grimpait ou reculait" dans ses enquêtes potentielles. Tout d'abord, elle s’est dit "occupée à tenir la promesse faite l'année dernière" de conclure le plus grand nombre possible d'examens préliminaires, malgré une année difficile, alors que la pandémie a affecté la capacité de son bureau. Cette promesse a impliqué de prendre le plus grand nombre de décisions possibles sur le fait de savoir si les critères étaient remplis pour ouvrir une enquête ou non dans tel ou tel pays. Et quand ceux-ci "restaient" sur son bureau, de faire en sorte que toutes les parties sachent clairement ce que l'on attendait d'elles. Elle a souligné que quatre examens préliminaires ont été réglés au cours de l'année : la Palestine, ce qui avait déjà été annoncé ; le Nigeria et l'Ukraine, où une enquête est désormais ouverte (mais sans financement pour les démarrer) ; et le dossier Irak/Royaume-Uni, qu’elle a refermé. Selon ses prévisions, il est probable qu'au moins une autre situation soit tranchée avant juin, date de la passation de pouvoirs avec son successeur.
L'armée britannique est saine et sauve
Son deuxième message est qu'il existe un "décalage chronique" entre les ressources dont elle dispose et les attentes des victimes, des États - de tout le monde - et que cela ne fera qu'empirer. Elle souligne que le fait de donner la priorité à différentes situations ne devrait pas être compris comme un abandon de son mandat pour cause de contraintes budgétaires. Elle s'est plainte d'un "réel manque de ressources" face à "l'ampleur des crimes exigeant notre réponse", en plus de la tension que vit son bureau lorsqu'un suspect est soudainement arrêté et transféré dans le cadre d’une situation qui était en sommeil. "Telle a été l'expérience douloureuse de mon bureau", déclare-t-elle. Selon le budget 2020 du Bureau du procureur, le cœur de la section chargée des examens préliminaires ne compte que 12 personnes pour suivre toutes les situations potentielles. Le service a néanmoins été réorganisé pour fonctionner en contact régulier avec les équipes d'enquête, de poursuite et de coopération, afin que lorsqu'un examen se transforme en véritable enquête, ils ne partent pas de zéro.
Au moment de l'annonce, la décision de ne pas poursuivre les forces de défense britanniques pour des allégations de tortures et de crimes de guerre en Irak avait déjà fait les gros titres. Fatou Bensouda a été clairement piquée au vif par la suggestion - une "caricature" a-t-elle dit - selon laquelle cette décision était une "démonstration détériorée du deux poids deux mesures". Elle a déclaré qu'il s'agissait plutôt d'un "effort intellectuellement honnête et franc" où son bureau explique exactement comment il en est arrivé à cette conclusion.
Patryk Labuda, de l'Université d'Amsterdam, reste cependant abasourdi par le fait que le bureau du procureur ait conclu, après dix ans et l'examen de milliers d'allégations, qu'il "ne pouvait pas prouver les allégations selon lesquelles les organes d'enquête et de poursuite britanniques s'étaient appliqués à protéger" les soldats britanniques des poursuites devant les tribunaux nationaux. Il reconnaît la difficulté d'une analyse détaillée de la sincérité des procédures nationales. Mais "le fait qu'elle soit parvenue à cette conclusion en dit long, je pense, sur sa vision de la justice pénale internationale. Qu'est-ce que le projet de justice pénale internationale ? De nombreux États seront très satisfaits de la décision de la procureure. Mais beaucoup de gens diront que ce n'est pas le rôle du BdP de prendre ce genre de décisions. Il aurait dû s'adresser à la chambre préliminaire. Les juges devraient pouvoir décider si ces allégations sont fondées ou non."
La patate chaude palestinienne et un Nigeria désargenté
Une autre grande décision controversée a été la Palestine, où Bensouda a conclu que les crimes commis en Cisjordanie et à Gaza étaient admissibles devant la CPI et qu'une enquête était dans l'intérêt de la justice. Même si la Palestine a saisi la Cour pour permettre l'ouverture d'une enquête, la procureure a demandé aux juges de décider, en premier lieu, si son bureau avait la compétence territoriale pour enquêter. Son intention était de "garantir une résolution rapide", a-t-elle dit - mieux vaut maintenant que des années plus tard, quand un suspect sera sur le banc des accusés. Et tout en reconnaissant que c'était "très, très complexe, à la fois juridiquement et sur le plan des faits", et un point qui divise les universitaires, elle espère obtenir une décision des juges début 2021.
Bensouda a décrit l'"ampleur de la violence" au Nigeria comme "sans précédent", avec environ 40.000 morts dont plus de 16.000 civils par Boko Haram et les forces armées nigérianes. "Les deux parties" sont responsables de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité, a-t-elle déclaré. Cela justifie sa décision de passer au stade de l'enquête. Hélas, faute de fonds, ce ne sera pas pour maintenant.
Le piège russe en Ukraine
Pour l'Ukraine, qui est également passée au stade de l'enquête, bien que non financée, Bensouda a décrit le conflit armé en cours dans l'est du pays, où 10.000 personnes ont été tuées depuis 2014, avec des allégations d'attaques intentionnelles contre des civils. L’avocat britannique Wayne Jordash a travaillé avec les autorités ukrainiennes sur des enquêtes locales. Il affirme que la procureure de la CPI a déjà reçu un flot d'informations sur les crimes présumés des séparatistes dans la partie pro-russe, de la part d'une société civile et d'un gouvernement "incroyablement actifs". Mais il avertit que l'enquête de la CPI, si elle devait réellement démarrer, rencontrerait des problèmes : "Vous parlez probablement de milliers d'heures d’enregistrement" des services de sécurité de L’État, ce qui "demanderait une section bien équipée, travaillant à plein temps et probablement des années plutôt que des mois pour traiter cela". Ensuite, il y a le problème de savoir qui arrêter au final, en l’absence probable de la coopération des séparatistes pro-russes. "Dans les années à venir, lorsque le procureur émettra des demandes de mandats d'arrêt, il ne pourra pas mettre la main sur les Russes. Mais il pourra mettre la main sur les Ukrainiens. Vous devriez donc commencer à enquêter et à poursuivre votre propre camp, ce qui tombe toujours dans l'oreille d'un sourd, pour être honnête", prévient Jordash.
Guinée et Colombie : de la vertu d'attendre
Deux situations importantes et anciennes pourraient enfin trouver une forme de résolution en 2021. La Colombie et la Guinée sont toutes deux en cours d'examen depuis des années. Toutes deux font aussi l'objet de procédures nationales. Et toutes deux auront des "cadres de référence" mis en place pour déterminer si elles respectent ces directives leur permettant de rester hors de portée du procureur de la CPI, plutôt que de réapparaître dans les listes d'examen préliminaire, année après année.
A propos de la Guinée, Bensouda déclare avoir "fait tout ce que nous pouvions" pour encourager les autorités guinéennes. Elle estime avoir accompli des progrès l'année dernière avec une promesse que des locaux soient construits pour tenir les procès des responsables présumés du massacre au stade national, en septembre 2009.
Dans un certain nombre de cas, comme en Guinée, il existe des procédures nationales mais il n'est pas toujours clair "si [les autorités] font progresser l'enquête", a expliqué Rastan. Une approche différente – fixer « des cadres de travail avec des points de référence » - aiderait le Bureau du procureur de la CPI à évaluer si un processus est sincère ou pertinent et si la CPI devrait clore son examen. Cela se déciderait selon des "lignes rouges", a-t-il dit, qui, si elles étaient franchies par un pays, justifieraient que le procureur de la CPI rouvre son examen préliminaire.
Santiago Vargas Nino enseigne le droit pénal international à l'université de Bogota. S'exprimant à titre personnel, il souligne combien la situation colombienne, par exemple, est "complexe" pour l’analyse du procureur de la CPI : "Il existe cinq domaines d'intérêt substantiel qui ont été traités par au moins trois juridictions distinctes en Colombie, dont deux sont nés de différentes négociations de paix... Et c'est pourquoi les poteaux de la ligne de but continuent à bouger."
Il considère la Colombie comme "comme un laboratoire de la complémentarité positive", qui "a abouti aux Chambres de Justice et Paix, au cadre de travail spécial pour la paix, et à la Juridiction Spéciale pour la Paix". Par conséquent - et il sait que c'est "un peu paradoxal à dire" alors que l'examen préliminaire de la CPI court déjà depuis 17 ans - "il est important pour le BdP de ne pas se précipiter, [car] il est important de garder à l'esprit qu'il ne s'agit pas seulement d'évaluer si les exigences statutaires pour une enquête sont remplies, mais aussi de catalyser les efforts nationaux pour une justice internationale, qui en sont à leurs débuts".
Une approche technocratique
En dehors de ces sujets principaux, le reste du rapport de la procureure sur les examens préliminaires concerne un certain nombre de pays où le débat porte sur des choses très techniques à propos de la compétence, des types de crimes, ou de l’admissibilité. Par exemple, le Venezuela a deux examens préliminaires en cours. L'un concerne les crimes commis par le gouvernement de Nicolas Maduro et l'autre les crimes commis contre lui. Selon Vargas Nino, l'approche du bureau du procureur a été, jusqu'à présent, "un exercice de prudence" car il essaie d'évaluer les crimes, la volonté de poursuivre, la gravité et, dans un cas, s'il a même compétence sur l’affaire.
Cette approche technocratique a été au cœur de l'approche Bensouda. "Je ne fais pas de politique", a-t-elle déclamé. Elle reconnaît que ses décisions ne sont parfois pas très populaires, mais "le bureau ne fait pas de concours de popularité". S'il ne s'agit pas d'un concours de popularité - bien que cela puisse sembler être le cas lorsqu’on essaie de comprendre pourquoi tel examen préliminaire s'est transformé en enquête et pas tel autre - la question de savoir à quoi sert ce stade de l'examen préliminaire à la CPI, n'est toujours pas résolue. La CPI peut-elle réellement utiliser l’examen préliminaire pour influencer les États en les mettant en garde ? La CPI peut-elle être une menace suffisante pour forcer une enquête et un procès au niveau national ? Le jury n'a pas encore tranché. Surtout si l'on prend le point de vue d’une victime des atrocités au Nigeria, par exemple. Jusqu'à ce jour, le fait d'être soumis à une enquête de la CPI plutôt qu'à un examen de La Haye ne fait guère de différence pour elle.