C’est un franc coup de pied dans la fourmilière des habitudes et des pratiques de la justice pénale transnationale que les Finlandais sont sur le point de donner, en ouvrant ce 1er février, à Kerava, dans le Sud de la Finlande, le procès de Gibril Massaquoi.
Si la justice finlandaise tient son pari, il lui aura fallu moins de trois ans pour boucler le dossier Massaquoi, entre le moment où elle a reçu une plainte, en 2018, et celui où le verdict de première instance sera prononcé, cet été. Une célérité sans égale qui humilie les tribunaux internationaux et d’autres pays européens également saisis de dossiers libériens.
Ce n’est pas tout. Confrontée à la situation toujours épineuse de juger des étrangers pour des crimes commis à des milliers de kilomètres – selon le principe dit de « compétence universelle » –, dans un contexte qui lui est totalement étranger, la Finlande innove. Les témoins libériens et sierra léonais n’auront pas à quitter leur pays : la cour viendra à eux. Malgré la pandémie de Covid-19, l’essentiel des audiences se tiendra directement sur place, à Monrovia puis à Freetown, entre février et avril. Un profond renversement du paradigme de cette compétence universelle qui donne le droit de juger qui que ce soit, où que ce soit, pour des crimes internationaux comme la torture, les crimes de guerre ou les crimes contre l’humanité. Ces procès se déroulent traditionnellement dans le pays hôte.
Le dossier Massaquoi
Massaquoi est un ancien commandant et porte-parole du Front révolutionnaire uni (RUF), une rébellion qui a mis à feu et à sang la Sierra Leone entre 1991 et 2001. En Finlande, il est accusé de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité commis au Liberia entre 1999 et 2003, quand certains chefs du RUF entretenaient des liens très étroits avec le pouvoir libérien de l’époque, alors dirigé par Charles Taylor. Taylor, homme clé des guerres civiles qui ravageaient cette sous-région d’Afrique de l’Ouest, a été condamné en 2012 à 50 ans de prison par un tribunal de l’Onu, le Tribunal spécial pour la Sierra Leone. Massaquoi était aussi une cible du tribunal international, il y a près de vingt ans. Mais l’ex-rebelle avait accepté, pour échapper aux poursuites, de devenir l’informateur en chef du bureau du procureur, aidant ce dernier à arrêter et faire condamner ses anciens frères d’armes. C’est en remerciement de ses services qu’il avait obtenu l’asile en Finlande, en 2008. Jusqu’à ce que, dix ans plus tard, des ONGs communiquent à la police finlandaise de nouvelles accusations à l’encontre du Sierra Léonais, cette fois-ci pour des crimes commis au Liberia.
L’enquête finlandaise démarre en octobre 2018. Quatorze mois plus tard, le 10 mars 2020, Massaquoi est arrêté. Il découvre la friabilité de l’immunité dont il a joui pendant dix-sept ans. Trente ans après avoir pris les armes, Massaquoi, 51 ans, doit entendre, mercredi 3 février, les charges portées contre lui pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité.
Le modèle finlandais
Les enquêteurs finlandais se sont rendus plusieurs semaines au Liberia en 2019 et 2020 – avant et après l’arrestation de Massaquoi – quand, dans le même temps, la Suisse ou la Belgique affirmaient ne pas pouvoir s’y rendre et laissaient traîner leurs dossiers libériens. Mais c’est en choisissant de délocaliser la cour au Liberia et en Sierra Leone, pour y auditionner l’essentiel de la centaine de témoins entendus par les policiers, que la justice finlandaise a choisi de bouleverser la pratique. Quatre juges, deux procureurs et un avocat de la défense (l’autre restant auprès de l’accusé en Finlande, d’où il suivra les audiences par liaison satellite) vont partir à Monrovia, capitale du Liberia, puis à Freetown, capitale de la Sierra Leone, entre février et avril. Ils visiteront des sites qui sont au cœur du dossier. Du fait de la pandémie, l’accès du public sera limité dans les salles d’audience à Monrovia et Freetown, mais une retransmission vidéo des audiences sera organisée sur place.
Pour qui douterait du bien-fondé ou de la faisabilité du modèle proposé, les responsables finlandais expliquent sereinement qu’ils l’ont, en réalité, déjà testé. En 2009, la justice finlandaise avait tenu son premier procès pour génocide. Pour juger le Rwandais François Bazaramba, accusé de crimes commis au Rwanda en avril 1994, la cour avait alors siégé au Rwanda et en Tanzanie, pour entendre 53 des 68 témoins de cette affaire. Elle s’était rendue sur les lieux du crime, à Nyakizu. Bazaramba a été condamné à la prison à vie.
Dans un communiqué de presse publié en juin 2010, la cour décrit certains défis de ce type de procès : « La fiabilité des témoignages doit toujours être évaluée dans la procédure pénale finlandaise normale et ce procès pour génocide n’a pas fait exception. Les différences linguistiques et culturelles, la nature politique des événements traités ont cependant rendu cette évaluation exceptionnellement difficile. Pour évaluer la fiabilité des témoignages, notamment du fait de l’interprétation consécutive, les aspects spécifiques de la culture africaine, la position de subordination des témoins emprisonnés, ainsi que l’influence des représentations forgées au cours des procès gacaca [tribunaux communautaires installés dans tout le Rwanda pour juger le génocide, Ndlr] et l’influence de facteurs politiques généraux, doivent être pris en compte. »
Le contraste avec la Suisse et la Belgique
L’affaire Bazaramba semble pourtant avoir complètement échappé à la mémoire des experts en justice internationale. Cela sera peut-être moins le cas de l’affaire Massaquoi. D’abord parce qu’elle sera relayée par une coalition d’ONGs et de centres universitaires européens et américains qui se sont mobilisés sur ce dossier. Ensuite parce que le procès de Massaquoi s’ouvre alors que des procédures contre des Libériens – pour des crimes commis au cours des guerres civiles entre 1989 et 2003 – ont également été ouvertes en Grande-Bretagne, en France, en Suisse et en Belgique. Dans ces deux derniers pays particulièrement, l’exemple finlandais met directement à nu la lenteur, la frilosité ou l’orthodoxie des systèmes de justice nationale. Après de multiples reports, la justice suisse doit péniblement rouvrir le procès d’Alieu Kosiah le 15 février, alors que cet ancien chef de guerre libérien est en prison depuis plus de cinq ans et que les enquêteurs suisses n’ont jamais mis les pieds au Liberia. La justice belge a une procédure en cours depuis près de sept ans contre une ancienne commandante d’un groupe armé, Martina Johnson, et elle n’a pas non plus exécuté la moindre enquête sur les lieux. Les enquêteurs français, par contre, ont fait le déplacement. Il y a un dernier argument que les Finlandais avancent pour expliquer leur stratégie. Un argument on ne peut plus pragmatique. Dans ce pays où l’utilisation de l’argent public est prise très au sérieux, le système judiciaire a établi que cette méthode de travail était la plus efficace financièrement. La leçon finlandaise, du coup, pourra peut-être aussi valoir pour les tribunaux internationaux.