"C'est la première fois, peut-être dans l'histoire, qu'un groupe armé fait la paix, dépose ses armes, se soumet à une juridiction et qu’au sein de cette juridiction, par ses propres déclarations, il contribue lui-même à la recherche de la vérité", s’est félicité Eduardo Cifuentes, le président du tribunal spécial colombien.
Trois ans après avoir ouvert ses portes et après deux ans et demi d'enquête, la Juridiction spéciale pour la paix en Colombie (JEP), le tribunal spécial issu de l'accord de paix de 2016, a dévoilé son premier acte d'accusation, jeudi 28 janvier, qui établit que les kidnappings commis par les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) constituent des « crimes de guerre » et des « crimes contre l’humanité ». Malgré cet événement capital, la salle d'audience était presque entièrement vide, car la Colombie connaît actuellement sa deuxième vague sérieuse de pandémie de Covid-19.
"Cette qualification juridique constitue le plus grand blâme que ce tribunal pouvait formuler en réponse aux violations les plus graves des principes d'humanité", a souligné la juge Julieta Lemaitre, qui a dirigé l'enquête de la JEP, lors d’une audience retransmise en direct.
Les inculpés, huit anciens commandants des FARC, ont maintenant 30 jours pour réfléchir à la voie à suivre parmi les deux que leur propose le système de la justice transitionnelle colombienne. S'ils acceptent les conclusions du tribunal et reconnaissent leur responsabilité, et de surcroit contribuent à la vérité et à réparer personnellement les victimes, ils peuvent recevoir des peines non carcérales de 5 à 8 ans. S'ils rejettent les accusations, leur affaire sera jugée dans un système accusatoire et, s'ils sont reconnus coupables, ils pourront être condamnés à des peines de 15 à 20 ans de prison.
Premier des dossiers de la JEP
Cette "affaire n°1" est l'une des sept premières macro-affaires ouvertes par le bras judiciaire de la justice transitionnelle et l'une des deux qui portent spécifiquement sur les actes des FARC. Elle est hautement symbolique, les enlèvements ayant été pendant des années la pratique la plus tristement célèbre de la guérilla. Les images obsédantes de prisonniers en cage enchaînés dans la forêt tropicale ont attiré l'attention des médias du monde entier et ont été largement vilipendées par tous les secteurs de la société colombienne.
En deux ans, la JEP a documenté le sort de 2 528 victimes, dont certaines ont été maintenues en captivité par les FARC pendant 14 ans, et qui sont maintenant parties à l'affaire avec leurs proches. Elle a travaillé sur la base de 17 rapports soumis par différentes parties : dix provenant de victimes et d'organisations de la société civile, quatre du bureau du procureur général, deux du Centre national de la mémoire historique et un de la police. Au moins deux de ces rapports provenaient d'organisations très sceptiques à l'égard de l'accord de paix et de la justice transitionnelle.
La JEP s'est longuement entretenue avec les accusés. Au cours d’audiences confidentielles et de témoignages écrits, au moins 283 anciens rebelles - dont 26 anciens membres du haut commandement central des FARC - ont répondu aux questions du tribunal concernant les enlèvements. Des heures de vidéos et des centaines de pages de transcriptions ont été ensuite transmises, comme l'a indiqué Justice Info, aux victimes pour qu'elles puissent confronter leurs récits à ceux de leurs ravisseurs. Au total, 908 victimes ont soumis des observations et des questions.
Trois catégories de kidnappings
Après avoir étudié tous ces éléments, le Panel judiciaire de mise en accusation de la JEP a établi dans un document de 322 pages que les enlèvements commis par les FARC entre 1990 et 2012 peuvent être divisés en trois grandes catégories ou politiques criminelles, chacune d'entre elles étant motivée par une motivation différente.
En premier lieu, la guérilla a kidnappé des centaines de personnes dans le but d'obtenir une rançon, ce qui est rapidement devenu l'une de ses principales sources de financement. Bien que les FARC désignaient des "ennemis du peuple" qui, parce qu’ils avaient de l'argent, représentaient dès lors des "cibles", dans la pratique, elles ont fini par enlever des dizaines de civils, indépendamment de leur âge, de leur position économique ou même du fait qu'ils aient déjà payé une rançon. C'était, a conclu le tribunal, "une politique qui transformait les êtres humains en objets dont la valeur ne résidait pas dans leur dignité humaine, mais dans la valeur monétaire qu'ils pouvaient représenter pour l'organisation armée".
Deuxièmement, les FARC ont pris en otage des centaines de personnes - en particulier des soldats, des policiers et des politiciens - afin de faire pression sur le gouvernement colombien pour qu'il les échange contre des rebelles emprisonnés. Enfin, dans les régions où elles cherchaient à exercer un contrôle social et territorial, les FARC ont enlevé des centaines de civils et de fonctionnaires. Elles ont par ce biais puni des personnes qu'elles considéraient comme des informateurs, terrorisé des communautés, empêché des fonctionnaires d'exercer des missions (comme le recensement de la population) et forcé les habitants à effectuer des tâches telles que le transport de nourriture, la fourniture de soins médicaux ou la construction de routes.
Dans son dossier, la JEP identifie des exemples spécifiques d'enlèvements réalisés par chacune des structures militaires des FARC dans chacune de ces trois catégories. Ces informations sont à la base de son argument selon lequel les trois politiques d'enlèvement - pour de l'argent, pour l'échange d'êtres humains et pour le contrôle du territoire - étaient à la fois "systématiques" et "généralisées".
Traitements dégradants pour tous
Dans le cadre des travaux de la JEP, les anciens rebelles des FARC ont commencé à reconnaître leur responsabilité et à exprimer leurs regrets. Mais, comme le raconte dans cet article Justice Info, les victimes ont été choquées de l'incapacité de leurs ravisseurs à reconnaître les traitements dégradants infligés et les longues années de souffrance que leurs familles ont endurées en leur absence.
La décision du tribunal accorde une place importante à leur détresse physique et émotionnelle. Entre autres comportements, la JEP documente comment les victimes ont été régulièrement insultées et humiliées, enchaînées pendant des années, poussées à des marches forcées malgré leur état de santé ou leur condition physique, privées de toute intimité, de soins médicaux et même soumises à des simulacres d'exécutions.
Le tribunal a souligné que non seulement les civils étaient soumis à ces traitements dégradants, mais aussi les soldats et les policiers. Cela signifie que les militaires, bien qu'ils ne soient pas strictement considérés comme des prisonniers de guerre au sens du droit international humanitaire puisque le conflit armé colombien n'était pas international, ils sont considérés par la JEP comme des victimes de crimes de guerre.
Bien que les dirigeants des FARC ont affirmé que les victimes étaient généralement bien traitées, le tribunal s'est rangé du côté des victimes et affirme qu'aucune communication interne ne démontre qu’ils s’inquiétaient de l'état des personnes détenues en captivité. "Les consignes données [pour le traitement des otages] ne concernaient que la préservation de la vie biologique des captifs et non leur dignité humaine", a conclu la JEP. Selon le tribunal spécial, les victimes expriment un besoin profond de voir leurs anciens ravisseurs reconnaître l'intensité de leurs souffrances, ainsi que le lourd tribut émotionnel qu'elles et leurs proches ont subi sur le long terme. Les enlèvements sont, selon les termes de la JEP, "une situation extrême qui met tous les aspects de la vie en péril".
L'effort d'enquête de la JEP permet de mieux comprendre les schémas de victimisation. Après avoir comparé six bases de données différentes, elle a déterminé qu'au moins 21 396 personnes ont été enlevées par les FARC pendant deux décennies, dont une bonne partie d’entre elles durant les négociations de paix ratées entre l'ancien président Andrés Pastrana et les FARC, entre 1998 et 2002. L'une des révélations les plus frappantes est le nombre d'enlèvements ayant connus une fin tragique : au moins 627 victimes (2,9 % du total) ont été assassinées et 1 860 autres (8,7 %) sont toujours portées disparues. D'où la décision de la JEP d'ordonner aux anciens commandants des FARC de fournir des informations à l'Unité de recherche des personnes disparues, qui - avec le tribunal et la Commission Vérité et Réconciliation – fait partie du système de justice transitionnelle colombien.
Deux grands dilemmes
La JEP a été confrontée à deux grands dilemmes dans cette affaire : quelles charges pénales porter contre les FARC et qui accuser, étant donné que le modèle colombien de justice transitionnelle cherche à poursuivre au moins les responsables des crimes les plus graves.
En fin de compte, ses juges ont choisi de scinder l'acte d'accusation en deux. Dans une première décision, ils inculpent les huit personnes qui faisaient partie du secrétariat des FARC, son plus haut cercle de pouvoir, dont l'ancien commandant en chef Rodrigo Londoño, les anciens négociateurs de paix Pastor Alape, Jaime Parra, Joaquín Gómez et Rodrigo Granda et les actuels membres du Congrès Julián Gallo et Pablo Catatumbo. L'un d'eux, Bertulfo Álvarez, est mort d'un cancer la veille de l'annonce du tribunal.
Dans sa décision, la JEP attribue la responsabilité du commandement aux hauts gradés des FARC. Le tribunal est parvenu à cette conclusion après avoir examiné des centaines de documents internes et interrogé d'anciens rebelles, établissant que la direction de la guérilla, fortement hiérarchisée, était directement responsable de ses sources de revenus et des instructions données à ses structures militaires sur la manière d'identifier les cibles potentielles. Elle a également déterminé que les commandants étaient en communication constante avec leurs troupes et qu'ils ont été incapables de fournir la moindre preuve que quelqu'un a fait l'objet d'une mesure disciplinaire pour traitement dégradant.
"Crimes de guerre et crimes contre l'humanité »
À la lumière de cela, la JEP les a accusés du crime de guerre, de "prise d'otages" et du crime contre l'humanité d'"emprisonnement ou autre privation grave de liberté", ainsi que de meurtre, torture, violence sexuelle, disparition forcée, déplacement forcé et autres actes inhumains. Elle a également précisé qu'en vertu de la loi colombienne, ils étaient responsables d'"enlèvement avec extorsion" et de "simple enlèvement". "Ce n'était pas des erreurs, c'était des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité", a déclaré le président du tribunal, Cifuentes.
La JEP a pris une autre décision importante : elle a renommé l'affaire en l’appelant "prise d'otages et autres formes graves de privation de liberté". Ce faisant, elle a abandonné le terme de "rétentions" que les FARC utilisaient historiquement et que les victimes abhorraient, estimant que cela portait atteinte à leur dignité et justifiait leurs ravisseurs.
Tout au long de cette année, la JEP annoncera des décisions similaires pour détailler les actes de chacune des unités de la guérilla, en se concentrant sur les rôles et les responsabilités des commandants régionaux et de leurs subordonnés. Le raisonnement est que, comme l'a indiqué Justice Info, ce sont les anciens rebelles eux-mêmes qui détiennent les vérités que les victimes veulent entendre.
Le dilemme des dirigeants des FARC
Quelles seront les sanctions contre les dirigeants des FARC visés par l'acte d'accusation de la JEP ? La réponse à cette question dépend de leur acceptation ou non des accusations du tribunal. Étant donné qu'ils sont les premiers à être mis en accusation jusqu'à présent, leur décision sera un test majeur pour le modèle innovant de justice transitionnelle que propose la Colombie, qui cherche à trouver un équilibre entre rétribution et réparation.
Dans ce système à deux voies, les chefs des FARC peuvent recevoir une peine plus clémente si et seulement si ils remplissent trois conditions : ils doivent reconnaître leur responsabilité, dire aux survivants d'un enlèvement les vérités auxquelles ils aspirent et les réparer personnellement. Accepter l'acte d'accusation de la JEP serait un premier pas vers la qualification d'une sanction spéciale de 5 à 8 ans en milieu non carcéral, qui dans cette éventualité serait probablement décidée cette année. S'ils la rejettent, l'affaire sera transmise au parquet du tribunal et un procès s'ensuivra. S'ils sont condamnés, ils encourent des peines allant de 15 à 20 ans dans des conditions de détention ordinaires.
L'idée qui sous-tend cette incitation est que, pour les personnes qui reconnaissent leur responsabilité, la JEP puisse monter ses dossiers plus rapidement que dans un système accusatoire. Cela devrait permettre d'éviter que le tribunal ne s'effondre sous le poids de l'énorme héritage d'atrocités à poursuivre dans un pays où 9 millions de personnes - sur une population de 48 millions - sont officiellement enregistrées comme victimes. Une deuxième décision est attendue prochainement dans une deuxième affaire, concernant des exécutions extrajudiciaires effectuées par des membres de l'armée colombienne.
De nombreuses questions restent sans réponse, notamment sur la nature des sanctions - qui, comme l'a dit Justice Info, doivent être précisées - et sur la possibilité pour les deux députés des FARC inculpés de continuer à siéger au Parlement. Et aussi si les sept anciens rebelles inculpés acceptent certaines des accusations et en rejettent d'autres, ce qui signifie que la même affaire pourrait finir par suivre les deux voies - simultanément.
"Une très grave erreur"
Les anciens membres des FARC sont restés jusqu'à présent muets sur le contenu de l'acte d'accusation de la JEP, indiquant qu'ils l'étudient avec leurs avocats et soulignant qu'ils continuent à le considérer comme "une très grave erreur que nous ne pouvons que regretter". En attendant, ils semblent prêter plus attention aux demandes des victimes. Il y a une semaine, le parti politique qu'ils ont créé a annoncé qu'il changeait de nom, abandonnant l'acronyme des FARC, que les victimes exècrent viscéralement, pour adopter leur nouveau nom de « Parti des Communs ».
Le gouvernement du président Iván Duque, qui critique à la fois l'accord de paix et le système de justice transitionnelle, est resté plutôt silencieux sur une décision qui contredit son discours selon lequel la JEP ne porterait pas d'accusations sérieuses contre les rebelles des FARC. Il concentre cependant ses critiques sur la possibilité qu'ils puissent faire l’objet de peines en milieu non carcéral. "Ce qui est en jeu, c'est que ces sanctions soient proportionnelles et efficaces et n'entraînent pas une nouvelle victimisation de ceux qui ont souffert, du fait que ceux qui ont commis ces crimes ne sont pas punis", a déclaré Duque, qui a souligné que l’exercice d’une fonction publique ne peut être compatible avec une accusation de crime contre l'humanité.
De nombreuses victimes voient dans cette décision une étape importante, mais elles restent attentives à la réponse des FARC. "La lecture de la manière dont la JEP a qualifié le comportement des FARC, la lecture de la complexité de ces crimes et de leurs conséquences juridiques, est pour moi une garantie que nous ne nous dirigeons pas vers l'amnistie ou vers l'impunité", a déclaré Ingrid Betancourt, une ancienne parlementaire qui avait été enlevée lors de sa campagne pour la présidence en 2002 et qui est restée séquestrée six ans. D'ici quatre semaines, les anciens commandants des FARC annonceront s'ils reconnaissent ou non leurs crimes.