Dans la salle d'audience de Coblence, où des Syriens victimes de torture témoignent depuis neuf mois, les violences sexuelles n'ont été évoquées ni fréquemment ni longuement. Certaines déclarations de témoins ont pourtant montré que, comme la torture, la violence sexuelle a été utilisée systématiquement dans les centres de détention syriens du régime Assad. Un avocat des droits de l'homme a parlé de femmes qui se sont fait avorter après leur libération, et qui n'ont pas pu dire à leur famille ce qui leur était arrivé pendant leur détention. Une femme survivante a décrit les menaces constantes de viol subies à la branche 251 des services secrets à Damas, et a parlé de sa compagne de cellule dont le mari a divorcé après sa libération - "parce que tout peut arriver en prison". Aussi, un homme a été interrogé par les juges sur la façon dont il avait été violé avec un objet lors d'un interrogatoire dans la branche 251 - ou prison Al-Khatib - en août 2011.
Dans le procès dit d'Al-Khatib, deux anciens officiers du régime syrien sont accusés de crimes contre l'humanité pour leur implication dans le meurtre et la torture de détenus. L’officier supérieur Anwar Raslan est, en particulier, accusé d'un viol et d'une autre agression sexuelle. Mais contrairement aux 58 meurtres et aux 4 000 actes de torture dont il est accusé, le viol et l'agression sexuelle sont caractérisés juridiquement comme des crimes individuels plutôt que comme des crimes contre l'humanité. Cependant, cela pourrait être sur le point de changer : en novembre, les avocats des parties civiles ont déposé une requête demandant aux juges de considérer les crimes de violence sexuelle comme constitutifs des crimes contre l'humanité définis dans l'acte d'accusation. La Cour ne s’est pas prononcée sur cette requête.
Les crimes contre l'humanité sont définis comme une attaque généralisée et systématique contre une population civile. Des défenseurs des victimes et des experts estiment que ce caractère systématique doit aussi être reconnu lorsqu'il s'agit de violence sexuelle. "Comme le montrent les photos de César, la torture contre les hommes est le crime le plus répandu dans les centres de détention syriens. Mais cela ne signifie pas que d'autres crimes n'ont pas été commis", déclare Alexandra Lily Kather, juriste et consultante dans le domaine de la justice internationale, ajoutant que les enquêtes doivent être étendues aux crimes commis contre divers membres de la société syrienne. Pour elle, il ne s'agit pas de cas particulier : "Nous sommes en train d'établir un schéma directeur, en prévision du moment où d'autres membres des services de renseignement syriens seront arrêtés".
Des abus en prison, suivis d'une mise à l’écart sociale
Kather est une experte en matière de violence sexuelle et basée sur le genre ayant travaillé pour le Centre européen des droits constitutionnels et humains (ECCHR), qui soutient les témoins syriens dans le procès Al-Khatib. Selon elle, qualifier la violence sexuelle non pas de crime contre l'humanité mais au sens du code pénal allemand, c'est dépouiller ces crimes de leur contexte, et donc de leur dimension politique. "La violence sexuelle concerne l'exercice du pouvoir sur autrui et a été utilisée comme un outil visant à affaiblir le mouvement d'opposition politique", déclare Kather, ajoutant que, surtout dans une société comme celle de la Syrie, c'est la force de la famille et de la communauté qui a permis de maintenir ce mouvement. "Si vous commettez des crimes qui conduisent à l'exclusion ou même à la mort de membres féminins du groupe, vous affaiblissez vraiment ce mouvement".
Comme l'ont précisé certains témoins, les victimes de violences sexuelles en détention peuvent être abandonnées par leur famille et leurs amis, ne pas pouvoir se marier ou, dans le pire des cas, être tuées par un membre de leur famille. "De nombreuses femmes ont été harcelées sexuellement ou violées dans les prisons syriennes et se sont ensuite retrouvées isolées dans la société", a déclaré l'une des témoins à Coblence, ajoutant que la violence sexuelle était une méthode de torture utilisée par les services secrets, contre les hommes et les femmes. Enquêter sur ces crimes devient plus difficile encore avec des témoins qui hésitent à parler de ce qui leur est arrivé. Cela pourrait-il être la raison pour laquelle l'accusation n'a pas inclus ces crimes comme crimes contre l'humanité dans l'acte d'accusation ?
La réponse officielle est qu’il n'y avait pas suffisamment de preuves à l'époque. "Dans l'acte d'accusation, le bureau du procureur fédéral a allégué que l'attaque systématique et généralisée contre la population civile par le régime syrien comprenait également des crimes de violence sexuelle. Cependant, les enquêtes n'avaient pas montré suffisamment de preuves que des violences sexuelles avaient été commises systématiquement au sein de la branche 251", a déclaré le procureur à Justice Info. En décembre, le parquet de Coblence a publié une déclaration au tribunal, soutenant la requête déposée par les parties civiles.
Kather y voit la nécessité d'agir : "Nous devons créer des conditions dans lesquelles les survivants de ces crimes très sensibles se sentent suffisamment soutenus pour se manifester", affirme-t-elle, en faisant référence au soutien juridique, médical, psychosocial et communautaire que l'État allemand devrait, selon elle, mettre en place. "Il n'est pas logique de mettre en place un cadre de compétence universelle, si les mesures de protection et les structures de soutien appropriées font défaut".
Les femmes yézidies victimes d'esclavage et de violence sexuelle
Entre-temps, à moins de cent kilomètres au sud-est de Coblence, se tient un autre procès présentant quelques similitudes – où une requête similaire a été déposée. À Francfort, Taha Al-J. est le premier ancien combattant d'État islamique à être accusé de génocide contre les Yézidis dans le nord de l'Irak, pour avoir réduit en esclavage une femme et sa fille et causé la mort de la jeune fille en la laissant enchaînée à une fenêtre dans la chaleur torride de l'été. Là aussi, des avocats de la partie civile ont déposé en décembre une requête pour que les persécutions de nature sexuelle soient considérées comme un crime contre l'humanité. "Les accusations dans cette affaire historique devraient refléter toute l'étendue du comportement criminel dont il est question", a déclaré l'avocate des victimes, Amal Clooney. "Cela inclut le génocide ainsi que les crimes contre l'humanité qui ont visé les femmes pour les réduire en esclavage, et les violences sexuelles".
Les violences sexuelles et basées sur le genre sont souvent considérées ensemble. Mais il est important de faire la différence entre les deux : alors que la première décrit des violence de nature sexuelle comme le viol, la prostitution forcée ou l'esclavage sexuel, la seconde fait référence à des crimes de nature sexiste, qui sont infligés à un certain groupe en raison de son sexe, comme le mariage forcé ou la torture et l'esclavage des femmes et des filles. Lorsque l'État islamique a attaqué la communauté Yézidie dans le nord de l'Irak, il a séparé les gens en fonction de leur sexe et a forcé les femmes et les filles à devenir esclaves.
Les deux requêtes, déposées à Francfort et à Coblence, ont un objectif similaire : utiliser la justice comme moyen de comprendre pleinement ce qui est arrivé aux victimes des crimes les plus graves en Syrie et en Irak. "On a tendance à se concentrer sur un seul groupe et à ne pas avoir une optique suffisamment sensible au genre qui permette de voir contre qui et pour quelle raison les crimes ont été commis et quelle était l'intention discriminatoire derrière eux", déclare Kather. "Comme il s’agit des premiers procès, il est particulièrement crucial que nous y voyions clair sur ce qui s'est passé".