10 février 2015, Mouhannad Droubi comparaît devant le Tribunal de district de Södertörn, au sud de Stockholm. Ancien combattant de l’Armée syrienne libre (ASL), le Syrien, réfugié en Suède depuis septembre 2013, est inculpé pour agression particulièrement grave et accusé de crime de guerre. Dans une vidéo diffusée sur Facebook datant de l’été 2012, on le voit tabasser un soldat supposé de l’armée loyaliste syrienne et le menacer de lui couper la langue. Cette vidéo, qu’il a lui-même mise en ligne, s’est perdue dans les limbes des réseaux sociaux avant d’être transmise anonymement à la police suédoise en juillet 2014, entraînant une enquête et son arrestation trois mois plus tard.
« C’était la première fois qu’un citoyen syrien était poursuivi à l’étranger pour des crimes internationaux commis durant le conflit actuel, souligne la procureure Hanna Lemoine, membre de l’équipe en charge des poursuites. Nous avons donc dû compter sur nous-mêmes pour construire les bases du dossier, puisqu’il n’existait pas encore de jurisprudence. » Il fallait, notamment, caractériser juridiquement le conflit armé en cours, afin de soutenir l’accusation de crime de guerre. Après plusieurs rebondissements du procès, en première instance et en appel, Droubi sera finalement condamné à huit ans d’emprisonnement pour ce crime, en août 2016.
Lutte contre l’impunité et grincements de dents
Cela crée une controverse dans la communauté syrienne en exil. Si l’affaire Droubi est saluée comme une première dans la lutte contre l’impunité, elle n’en concerne pas moins un membre de l’opposition. À l’heure où les preuves des multiples crimes commis par le régime s’accumulent, la condamnation de l’ancien soldat de l’ASL fait grincer des dents. D’autant que cette affaire est suivie, quelques mois plus tard en Suède, par la condamnation à perpétuité d’un autre combattant de groupe rebelle, Haisam Omar Sakhanh, pour l’exécution de sept soldats de l’armée régulière.
« La leçon que nous avons tirée à l’époque était que nous devions clairement mieux communiquer, note Hanna Lemoine. Car il est évident, pour nous, procureurs, que nous suivons la preuve et que nous engageons des poursuites chaque fois que nous disposons d’assez d’éléments, peu importe l’allégeance politique du suspect. Toutefois, ce qui nous paraît évident doit être expliqué au grand public. » La police suédoise développe alors des brochures en plusieurs langues, dont l’arabe, expliquant le travail mené et appelant les Syriens à témoigner.
Fondé dès 2008, le pôle crimes internationaux du parquet suédois rassemble aujourd’hui seize procureurs, secondés par les quinze officiers de l’unité Crimes de guerre de la police nationale. Comme l’Allemagne, la Suède dispose d’une compétence universelle « absolue », elle n’a donc pas besoin de la présence du suspect sur son territoire pour engager des poursuites. « Nous pourrions ouvrir une enquête sur tout crime international majeur commis n’importe où dans le monde, explique Lemoine, mais la réalité impose des limites à ce que nous pouvons faire. La plupart du temps, nous ne pouvons ouvrir une enquête préliminaire que si le suspect ou des témoins et victimes sont présents en Suède. »
Troisième condamnation : un soldat du régime
En septembre 2017, la condamnation d’un ancien soldat de l’armée de Bachar Al-Assad propulse à nouveau la justice suédoise au rang de pionnière. Mohammed Abdullah avait été repéré à son arrivée en Suède en 2015 par l’organisation syrienne de défense des droits humains Al Kawakibi et signalé au bureau d’asile, puis à la police. Arrêté une première fois en 2016, l’ancien soldat est d’abord relâché, faute de preuves et malgré de fortes suspicions. C’est une photo où il pose souriant, le pied sur une pile de cadavres, qui permettra sa mise en examen l’année d’après, et sa condamnation à huit mois de prison pour « atteinte à la dignité humaine » comme crime de guerre.
Le parquet a dû abandonner le chef d’accusation pour meurtres. « Bien sûr, nous avons enquêté autant que nous le pouvions, afin de rassembler les preuves des meurtres, commente Patricia Rakic-Arle, responsable de l’unité Crimes de guerre de la police. Mais nous ne pouvions prouver l’implication du suspect, car tout ce dont nous disposions, c’était une photo. » Mais toute “légère“ que semble la peine, la condamnation n’en est pas moins historique. C’est la toute première fois qu’un membre du régime est jugé pour des crimes commis depuis 2011. Un procès resté unique en son genre, jusqu’à l’ouverture du procès dit d’Al-Khatib, en Allemagne, en 2020.
En parallèle, le parquet suédois a ouvert dès 2015 une enquête à large spectre. « Avant même le jugement en appel [de Droubi], j’ai ouvert une enquête structurelle, faite aussi pour tendre la main à la communauté syrienne, pour recueillir des preuves », raconte Lemoine. « Nous avons tiré les leçons, entre autres, d'enquêtes au Rwanda, où nous avons entendu des victimes et des témoins d'événements survenus il y a plus de 20 ans, souligne la procureure. Si nous avions pu cataloguer les preuves et documenter ces événements plus tôt, cela aurait été préférable. » L’ouverture, en 2012, d’une enquête de ce type en Allemagne, indique-t-elle, a été une source d’inspiration.
« Nous avons une importante communauté syrienne en Suède, et nous avons compris qu'il y avait potentiellement beaucoup de preuves de crimes commis en Syrie dans notre pays, précise Lemoine. » « L'idée derrière cette enquête structurelle est de conserver les preuves, de s'assurer que ces événements sont documentés, afin que ces éléments puissent être utilisés dans d’autres affaires, en particulier en Europe ou, un jour, dans une potentielle juridiction internationale », ajoute-t-elle.
Une cinquantaine d’enquêtes syriennes
Dans le même temps, une cinquantaine d’enquêtes individuelles sont aujourd’hui en cours en Suède, selon l’unité crimes de guerre de la police suédoise. Si la majorité concerne des anciens membres de Daech, notamment des combattants étrangers, quelques affaires portent sur des individus affiliés à d’autres groupes rebelles, et une dizaine concernent des personnes liées au régime syrien. Des enquêtes au long cours, d’autant plus complexes que la situation en Syrie ne cesse d’évoluer.
« Le conflit dure depuis près d’une décennie, avec de nombreux acteurs, et les preuves sont dispersées dans le monde entier, voire perdues, souligne Lemoine. Replacer un crime dans le bon contexte est devenu un véritable défi. L’évolution de la situation a également un impact sur les témoignages que nous pouvons obtenir. Par exemple, un témoin prêt à parler un an après le début du conflit pourrait avoir aujourd’hui une position différente. »
« Nous espérions qu’une fois en Suède, les réfugiés syriens, se sentant en sécurité, viendraient plus facilement nous parler, note pour sa part Rakic-Arle, Mais ça ne s’est pas passé ainsi, au contraire. Nous avons constaté qu’une fois la résidence permanente obtenue, ils tendent plutôt à mettre leur vécu à distance. Il y a la peur des représailles sur leur famille en Syrie, mais aussi la volonté d’oublier les traumatismes subis. Ils veulent rebâtir leurs vies. »
Vingt-cinq hauts-gradés visés par une plainte
Les autorités suédoises ont donc accueilli avec d’autant plus d’intérêt la plainte déposée en février 2019 par neuf survivants et survivantes de quinze centres de détention du régime, visant vingt-cinq hauts-gradés des renseignements syriens. Au cœur du dossier, des accusations d’enlèvement illégal, d’agression particulièrement grave, de viol, de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. Qui se heurtent à des limites juridiques : si la Suède dispose depuis un demi-siècle d’une compétence universelle en matière de crimes de guerre et de génocide, ainsi que de tout crime de droit commun dont la peine excède quatre ans d’emprisonnement, les crimes contre l’humanité n’y ont été codifiés qu’en 2014, avec l’intégration du Statut de Rome de la Cour pénale internationale. Et cette loi n’est pas rétroactive.
« Les crimes dénoncés dans notre plainte ont été perpétrés entre 2011 et 2015, donc la plupart ne peuvent être qualifiés en tant que crimes contre l’humanité », explique Aida Samani, conseillère juridique de Civil Rights Defenders, une organisation de défense des droits humains qui a déposé la plainte avec les plaignants. « Ils peuvent en revanche être qualifiés de crimes de guerre et de crimes spécifiques tels qu’agression particulièrement grave, viol, enlèvement illégal, meurtre, etc. » Par ailleurs, élément surprenant, le crime de torture n’existe toujours pas dans la loi suédoise. « À la place de ‘torture’, le chef d’accusation utilisé est donc ‘agression particulièrement grave’. Sur le plan symbolique, le problème est que l’on ne peut nommer ces crimes pour ce qu’ils sont », regrette Samani.
Deux ans après leurs auditions, les plaignants sont sans nouvelles du parquet. Mais les investigations se poursuivent, assure la procureure Hanna Lemoine, qui précise : « Tous les éléments apportés par cette plainte ont été incorporés dans des enquêtes déjà ouvertes, ou ont permis d’en ouvrir de nouvelles. »
Vers des mandats d’arrêt internationaux ?
Cette plainte suédoise fait partie d’une initiative, lancée dans plusieurs pays d’Europe par le Centre européen pour les droits constitutionnels et humains (ECCHR) et trois organisations syriennes : le Centre syrien pour les médias et la liberté d’expression (SCM) et le Centre syrien d’études et de recherches légales (SCLSR), portée par les avocats Mazen Darwish et Anwar Al-Bunni, et par le Caesar Files Group. L’objectif : initier des poursuites à l’encontre des plus hauts responsables de l’État syrien, et s’assurer qu’ils fassent l’objet de mandats d’arrêts internationaux, à l’instar de ceux émis par l’Allemagne et la France à l’encontre de Jamil Hassan, ancien responsable des renseignements de l’armée de l’air et d’Ali Mamlouk, chef de la Sécurité nationale syrienne.
Mais il n’est pas dit que la Suède s’engage dans cette voie. « En théorie, nous pouvons le faire, déclare la procureure. Mais nous devons d’abord estimer si nous pourrions recevoir l’autorisation du gouvernement suédois de lancer les poursuites. » Car dans toute affaire impliquant la compétence universelle, les procureurs suédois doivent demander une autorisation expresse du gouvernement avant toute mise en examen. « Aucun critère [de justification] n’est mentionné dans la loi, ce qui donne au gouvernement un large pouvoir discrétionnaire, note un rapport des ONGs Trial International et Open Justice Initiative sur la compétence universelle suédoise. Cela pourrait potentiellement constituer un obstacle majeur aux poursuites à l’encontre d’étrangers, particulièrement de haut rang. » Jusqu’à présent, cette autorisation n’a jamais été refusée. Mais les suspects syriens poursuivis en Suède n’étaient que des subalternes, présents sur le territoire. Et jusqu’à présent, la Suède n’a jamais émis de mandats d’arrêts internationaux dans des affaires de ce type.
« Nous avons voulu tester les limites des autorités [suédoises], afin de voir si de tels mandats d’arrêt sont envisageables, précise Samani Légalement, c’est possible. La question est de savoir si oui ou non les autorités iront jusque-là. »