Une pluie abondante tambourine sur leur tente. A peine rentrés dans leur village, Oum Abdelahrman et sa famille emmanchent une pelle, creusent une saignée et entassent de la terre pour isoler la toile des infiltrations. Après quatre hivers passés dans des camp de déplacés, ils semblent maitriser leur affaire. « Le principal, c’est que l’on soit retournés chez nous. Cela fait trop longtemps » raconte Oum, la grand-mère, en levant les yeux au ciel comme pour remercier Dieu. La famille Abdelahrman, dont quatre de ses membres étaient combattants au sein de l’État islamique (EI), a finalement eu la permission de retourner à Aitha, village au nord de la province de Salahadin. « Mes fils avaient rejoint Daech » confie-t-elle, sans craintes.
Son mari et ses fils djihadistes n’ont pas eu affaire avec la justice. Ils se trouvaient sur ce même terrain lorsqu’ils ont été abattus en 2017 par une frappe aérienne. Depuis, la famille vivait à Jeddah 5, un camp de déplacés situé dans la province voisine, jusqu’à ce que les autorités locales et les habitants du village acceptent leur retour. « Nous remercions le village et les autorités de nous avoir laissé rentrer. Tu ne peux pas imaginer à quel point nous nous réjouissons d’être à nouveau acceptés », lance Mahdan, un oncle des fils djihadistes qui n’avait pas rejoint les rangs de l’organisation terroriste.
Réconciliation entre les habitants
Après quatre années de guerre, le retour des familles affiliées à l’EI paraît essentiel pour l’établissement d’une paix durable. Mais ce retour pose autant la question de la réconciliation entre autorités et populations, qu’entre les habitants d’un même territoire. Pour cela le gouvernement mise sur les autorités locales. « Le gouvernement joue son rôle pour mettre fin à l’idéologie de Daech, et nous y participons en laissant revenir les familles », lance Mohamad Barzan, un cheikh du même village et professeur. Il poursuit : « Il y a des familles ici qui ont perdu des proches à cause de Daech, mais ils ont conscience que si les enfants [des djihadistes] sont isolés, ils feront la même chose que leur père. C’est important de créer un climat de paix. »
Alors pourquoi Oum Abdelahrman et les siens ne sont-ils pas rentrés avant ? Comment expliquer que certaines familles peuvent retourner dans leur village d’origine et d’autres non ? Trois principales conditions, interdépendantes, déterminent leur retour. Elles doivent obtenir une habilitation sécurité, délivrée par les autorités locales qui peuvent, ou non, mener l’enquête notamment auprès des autres habitants du lieu. Le retour à la vie normale dépend également de l’obtention de documents d’identités, indispensables à l’inscription des enfants à l’école ou pour l’accès aux soins et aux hôpitaux. Problème : des dizaines de milliers d’enfants sont nés sous le califat de l’EI et n’ont jamais eu de papiers, comme en témoigne Oum Abdelahrman, la gorge nouée : « Je suis très inquiète pour mes petits-enfants. Ils n’ont plus de parents, n’ont pas de papiers et ne peuvent aller à l’école. Qu’est-ce qu’ils vont devenir ? »
Mécanismes propres à la justice tribale
Enfin, les représentants des communautés comme les sheikhs ou les mukhtars, ont généralisé différents mécanismes propres à la justice tribale comme l’explique l’historienne à Stanford et spécialiste des questions tribales en Irak, Mélisande Genat.
Il y a tout d’abord la « Tabri’yya », le désaveu : pour être à nouveau accepté par sa communauté, la famille doit rejeter, en principe sans retour possible, celui qui a rejoint l’EI ou qui a commis un crime. « Avant 2014, la Tabri’yya se faisait de manière informelle. Aujourd’hui, les familles sont amenées à signer des attestations pour pouvoir rentrer chez elles », précise Genat. C’est le cas de la famille d’Abdelahrman qui a attendu quatre mois avant de pouvoir l’obtenir. « Nous étions encore au camp [de Jeddah 5] quand nous avons lancé la procédure et que nous avons enfin obtenu l’attestation », raconte la grand-mère, soulagée.
Ensuite il peut y avoir la « Diyya », compensation monétaire destinée à laver un crime, qui doit dans certains cas être versée. « L’argent du sang » n’est en principe pas demandé aux familles affiliées à l’EI, faute de preuve pour les uns et faute d’argent pour les autres. Mais cela arrive fréquemment que d’autres membres d’une même communauté exigent une compensation. Bien que la Diyya n’a pas été appliquée à Aitha, le cheikh confie, sous le regard d’une dizaine d’autres hommes : « On est une société tribale. On vient tous du village et tout le monde se connait. Nous réglons les problèmes entre nous. Ce n’est pas comme dans les grandes villes. »
Justice tribale en Irak : "Accueillir les enfants de Daech, plutôt qu'ils deviennent des ennemis"
Dans ce reportage, des habitants et des familles affiliées à l'Etat islamique parlent des conditions dignes et chaleureuses dans lesquelles leur retour a pu se faire, grâce à la justice tribale, dans le village de Aitha, situé dans la province de Salahadin au nord de l'Irak.
Droit irakien et droit tribal
On comprend à travers l’usage de la Tabri’yya et la Diyya que la responsabilité collective est engagée tandis qu’au regard du droit irakien, une famille ne peut être tenue responsable des crimes commis par un de ses membres. Le recours à ces mécanismes pourrait laisser penser que le gouvernement souhaite se décharger d’un fardeau trop lourd à porter, qu’il délègue aux communautés. Pour autant, comme l’explique l’historienne, le droit irakien et le droit tribal ne sont pas hermétiques, au contraire : « Par exemple, si les tribus parviennent à une réconciliation entre familles, qu’ils s’accordent sur une compensation et qu’il y a retrait de plainte alors le juge peut ordonner une diminution de la peine de la personne jugée », décrit Genat. Elle poursuit : « Il y a le droit personnel et le droit de l’État. Quand la plainte est supprimée, le droit personnel n’est plus engagé. Tout cela est écrit dans le code pénal. »
Si les combattants eux-mêmes passent systématiquement par le système de justice pénale, nombre de familles ne peuvent retourner dans leur village d’origine à cause de l'application du droit tribal. Dans la mesure où tout le monde ne peut ou ne désire pas faire la Tabri’yya, des milliers de femmes et d’enfants restent condamnés à l’exil. Ces différents mécanismes remplissent une fonction punitive, tout en protégeant certaines familles de possibles représailles. « Le 8 février dernier, une famille qui avait quitté le camp quelques jours plus tôt est revenue après avoir été attaquée à la grenade par leur voisin », raconte la responsable d’une organisation humanitaire active à Jedda 5, qui souhaite conserver l’anonymat.
La fermeture prochaine du dernier camp de déplacés internes d’Irak fait craindre d’autres actes de vengeances, auxquels les tribus et l’État devront faire face.