Les clés du procès de Gibril Massaquoi n’ont pas traîné à être déposées sur la table des juges. Depuis le 23 février, la cour finlandaise, délocalisée pour plusieurs semaines dans la capitale libérienne, a entendu les onze premiers témoins à charge (dont un à huis clos) contre l’ancien commandant et porte-parole de la rébellion sierra léonaise du Front révolutionnaire uni (RUF). Et ces audiences ont rapidement illustré les stratégies de l’accusation et de la défense.
L’enjeu strictement pénal de ce dossier s’est, en réalité, dessiné dès l’éclatement de l’affaire, en mars 2020, quand Massaquoi a été mis en état d’arrestation en Finlande. Massaquoi y bénéficiait d’un droit de résidence grâce à sa collaboration, dans les années 2000, avec le bureau du procureur du Tribunal spécial pour la Sierra Leone, une cour soutenue par l’Onu et active entre 2002 et 2013. Quand finalement, sur la base d’informations fournies par l’ONG suisse Civitas Maxima et son partenaire libérien, le Global Justice and Research Project, et après un an et demi d’enquêtes menées par la police finlandaise au Liberia, Massaquoi s’est retrouvé poursuivi pour des crimes de guerre et crimes contre l’humanité qu’il aurait perpétrés sur le sol libérien, entre 1999 et 2003.
L’essentiel des charges est, au moins initialement, lié à des faits présumés commis entre 2001 et 2003. Or, cette période est marquée par la fin de la guerre en Sierra Leone, la défaite et la désintégration du RUF et le ralliement de la quasi-totalité de ses chefs au processus national de désarmement et de réintégration, sous l’égide de l’Onu. Pourquoi Massaquoi aurait-il continué d’aller se salir les mains au Liberia quand il pouvait s’extirper de dix ans de guerre en se faisant oublier en Sierra Leone ? « D’un point de vue des probabilités, cela ne colle pas à mes yeux », analyse alors Lansana Gberie, universitaire respecté et spécialiste de la guerre civile sierra léonaise, qui a souvent rencontré Massaquoi pendant cette période. « En 2001-2002, il cherchait une issue de sortie. Je ne pense pas qu’un gars comme lui serait assez stupide pour retourner au Liberia. Mais peut-être, qui sait ? Certains types du RUF sont allés au Liberia, plusieurs d’entre eux. Il a pu en être. J’aimerais bien voir ce qu’ils ont trouvé », anticipait l’expert, devenu diplomate, dans un entretien avec Justice Info en avril 2020.
Une cour frugale, qui fait profil bas
A Monrovia, le procès se tient dans un lieu que la cour finlandaise préfère ne pas rendre public. L’aménagement de la salle se satisfait des seuls besoins essentiels. Aucun décorum, un personnel réduit à la taille d’un commando. Les quatre juges – deux femmes et deux hommes – font face au témoin et aux deux interprètes, un Libérien et un Finlandais. Tout le monde est assis à même hauteur, devant des tables à tréteaux recouvertes d’un tissu neutre, bleu-noir. A la gauche des juges siège l’avocat de la défense ; à leur droite, les deux procureurs. Une liaison vidéo les relie à l’accusé et sa deuxième avocate, restés en Finlande. Ceux-ci peuvent voir le témoin, mais pas l’inverse. Derrière les interprètes, trois ou quatre sièges sont réservés aux rares journalistes accrédités, à un respecté dessinateur libérien invité à réaliser quelques croquis, à un observateur des ONG ou un autre de l’ancien Tribunal spécial pour la Sierra Leone.
Une petite pièce adjacente, équipée d’un grand écran, accueille une poignée d’autres reporters libériens et observateurs qui assurent un monitorat des audiences. Pour des raisons de sécurité ou de discrétion, aucun public ordinaire n’est présent. Il n’y a pas de retransmission radiophonique ou télévisuelle du procès. A l’exception d’un témoin de violences sexuelles ayant déposé à huis clos, le visage et le nom des témoins sont connus des personnes présentes mais la presse a été conviée à ne pas divulguer leur identité. (Les noms de code de la police finlandaise sont utilisés ici.)
Exécutions sommaires et violences sexuelles à Waterside
Les dix premiers témoins ayant déposé publiquement racontent de graves violences perpétrées près du Old Bridge, au centre de la capitale libérienne, à la fin de la deuxième et dernière guerre civile (1999-2003), il y a environ vingt ans. Ils décrivent leur arrivée dans ce quartier marchand de Waterside, où tous les magasins sont fermés mais où l’un d’entre eux, vendant des biscuits, a apparemment été éventré. La plupart d’entre eux dépeignent des temps de pénurie aiguë et de forte tension armée. « A cette époque, on ne trouvait pas de nourriture », explique ‘Civilian 46’, et « la guerre était dans Monrovia ». Tous ces civils sont soit en quête de nourriture, soit des habitués de la vente de petites marchandises à Waterside.
Le regard direct et fixant son interlocuteur, ‘Civilian 75’ raconte clairement et sans hésitation l’incident que tous relatent. « Tous les magasins étaient fermés. Un seul était ouvert. Nous avons vu les gens s’y ruer et y prendre des marchandises. Le magasin a été pillé. Nous avons alors vu des gens armés. Ils ont commencé à tirer sur les gens. Ils nous ont pris et nous ont liés les mains dans le dos. Ils nous ont battus et emmenés à leur point de contrôle. Ils m’ont ligoté à [‘Civilian 65’] et nous ont dit de regarder le soleil en face. C’est à ce moment-là que l’un d’entre eux, appelé Ange Gabriel, a dit que nous étions des ennemis et que nous étions venus pour espionner. Ils nous a alignés six par six et a commencé à tuer. » Entre les gens tués devant ou dans le magasin de biscuits et ceux exécutés sous ou près du pont où les civils ont été emmenés, « beaucoup de gens sont morts ».
Selon tous les témoins, un homme se détache comme commandant du groupe de ces combattants armés. C’est lui qui donne l’ordre d’exécuter ou exécute lui-même de sang-froid, ou commet des violences sexuelles. Cet homme, les témoins l’identifient comme « Angel Gabriel », l’ange Gabriel – surnom allégué de Gibril Massaquoi, qui le réfute – ou « Angel Massaquoi », ou « Angel Gabriel Massaquoi », voire « Angel » tout court. Beaucoup disent se souvenir qu’il avait un accent sierra léonais. « Alors qu’il s’avançait vers le groupe, il s’est présenté comme le commandant. Il a dit : je suis Angel Gabriel Massaquoi. Je suis celui qui vous envoie à Dieu et vous lui direz que c’est moi qui vous ai envoyé », raconte ‘Civilian 07’, une femme robuste et expressive, qui semble parfois regarder le théâtre qui l’entoure avec un air amusé.
L’importance d’une date
Les trois premiers témoins avaient dit aux enquêteurs de la police finlandaise, en 2019, que ce sanglant incident avait eu lieu en 2003. Ils déclarent maintenant à la cour que c’était en 2000. Un quatrième qui avait aussi situé l’événement en 2003 le place désormais en 2001. Les autres le situent en 2001 ou 2002. Pratiquement tous, en revanche, décrivent un état de guerre dans le centre de la capitale. La plupart des témoins évoquent, à l’époque des faits, une époque de grande tension armée à Monrovia, d’intense bruit de mitraille ou de combats.
Pour la défense, ces éléments sont décisifs. Elle entend bien démontrer qu’une telle description ne peut que correspondre à la période de juin-août 2003, quand les forces rebelles du LURD attaquaient par vagues la capitale libérienne pour contraindre le président Charles Taylor à quitter le pouvoir. C’est cette période, historiquement, que les Libériens ont appelé première, deuxième et troisième « guerre mondiale » – « world war one », « world war two » and « world war three ». Quelques mois pendant lesquels, au gré des blocages des pourparlers de paix se tenant au Ghana, les forces rebelles menaient des offensives sur la capitale, qu’elles soumettaient à un intense bombardement, avant de se retirer ou de momentanément cesser le feu. Trois vagues d’assaut, trois « guerres mondiales », dont la dernière aura raison de Taylor, qui prendra l’exil au Nigeria, avant d’être livré plus tard au Tribunal spécial pour la Sierra Leone qui le condamnera à plus de cinquante ans de prison.
Mais près de vingt ans après les événements, la confusion populaire sur ce à quoi se réfèrent précisément ces trois « guerres mondiales » est fréquente. Plusieurs témoins, confrontés par la défense à leur témoignage changeant, ont défendu à l’audience que les trois « guerres mondiales » correspondaient respectivement aux années 2001, 2002, 2003. Certains ne font de ces « guerres mondiales » et de la deuxième guerre civile en général qu’une seule et même chose. Et les acteurs finlandais du procès, bien entendu, n’en ont aucune connaissance personnelle a priori.
Si la défense établit que l’incident n’a pu qu’avoir lieu pendant cette période de 2003, elle peut brandir son alibi : à cette époque-là, Massaquoi est officiellement l’informateur numéro 1 du procureur du tribunal de l’Onu en Sierra Leone et vit dans une résidence protégée à Freetown. Et si les témoins s’arcboutent sur l’année 2000, 2001 ou 2002 pour situer les faits, la défense entend démontrer qu’il n’y avait pas de tels combats à Monrovia à ce moment-là.
Incohérence rédhibitoire ou valeur probante globale ?
« Si un témoin change son récit, d’accord. Mais si ce sont trois ou quatre d’entre eux ? Ce n’est plus possible », confie l’avocat de la défense, Kaarle Gummerus, à l’extérieur de la salle d’audience. La défense soupçonne, au minimum, que les témoins se sont parlés entre eux, au pire qu’on leur a ultérieurement soufflé un nom et une date.
Me Gummerus a quelque ressemblance physique avec Jacques Vergès, le plus célèbre pourfendeur des prétoires français. L’œil malicieux, les lèvres fines comme un trait d’union, volontiers caustique, il s’attache à relever systématiquement les incohérences des témoignages qui vont appuyer sa ligne de défense. Mais le style finlandais ne goûte pas à l’humiliation et à l’essorage des témoins. Pour les habitués des contre-interrogatoires cuisants des avocats britanniques ou américains, la joute judiciaire finlandaise apparaît excessivement délicate.
La stratégie de l’avocat de Massaquoi est un alliage d’alibi (mon client n’était pas là), de déni (mon client n’a jamais eu le nom de guerre « Ange Gabriel ») et de soupçon sur l’intégrité de l’enquête.
Le procureur, de son côté, compte sur l’effet de masse des témoignages humains, seule preuve à charge disponible, et sur une certaine clémence pour les contradictions, imprécisions et révisions relevées à l’audience. « Nous devons prendre l’ensemble des témoignages et voir si les similarités dépassent les incohérences », explique Tom Laitinen, hors audience.
A l’issue des deux premières semaines d’auditions sur cette partie du procès qui touche les crimes commis à Monrovia, l’avocat de la défense a semblé plus serein.