Tendu et nerveux, Alieu Kosiah ne tient pas en place. Si l’on devait résumer l’enjeu principal de ce procès sans précédent dans l’histoire judiciaire suisse – longueur de l’instruction, premier procès de compétence universelle devant un tribunal civil –, il tiendrait en une phrase : l’ancien commandant du groupe rebelle libérien du United Liberation Movement of Liberia for Democracy (Ulimo) était-il présent dans la région septentrionale du Lofa entre 1993 et 1994, au moment des crimes qui lui sont reprochés ?
Ce 2 mars, les avocats des victimes entament leur plaidoirie commune et, à l’aide d’une chronologie détaillée, Me Raphaël Jakob s’attèle à démontrer que les différentes explications données par l’accusé ne tiennent pas la route. « En plus des témoignages convaincants de nos clients, les sources historiques confirment les explications des parties plaignantes et démontrent que le groupe auquel appartenait M. Kosiah était sur place au moment où les pires exactions et le pillage systématique de la région a eu lieu », plaide-t-il. « M. Kosiah n’a d’ailleurs aucun alibi durant les périodes mentionnées. Il n’y a pas un seul événement historique que M. Kosiah ait pu citer qui empêcherait sa présence au Lofa pendant la commission des crimes. Au contraire, il décrit lui-même des événements qui ont eu lieu à cet endroit et à ce moment-là et deux des témoins de la défense, qui étaient également des combattants, disent avoir été avec lui sur place. »
Cette présentation méthodique est suivie de la plaidoirie de son confrère, Me Hikmat Maleh. « Durant l’ensemble de cette procédure, nous avons systématiquement eu affaire à un prévenu qui dénonçait une théorie du complot. En voici un des nombreux exemples : si les plaignants le reconnaissent sur les planches photographiques présentées par le Ministère public, c’est qu’ils mentent. S’ils ne le reconnaissent pas, c’est qu’ils mentent également. »
Souhaitant dénoncer le comportement de l’accusé, à l’instruction comme au procès, l’avocat saisit au vol l’occasion quand, écoutant sa plaidoirie, Kosiah ne peut réprimer un ricanement. « On retrouve là le sentiment de toute-puissance d’Alieu Kosiah, qui a aussi tenté d’intimider les plaignants lors de leurs auditions », cingle l’avocat.
Lignes de défense
Lorsque, le lendemain, son avocat Dimitri Gianoli se lève pour plaider en sa faveur, l’accusé demeure agité. Kosiah l’accompagne sur sa chaise et acquiesce régulièrement à ses propos, donnant parfois l’impression d’être un entraîneur de boxe encourageant son protégé depuis un coin du ring. Après avoir entendu de nombreux témoins en six ans de procédure constituant plus de mille pages de procès-verbaux, la défense de Me Gianoli reste la même : Alieu Kosiah n’a pas pu commettre les crimes que l’accusation lui prête car il n’était pas présent au moment de ces actes. Le conseil de la défense s’attache à démontrer les différentes contradictions qu’ont pu contenir les témoignages des parties civiles. Par exemple le fait que « l’un des plaignants dit que Kosiah portait une veste militaire, mais cette tenue n’est aucunement adaptée au climat. Personne n’a jamais porté la veste mais plutôt des chemises, en raison de la chaleur. C’est donc la preuve que le témoin ment. » La conclusion de Me Gianoli est sans appel : « Il y a trop d’incohérences pour que ces personnes disent la vérité. Leurs témoignages sont inventés de toute pièce. »
Confronté à des témoins appelés par la défense et qui se sont révélés, par moments, témoigner à charge – en particulier un ancien enfant soldat et un ancien combattant, Kunti K., lui-même en attente de procès en France – l’avocat affirme qu’ils se sont également trompés lorsqu’ils ont indiqué qu’Alieu Kosiah était présent sur place lors des événements. Et pour montrer que les atrocités qui lui sont reprochées – tortures et meurtres de civils, viol, acte de cannibalisme – ne collent pas avec la personnalité d’Alieu Kosiah, Me Gianoli s’appuie sur un rapport de la prison de Berne, faisant état d’un détenu bien intégré, préparant minutieusement son dossier et recevant des visites quasi quotidiennes de son conseil.
Après plus de douze heures de plaidoirie, Dimitri Gianoli doit conclure. Il explique que Kosiah ne peut pas être tenu responsable d’avoir recruté un enfant soldat car il ne savait pas que c’était illégal à l’époque et qu’il n’est pas responsable de son recrutement, étant donné que ce dernier aurait décidé par lui-même. Il cite l’ex enfant-soldat venu témoigner : « J’ai voulu être lié à Alieu Kosiah parce que j’adorais son style mais ce n’est pas lui qui m’a recruté. » (Le droit pénal international considère qu’un mineur, en-dessous d’un certain âge, n’est pas en mesure de décider lui-même d’être recruté.)
« Bref, tout le monde ment, c’est une conspiration mondiale »
Cette stratégie de défense a le don d’énerver le procureur. Premier à prendre la parole le 5 mars, Andreas Mueller déclare : « L’accusé semble penser que la guerre civile libérienne était comme une grande pièce de théâtre à laquelle tous les civils ont assisté de la première à la dernière minute, qu’ils ont acheté le programme du spectacle avec le script de la pièce, le nom du metteur en scène et de tous les participants. Les civils devraient donc tout connaître, tous les grades, toutes les armes, c’est juste absurde. »
Le procureur fustige encore l’argumentation de la défense consistant à dire que l’ONG suisse Civitas Maxima et les plaignants ont comploté contre Kosiah. Dénonçant un sentiment de paranoïa chez le prévenu, il ajoute : « Pour Alieu Kosiah, c’est simple : les témoins mentent, les avocats mentent, les journalistes mentent, les gardiens de la prison de Berne, les organisations internationales, des historiens renommés… Bref, tout le monde ment. C’est une conspiration mondiale. Le seul qui dit la vérité, c’est Alieu Kosiah. » Puis, sur un ton sarcastique : « J’ai l’impression d’être dans Alieu au pays des merveilles du Lofa ! Mais tout conte de fée a une fin et celui du prévenu s’achève dans cette salle. »
S’exprimant après lui, l’avocat de Civitas Maxima, Alain Werner, semble partager le constat du procureur. L’avocat genevois regrette l’absence d’un mot pour les victimes de la guerre de la part de la défense. « Les victimes ne comptaient pas pour lui à l’époque et elles ne comptent toujours pas aujourd’hui, car la seule victime c’est lui-même », lâche-t-il. Il rappelle qu’Alieu Kosiah a déposé une plainte pénale contre lui, classée sans suite par le Ministère public genevois puis par le Tribunal fédéral. « Pendant six ans, on nous a dit que nos témoins mentaient, tantôt pour l’asile, tantôt pour l’argent. Mais maintenant ce serait simplement au titre de la haine ethnique ? »
« Je suis sûr que la justice prévaudra »
C’en est trop pour Alieu Kosiah qui grogne et se balance sur sa chaise. Une situation qui énerve maintenant le président de la cour, Jean-Luc Bacher, qui finit par intervenir en lui demandant de se taire. Après trois semaines d’auditions et de plaidoiries souvent émaillées d’incidents de procédure, il appartient alors à l’accusé de dire le dernier mot. S’exprimant en anglais, Kosiah revient sur certains faits qu’il estime inexacts. Puis, ému, il s’exclame : « N’importe qui a commis des crimes au Liberia devrait avoir un procès. Mais je n’ai pas participé à des crimes au Lofa. Il n’y a pas de preuves, de vidéos ou de photos de traces de balles ou de sang. » Avant d’ajouter, en regardant les juges : « La justice n’a pas de couleur, elle est pour tous et je suis sûr qu’elle prévaudra. »