A trente-six ans, il vient d’être arrêté après s’être caché pendant neuf ans – dans son propre village.
L’histoire de Minani s’ inscrit dans la lignée de celle des trois mille personnes suspectes de génocide recherchées par le Rwanda. Certains sont suspectés d’avoir commis des crimes classés Catégorie Un, la plus grave. Minani, lui, relève de la Catégorie Deux, celle qui regroupe le plus grand nombre de suspects de génocide.
Pour son interview avec Hirondelle, Minani est conduit dans une pièce mal éclairée. Vêtu de l’habit traditionnel des prisonniers au Rwanda, short et chemise rose, sandales de caoutchouc, Minani prend place en croisant ses bras.
La fuite
Un soir de septembre 1994, quelques semaines après la fin du génocide, Minani, retournant à sa ferme, est informé par un de ses amis qu’un mandat d’arrêt vient d’être lancé contre lui par le procureur local.
“Je me suis immédiatement dit que je devais faire quelque chose,” explique-t-il. “Je n’avais pas d’argent, et pas le temps de préparer un plan. J’ai empaqueté quelques vêtements et, peu après minuit, je suis parti à pied chez mon beau-père, à deux kilomètres de chez moi,” raconte t-il.
Les neuf années suivantes, c’est là que Minani est resté caché. “Trois personnes seulement habitaient dans cette maison : mon beau-père, sa femme et leur fils de deux ans,” dit-il. “Je passais toutes mes journées enfermé. De temps en temps, je sortais à la dérobée et prenait le soleil pendant quelques minutes, caché derrière un buisson”, se souvient-il. “En dehors des trois personnes de la maison, seule ma femme savait où j’étais. Même mon fils l’ignorait”, ajoute t-il.
Minani, aujourd’hui père de trois enfants (deux d’entre eux conçus depuis sa cachette), est accusé d’avoir participé au meurtre de deux enfants tutsis de son village de Muhanga, à une vingtaine de kilomètres au nord de Gitarama, pendant le génocide.
“Je ne les ai pas tués”, se justifie t-il avec véhémence. “Je me suis juste rendu à la maison où ils ont été tués, parce que le conseiller m’avait donné l’ordre de me joindre aux autres. Il a menacé de me tuer si je restais à la ferme pendant que les autres travaillaient (un euphémisme pour tuer, largement utilisé pendant le génocide). Heureusement, il m’a permis de quitter la maison quand je l’ai supplié de rentrer chez moi pour m’occuper de mon fils. Ma femme était partie en ville. Je suis parti avant le meurtre des enfants,” raconte t-il, presque sans s’arrêter.
Le procureur n’en croit pas un mot. “Nous avons des témoins qui sont prêts à affirmer que Minani, accompagné de son frère aîné et de plusieurs membres de la milice ont effectivement tué ces enfants”, explique t-il.
Le frère de Minani est également détenu dans la prison de Gitarama. Contrairement à Vénuste, il s’est laissé arrêter. Il est détenu depuis neuf ans et pourrait bientôt bénéficier du décret présidentiel autorisant la relaxe des suspects qui ont déjà passé en prison plus de temps que la peine maximale qu’ils pourraient se voir infliger ne le prévoit.
“J’aurais dû me rendre plus tôt”, regrette Minani. “La vie ici est bien meilleure que la solitude dans laquelle j’ai vécu pendant tout ce temps. J’ai retrouvé de vieux amis, mon frère est là. C’est une vraie communauté”, ajoute t-il.
Minani prétend également que, au moment où il a été arrêté, il envisageait depuis un certain temps de se rendre. “J’allais certainement le faire”, se justifie t-il, de manière insistante, disant aussi qu’il a peut être mis trop de temps à prendre sa décision. Une chose, en revanche, est sure : à un moment, ceux qui l’avaient nourri, et caché, pendant toutes ces années , ont craqué. Suite à une dispute à propos d’argent, sa belle-mère l’a dénoncé aux autorités. La police est ensuite venue cueillir Minani dans sa cachette, le toit de la maison de son beau-père.
D’autres fugitifs
“Le cas de Minani est assez exceptionnel”, explique le procureur de Gitarama, James Senteri. “Il est très difficile de se cacher au Rwanda, surtout à l’endroit même où vous êtes recherché”, ajoute t-il.
En revanche, beaucoup de fugitifs d’un autre calibre que Minani, en terme de responsabilité, sont activement recherchés.
De son côté, comme le confirme un rapport publié fin septembre par International Crisis Group, le Tribunal pénal international pour le Rwanda a déjà arrêté ou jugé les « principaux responsables » du génocide. Parmi ceux-ci, figurent notamment le premier ministre du gouvernement de « salut public » qui a présidé au génocide, bon nombre de ministres et des militaires de haut rang, comme le colonel Bagosora, que le parquet du TPIR considère comme le « cerveau » du génocide.
Pour autant, le gouvernement rwandais n’a pas cessé sa quête. De nombreux autres suspects de génocide figurant sur la liste rwandaise des plus recherchés sont toujours en cavale ou sont morts depuis 1994.
Félicien Kabuga, le financier allégué des milices Interahamwe et de la “radio de la haine”, la Radio Télévision des Mille Collines (RTLM) pendant le génocide, figure sur cette liste. Il est également recherché par le Tribunal pénal international pour le Rwanda, base à Arusha, en Tanzanie.
Les Etats-Unis ont promis une récompense de cinq millions de dollars pour des informations susceptibles de mener à son arrestation. Beaucoup pensent qu’il a passé (voire qu’il passe encore) une grande partie de son temps au Kenya, où il a failli être arrêté en janvier 2003. “Pendant que tout le monde le recherchait, les autorités kenyanes continuaient de le protéger,” confirme Alison des Forges, conseillère à Human Rights Watch. “Espérons qu’ avec le nouveau gouvernement, les choses changeront”, ajoute t-elle.
Au moins aussi activement que Kabuga, la justice rwandaise recherche le major Protais Mpiranyi, ancien commandant de la Garde Présidentielle, l’ unité d’élite accusée d’avoir perpétré les massacres qui ont eu lieu à Kigali et dans les environs. Les autorités rwandaises pensent que Mpiranyi, comme beaucoup d’autres membres des ex-milices Interahamwe, le “fer de lance du génocide”, se cache en République Démocratique du Congo.
Côté politique, Léon Mugesera, l’ancien professeur d’université et leader provincial du parti présidentiel de l’époque, le MRND, figure lui aussi sur cette liste. Il est accusé d’avoir incité au génocide, dès 1992, dans un discours où, entre autres, il demandait aux Hutus de “renvoyer les Inyenzi (terme péjoratif pour désigner les Tutsis) là d’où ils venaient”, en Ethiopie, via le fleuve Nyabarongo. Selon les stéréotypes de l’époque, les Tutsis seraient originaires de la corne de l’Afrique. Aujourd’hui âgé de 50 ans, Mugesera a récemment gagné un procès contre les services de l’immigration canadienne qui réclamaient son expulsion du pays, sur la base de ce discours de 1992. Les activistes des droits de l’homme comme le gouvernement rwandais ont demandé au gouvernement canadien de faire appel de cette décision.
Une bonne douzaine de journalistes accusés d’avoir propagé la “propagande de la haine” avant comme pendant le génocide font également partie de cette liste rwandaise. Parmi eux, on trouve notamment l’ancien rédacteur en chef de la RTLM, Gaspard Gahigi, et deux de ses journalistes, Habimana Kantano and Hitimana Noel. Tous trois sont présumés morts.
Enfin, l’ancienne première dame du Rwanda, l’épouse de Juvénal Habyarimana, Agathe Kanziga, est accusée d’être un des membres les plus influents de l’ Akazu (la petite maison), un groupe principalement composé de ses proches et de proches du gouvernement qui serait responsable de l’assassinat d’ opposants au régime. Elle se trouverait toujours en France, où elle s’était réfugiée il y a quelques années, après un détour par le Kenya.
Obstacles à ces arrestations
Le Rwanda a toujours éprouvé beaucoup de difficultés à mettre la main sur les suspects de génocide réfugiés à l’étranger. “Ils ne peuvent pas faire grand-chose”, explique Alison Des Forges. “La plupart de ces réfugiés le sont dans des pays qui ne peuvent pas extrader vers des pays où la peine de mort existe”, comme c’est le cas au Rwanda, ajoute t-elle.
Même si, tempère t-elle, beaucoup d’autres sont “disséminés un peu partout en Afrique”, dans des pays qui connaissent eux aussi la peine de mort. Dans la plupart de ces cas, les demandes d’extradition ont tout simplement été oubliées
Dans d’autres cas, les procédures n’en finissent pas. Par exemple, l’ audience pour décider de l’extradition du major Bernard Ntuyahaga est reportée depuis quatre ans. L’ancien major, élargi par le TPIR après l’abandon des poursuites pour des raisons que certains observateurs qualifient de « politiques » mais que le Rwanda entend poursuivre pour génocide, est
toujours en prison en Tanzanie.
Face à de tels obstacles pour appréhender les suspects de génocide, et non des moindres, toujours en cavale, il est pour l’instant très difficile au gouvernement rwandais de faire toute la lumière sur ce qui s’est passé au Rwanda en 1994. L’histoire de Vénuste Minani, et sa dénonciation par sa belle-mère après neuf ans, ne se répète pas tous les jours.
CE/GG/GF/FH(RC’0910e)