Immédiatement après que la Chambre préliminaire et la procureure de la Cour pénale internationale (CPI) ont ouvert la porte à une enquête sur les territoires de Cisjordanie, de Gaza et de Jérusalem-Est, le gouvernement israélien a publié un certain nombre de contre-récits. En examinant plus spécifiquement la page Facebook d'Israël en France et la déclaration officielle du Premier ministre disponible en ligne en anglais, ces réactions peuvent être divisées en deux types : un discours de délégitimisation et un discours dialoguant.
Dans le discours de délégitimisation figure l'argument de la victimisation, qui repose sur de fortes émotions individuelles et collectives. Il est présenté à l'aide de l'image d'un camp nazi et se décline de la manière suivante : la CPI a été créée pour poursuivre des crimes comme ceux des nazis, les atrocités de masse qui choquent profondément la conscience de l'humanité, et dont le peuple juif a été la victime.
Dans un tel cadre, ayant été la victime des crimes nazis, le peuple juif est la seule et perpétuelle victime (des nazis en Europe et/ou du terrorisme en Israël) et, par voie de conséquence, l'État juif n'est pas et ne peut pas être un auteur de ces crimes. Dès lors, si la CPI s'en prend à Israël, c'est parce qu'il s'agit d'une institution antisémite, contre laquelle Israël doit se protéger.
Dialoguer avec la CPI sans coopérer officiellement avec elle
Un deuxième argument de délégitimisation exigeant qu'Israël se protège de la CPI est la politisation de cette dernière, ses doubles standards et sa manipulation par des forces anti-israéliennes qui veulent le détruire. Cet argument est construit de la manière suivante : alors que la CPI refuse d'enquêter sur les crimes commis en Syrie et en Iran, où de véritables crimes sont commis quotidiennement, elle s’en prend à Israël, seule démocratie du Moyen-Orient, pour chercher de faux crimes de guerre. Cela montre que la CPI n'est pas un tribunal mais un organe politique, utilisé comme un outil de propagande anti-israélienne. En conclusion, le Premier ministre israélien déclare que "nous combattrons de toutes nos forces cette perversion de la justice", adoptant un ton similaire à celui de l'ancien président américain Trump.
Une autre série d'arguments relève d’une stratégie du dialogue. Parmi ceux-ci, Israël avance des arguments juridiques (et politiques) contestant les décisions de la cour sur l'exercice de sa compétence, en faisant valoir que l'Autorité palestinienne n'est pas un État et que, comme Israël n'a pas ratifié le Statut de Rome, le traité fondateur de la CPI, la Cour n'est pas compétente. Elle met notamment en évidence l'opinion dissidente du juge hongrois dans la décision de la Chambre préliminaire de la CPI. Ce faisant, elle offre des considérations juridiques et dialogue avec la CPI sur le fond. En effet, bien que ne collaborant pas officiellement avec la CPI, Israël discute avec la Cour depuis de nombreuses années. Parmi de nombreux exemples, on peut citer les efforts diplomatiques qu'Israël a déployés pour convaincre les États et d’autres parties concernées de soumettre à la Chambre préliminaire de la CPI un amicus curiae lorsque celle-ci examinait la question de la compétence territoriale. Un autre exemple est le mémorandum juridique détaillé de 34 pages concernant la compétence de la CPI publié par l'avocat général israélien en décembre 2019.
Une nouvelle série d'arguments, d'un point de vue institutionnel, affirme que la CPI n'a pas été créée pour des démocraties dotées d'un système juridique fonctionnel, ouvrant la porte à la "complémentarité". Il s'agit là d'une question difficile pour la CPI : existe-t-elle aussi pour les États démocratiques ?
La CPI, une menace prise au sérieux
Israël se situe ainsi entre une négation de la légitimité fondamentale de la Cour et un engagement et des échanges actifs autour d’un dialogue ouvert sur les questions juridiques. Par rapport à d'autres États de droit tels que les États-Unis et le Royaume-Uni, qui se sont trouvés dans la situation similaire de faire l’objet d’un examen par la CPI, la réaction d'Israël peut être située au milieu de cette échelle de délégitimisation-coopération. À une extrémité de cette échelle se trouve une position de délégitimisation totale - comme on l'avons vu à travers la réaction musclée des États-Unis suite à la décision de la procureure de la CPI d'ouvrir une enquête sur l'Afghanistan, sans aucun dialogue juridique sur l'affaire elle-même ("Les États-Unis utiliseront tous les moyens nécessaires pour protéger nos citoyens et ceux de nos alliés de poursuites injustes par cette cour illégitime") et comprenant l'imposition de sanctions personnelles à l’encontre de la procureure. À l'autre extrémité de l’échelle, on trouve la coopération d'un État membre visant à bloquer la compétence de la CPI - comme nous l'avons vu avec le Royaume-Uni, un État membre européen qui soutient la CPI. Le Royaume-Uni a collaboré avec la Cour et a créé un réseau complexe de mécanismes d'enquête nationaux, qui a abouti à la clôture de l'enquête préliminaire par la procureure de la CPI, en décembre 2020, malgré l'absence de poursuites réelles au Royaume-Uni.
Israël, comme les États-Unis et le Royaume-Uni, agit pour empêcher la CPI d'exercer sa compétence, mais ces États le font par le biais de stratégies différentes. En effet, en examinant la presse israélienne en hébreu, il est évident que les responsables israéliens prennent la menace de la CPI très au sérieux. De nombreux articles de presse relatent que des mandats d'arrêt secrets pourraient être émis et mentionnent une liste de 200 à 300 individus susceptibles d'être directement visés et donc empêchés de se rendre dans des États membres de la CPI, tels que ceux d'Europe.
Leçons pour le dossier de Gaza
En ce qui concerne le dossier de Gaza, s'il choisit le dialogue avec la CPI, Israël pourrait agir comme le Royaume-Uni et soulever la question de la complémentarité, en créant des mécanismes d'enquêtes nationales (comme il l'a déjà fait dans le passé) et en avançant une défense juridique. En effet, l'une des leçons tirées par Israël de sa non-coopération avec les deux missions d'enquête de l'Onu est qu'il n'a pas été en mesure de défendre sa position et donc d'influencer les décisions, ce qui lui a porté préjudice. Dans ce contexte, il est utile de lire la saisine de la Chambre préliminaire par la procureure de la CPI :
« En ce qui concerne la recevabilité de cas potentiels concernant des crimes qui auraient été commis par des membres des FDI [Forces de défense israéliennes], le Bureau note qu'en raison d'informations accessibles limitées concernant les procédures engagées et sur l'existence de procédures en cours concernant d'autres allégations, l'évaluation de la recevabilité par le Bureau quant à la portée et la sincérité des procédures nationales pertinentes reste en cours à ce stade et devra être maintenue à l'étude dans le cadre d'une enquête. Toutefois, le Bureau du Procureur a conclu que les cas potentiels concernant des crimes qui auraient été commis par des membres du Hamas et de l'Autorité palestinienne à Gaza seraient actuellement recevables en vertu de l'article 17(1)(a)-(d) du Statut. »
Stratégie de sortie dans le dossier des colonies
Le cas des colonies de peuplement est toutefois radicalement différent. Ici, la complémentarité ne serait pas pertinente puisque les gouvernements et l'armée israéliens les ont toujours soutenues de manière directe et explicite. Par conséquent, le seul moyen légal possible de bloquer la compétence de la CPI est "l'intérêt de la justice" (c’est-à-dire le début d'un processus de justice transitionnelle). C’est l’exemple de la Colombie, qui a fait l'objet d'un examen préliminaire depuis 2003. Cette situation n'a pas fait l'objet d'une enquête à la suite du processus national de justice transitionnelle et des mécanismes de justice instaurés, notamment la Juridiction spéciale pour la paix. Comme l'a déclaré le procureur adjoint de la CPI à propos du "rôle de la CPI dans le processus de justice transitionnelle en Colombie" :
« Le concept de "justice transitionnelle" englobe une gamme complète de processus que les sociétés emploient pour faire face aux violations passées des droits de l'homme et pour parvenir à une reddition des comptes, à la justice et à la réconciliation. Dans le contexte de la justice transitionnelle, l’évaluation doit être holistique : les aspects de justice pénale inclus dans ce système peuvent être considérés dans le contexte plus large d'autres mécanismes de justice transitionnelle pertinents. »
Il peut donc être utile de comparer les situations israélienne et colombienne devant la CPI, car les deux pays sont engagés dans un conflit armé prolongé avec des belligérants qui sont là pour rester ; il ne s'agit pas d'un conflit armé extraterritorial, comme c'est le cas du Royaume-Uni en Irak ou des États-Unis en Afghanistan. Si cette porte est ouverte et que la CPI serait le déclencheur, avec d'autres acteurs, du début d'un processus de justice transitionnelle, ce serait une bonne nouvelle pour toutes les parties, y compris pour la CPI. Espérons que ce sera le cas !
SHARON WEILL
Sharon Weill est professeure de droit international à l'Université américaine de Paris et chercheur associé à SciencesPo Paris (CERI). Ses recherches portent sur la relation entre le droit international et le droit national et sur les politiques du droit international. Elle est l'auteure de «The Role of National Courts in Applying International Humanitarian Law” (Oxford University Press, 2014) et co-éditeur de l'ouvrage “Prosecuting the President - The Trial of Hissène Habré” (Oxford University Press, 2020).