Près de 12 ans après la fin de la guerre civile au Sri Lanka, il n'y a toujours aucune action judiciaire enclenchée pour les crimes graves qui constituent probablement des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité, a déclaré Michelle Bachelet au Conseil des droits de l'homme des Nations unies (Onu), le 24 février. Selon la Haut-Commissaire aux droits de l'homme, l'Onu n'a pas été à la hauteur de son rôle de prévention au Sri Lanka et qu'elle ne devait pas commettre les mêmes erreurs face aux "signes avant-coureurs" de nouvelles violations. Sous le gouvernement actuel, on observe une militarisation croissante, une restriction de l'espace civil et une "rhétorique discriminatoire de la part des représentants de l'État au plus haut niveau" à l'encontre des minorités musulmanes et tamoules, ce qui risque de "générer davantage de polarisation et de violence", selon le rapport de Bachelet.
Elle a appelé les États membres à envisager de nouvelles options, telles que la saisine de la Cour pénale internationale (CPI), l'ouverture d'une procédure de compétence universelle à l'encontre des responsables sri-lankais impliqués dans des crimes de guerre ou la création d'un organe international de collecte de preuves. Les membres de la communauté tamoule ont largement salué le rapport de Bachelet, qui est "dur" par rapport aux précédents, selon Kannanathan Rajganna, membre de la diaspora sri-lankaise en Suisse et président d'une nouvelle ONG, International Humanitarian Approach. Mais il affirme que les Tamouls sont attristés que l'Onu n'ait pas pris de mesures énergiques depuis plus de dix ans. "Dans la diaspora tamoule, la principale idée est qu'il devrait y avoir une enquête criminelle, en particulier sur ce qui s'est passé en 2009", déclare Rajganna. Il pense que le gouvernement sri-lankais n'a fait que gagner du temps et supprimer les preuves.
De nouveaux moyens de collecte de preuves
Dans le sillage du rapport de Bachelet, le Conseil des droits de l'homme a adopté, le 23 mars, une résolution dirigée par le Royaume-Uni exprimant sa "grave préoccupation" et appelant le Sri Lanka à mettre en œuvre les recommandations de son rapport. La résolution du 23 mars "décide également de renforcer (...) la capacité du Haut-Commissariat à collecter, consolider, analyser et préserver les informations et les éléments de preuve et à élaborer des stratégies possibles pour les processus futurs de responsabilisation en cas de violations flagrantes des droits de l'homme ou de violations graves du droit humanitaire international au Sri Lanka, à défendre les victimes et les survivants, et à soutenir les procédures judiciaires et autres, y compris dans les États membres, qui sont compétentes". La résolution a été soutenue par 22 pays et opposée par 11, dont la Chine et le Pakistan. Il y a eu 14 abstentions, dont l'Inde, le grand voisin du Sri Lanka.
Mais le budget supplémentaire total approuvé par la résolution n'est que de 2 856 300 dollars (pour 2021 et 2022), et doit encore être approuvé par l'Assemblée générale des Nations unies lors de sa 76e session en septembre. Human Rights Watch espère néanmoins que cette nouvelle capacité de collecte de preuves renforcera les poursuites internationales des violations au Sri Lanka. L'organisation estime qu'avec cette résolution, la cause des victimes sri-lankaises "a fait un grand pas en avant, en créant un puissant mécanisme d'enquête pour préparer les poursuites internationales". Amnesty International s'en est aussi félicitée, mais a souligné que "l'impact réel de la poursuite du suivi et des rapports dépendra de l'utilisation par les autres États membres des Nations unies de la résolution comme base d'une action concrète, notamment des enquêtes et des poursuites relevant de la compétence universelle et d'une éventuelle saisine de la Cour pénale internationale."
Le gouvernement sri-lankais est dans un "déni abject"
La guerre civile au Sri Lanka a duré quelque 25 ans, opposant le gouvernement cinghalais, majoritaire, aux Tigres de libération de l'Eelam tamoul (LTTE), qui se sont battus pour obtenir une patrie séparée pour les Tamouls minoritaires dans le nord et l'est du pays. Des crimes graves ont été commis des deux côtés. Par exemple, les LTTE ont utilisé des kamikazes et des enfants soldats. Le gouvernement, surtout dans les dernières phases de la guerre, a été brutal. Le conflit s'est terminé par un assaut massif en 2009, au cours duquel des dizaines de milliers de civils tamouls ont péri. L'actuel président Gotabaya Rajapaksa, qui était chef de la défense à l'époque, est largement considéré comme l'homme qui a ordonné l'assaut final.
Les gouvernements successifs ont promis des mesures de réconciliation et de responsabilisation. Le précédent gouvernement de Maithripala Sirisena a coparrainé en 2015 une résolution du Conseil des droits de l'homme comportant une feuille de route pour la justice transitionnelle qui semblait susciter l'espoir. Il y a eu peu de suivi, bien qu'il ait lancé une enquête sur les disparitions de l'époque de la guerre et un bureau gouvernemental pour les réparations. Les propositions de tribunal des crimes de guerre et de commission vérité et réconciliation restent lettre morte.
Charu Lata Hogg, membre associé du programme Asie-Pacifique du groupe de réflexion britannique Chatham House, estime que l'origine de l'impunité réside dans le manque d'indépendance des institutions judiciaires et autres du Sri Lanka, qui remonte à son indépendance vis-à-vis de la Grande-Bretagne en 1948. Mais cette situation s'aggrave sous le gouvernement actuel, selon le rapport de Bachelet. Il indique, par exemple, qu'un amendement constitutionnel d'octobre 2020 "a fondamentalement érodé l'indépendance de commissions et d'institutions clés, notamment la Commission des droits de l'homme du Sri Lanka, la Commission électorale, la Commission nationale de la police et le pouvoir judiciaire".
De plus, selon Hogg, ce sont les mêmes personnes qui sont au pouvoir aujourd'hui qu'en 2009, de sorte que "c'est comme si l'on demandait aux individus d'enquêter et de se poursuivre eux-mêmes - cela n'arrivera pas". Selon elle, le gouvernement actuel considère ce qui s'est passé comme une guerre contre le terrorisme et choisit de ne pas s'attaquer aux problèmes sous-jacents qui ont conduit à la guerre en premier lieu. "Il est dans un déni abject", a-t-elle déclaré à Justice Info.
"Options internationales alternatives"
Bachelet a déclaré que "les initiatives nationales ont échoué à plusieurs reprises à garantir la justice pour les victimes et à promouvoir la réconciliation", et exhorté les États membres de l'Onu à "rechercher des options internationales alternatives pour garantir la justice et les réparations". Le Sri Lanka n'étant pas partie au Statut de Rome de la CPI, la seule possibilité d'intervention de la Cour serait un renvoi par le Conseil de sécurité des Nations unies. Cela semble très improbable, selon Hogg, car la Chine et la Russie y opposeraient presque certainement leur veto.
Et qu'en est-il des affaires de compétence universelle dans d'autres pays ? "Comme l'ont révélé les affaires syriennes, la compétence universelle est une voie prometteuse", affirme Hogg. Il y a eu quelques tentatives. Par exemple, en 2011, deux ONG dont TRIAL International ont déposé des plaintes pour crimes de guerre auprès des autorités suisses contre l'ancien général Jaghat Dias, qui était à l'époque ambassadeur adjoint du Sri Lanka en Allemagne et en Suisse. Mais il a été rappelé au Sri Lanka, échappant ainsi à d'éventuelles poursuites judiciaires. "Dans le cas du Sri Lanka, TRIAL International estime que la compétence universelle est actuellement l'un des rares outils qui permettraient aux Sri Lankais de bénéficier d'un certain degré de justice, même si c'est en dehors du pays", déclare Jennifer Triscone, conseillère juridique de l'ONG suisse.
Bien qu'il ne s'agisse pas à proprement parler d'un cas de compétence universelle, la fille du journaliste assassiné Lasantha Wickrematunge a cherché à tenir Rajapaksa - aujourd'hui président du Sri Lanka - responsable devant un tribunal américain du meurtre de son père en janvier 2009 et du "ciblage généralisé et systématique des journalistes perçus comme critiques du gouvernement". La cour d'appel du neuvième circuit de San Francisco a abandonné l'affaire ce mois-ci, après avoir jugé que le président jouissait de l'immunité en tant que chef d'État. Mais elle n'a pas exclu la possibilité de poursuites futures contre Rajapaksa lorsqu'il ne bénéficiera plus de l'immunité.
UN GÉNOCIDE EN COURS CONTRE LES TAMOULS ?
L'actuel président du Sri Lanka Gotabaya Rajapaksa, dont le frère est Premier ministre, a été élu en novembre 2019. Son élection faisait suite aux attentats dévastateurs de Pâques contre des églises, revendiqués par l'État islamique. Rajapaksa et son frère ont reçu un mandat clair de la majorité cinghalaise principalement bouddhiste du pays pour mener un gouvernement "nationaliste et militarisé", a déclaré Charu Lata Hogg, membre associée du programme Asie-Pacifique du groupe de réflexion britannique Chatham House à Justice Info.
Kannanathan Rajganna, président d'une nouvelle ONG, International Humanitarian Approach, affirme que les Tamouls, majoritairement hindous, veulent que des mesures soient prises pour lutter contre un "génocide" en cours. Il cite un rapport du groupe de réflexion américain Oakland Institute, selon lequel "la colonisation cinghalaise, menée par le gouvernement, s'intensifie dans les zones tamoules dans le but de modifier la démographie et de refuser aux communautés tamoules l'accès à leurs terres". Ce rapport indique également que les départements gouvernementaux - notamment l'Autorité Mahaweli, le Département archéologique, le Département des forêts et le Département de la faune - sont utilisés pour saper la culture et la religion tamoules, notamment en construisant des temples bouddhistes sur des terres tamoules.
S'agit-il d'un génocide ? "Il s'agit là d'une question de droit", déclare Hogg. "Ce qui est clair, c'est qu'après des années de discrimination politique et de marginalisation en matière d'emploi et de développement, les Tamouls du nord et de l'est vivent sous une énorme militarisation." Bien que le bouddhisme soit inscrit dans la Constitution comme religion d'État, elle affirme qu'il y a eu jusqu'à présent une tradition laïque. Le gouvernement actuel a mis cela de côté, avec des temples et des statues bouddhistes installés dans tout le pays. "Aucun autre gouvernement n'a imposé la religion et la pratique bouddhistes", a-t-elle déclaré à Justice Info.