Josef avait 13 ans en 2011, quand il entraînait ses camarades d’école à participer aux manifestations de la toute jeune révolution syrienne, à Alep. Il avait 13 ans quand il a été arrêté pour la première fois par les mukhabarat, les services de renseignement syriens. Une première détention qui sera suivie de deux autres au cours des années suivantes, alors que les manifestants défilaient encore sous les bombes et qu’il aidait à sortir les rescapés des immeubles détruits.
Réfugié en Autriche depuis 2015, Josef est de ces survivants qui poursuivent désormais les architectes du système de répression syrien en justice, depuis l’Europe. Quand il a été contacté pour apporter son témoignage par l’avocat syrien Anwar Al-Bunni, pierre angulaire de ces poursuites, il n’a pas hésité. « C’était une manière de poursuivre la lutte contre le régime et soutenir les prisonniers qui croupissent encore dans les prisons syriennes, qu’ils ne soient pas oubliés », explique-t-il.
Plainte contre vingt-quatre hauts gradés
En 2018, à Vienne, avec quinze autres survivants, dont un ressortissant autrichien, il a porté plainte pour torture et crimes contre l’humanité, contre vingt-quatre hauts-gradés du régime de Bachar el-Assad avec l’appui du Syrian Media Center for Media and Freedom of Expression, du Syrian Center for Legal Studies and Research, du Centre Européen pour les droits constitutionnels et humains (ECCHR) et du Centre international pour le respect des droits humains (CEHRI), une organisation autrichienne. Ce dossier fait écho à d’autres plaintes similaires déposées en Allemagne, en 2017, puis en Suède et en Norvège en 2019, avec le soutien des mêmes associations.
Presque trois ans plus tard, l’instruction, ouverte dans la foulée du dépôt de plainte, se poursuit. « L’enquête prend du temps, à cause de l’ampleur du dossier, mais aussi parce que les principaux suspects ne sont pas présents sur le sol autrichien », souligne Tatiana Urdaneta Wittek, avocate et membre du CEHRI. Par ailleurs, contrairement à l’Allemagne, la Suède ou la France, l’Autriche ne dispose ni d’un pôle dédié aux crimes internationaux au sein du parquet, ni d’une équipe de police spécialisée. Un seul procureur s’occupe des dossiers syriens, en sus d’autres affaires nationales.
Enquêtes possibles en l’absence des suspects
L’Autriche a pourtant été pionnière en matière de compétence extraterritoriale, en poursuivant pour génocide dès 1994 un garde bosniaque, Dusko Cvjetkovic. Ce procès, conclut par un acquittement, était le tout premier à l’étranger concernant des crimes commis en ex-Yougoslavie. La compétence extraterritoriale, à l’époque, reposait essentiellement sur l’obligation de poursuite au nom des engagements internationaux de l’Autriche dans les conventions régissant ces crimes. Vienne a depuis intégré dans ses lois la notion de compétence universelle pour des faits de torture tout d’abord, en 2012, puis en faisant entrer dans son code pénal les crimes internationaux définis par le Statut de la Cour pénale internationale, en 2015.
« Il a fallu plusieurs étapes, jusqu’en 2015, pour que l’Autriche adapte complètement son code pénal afin de pouvoir poursuivre, au niveau national et en vertu de la compétence universelle, chaque crime défini par le droit international, précise la chercheuse Astrid Reisinger-Coracini, également membre du CEHRI, Pour autant, cela n’empêche pas de poursuivre de tels crimes commis avant cette date, par d’autres biais juridiques. »
La compétence universelle autrichienne n’est pas « absolue », comme en Allemagne ou en Suède. L’Autriche peut engager des poursuites sur de tels crimes « si l’auteur présumé ou la victime est un ressortissant autrichien, si l’infraction a porté atteinte à d’autres intérêts autrichiens ou si l’auteur présumé, ressortissant étranger, possède sa résidence habituelle en Autriche ou est présent en Autriche et ne peut être extradé », explique la magistrate Christine Gödl, responsable du département de la justice pénale internationale du ministère de la Justice. Mais si la présence de l’auteur présumé est une condition sine qua non à toute mise en examen – aucun procès ne peut se tenir in abstentia – rien n’empêche le parquet d’enquêter, y compris en l’absence des suspects en Autriche, et d’émettre des mandats d’arrêts internationaux.
C’était d’ailleurs un objectif des initiateurs de la plainte déposée en 2018. Les victimes et les organisations qui les soutiennent attendent de l’Autriche qu’elle emboîte le pas à la France et de l’Allemagne, dont les parquets ont émis des mandats d’arrêt internationaux à l’encontre d’Ali Mamlouk, chef de la sécurité nationale syrienne et de Jamil Hassan, ancien commandant des renseignements de l’armée de l’air. Vienne pourrait leur emboîter le pas très prochainement, espère Me Urdaneta Wittek : « Le parquet a accompli un travail important ces derniers mois et nous avons confiance dans la possibilité pour les autorités autrichiennes d’émettre à leur tour de tels mandats d’arrêt. »
« La justice peut être thérapeutique »
« La justice peut être thérapeutique, poursuit l’avocate. C’est l’un des piliers de la démarche pluridisciplinaire du CEHRI, où nous soutenons les victimes sur le plan juridique mais aussi médical, psychologique, social. Des procédures judiciaires respectueuses de leur bien-être sont une étape vers la reconnaissance des crimes qu’ils ont subis et ainsi un accès à la réhabilitation et la réparation. Mais tout cela n’est possible que si l’enquête avance sans retard inutile, si leur témoignage est entendu par le procureur de manière sensible, et si des mandats d’arrêt sont émis contre les auteurs. »
Quand on lui demande pourquoi il s’est engagé dans une telle procédure judiciaire, Josef répond : « Ce n’est pas à propos de moi. Il s’agit de faire ce qui est juste. Je ne peux pas me satisfaire de mener ma vie pendant qu’en Syrie, la dictature perdure. Ces plaintes, ces procès en Europe sont importants, car c’est une manière de montrer aux Syriens qui sont encore là-bas qu’ils ne sont pas seuls. Que l’Europe ne les a pas complètement abandonnés. » Pour le jeune homme, la récente condamnation à Coblence, en Allemagne, d’un sergent des renseignements syriens est une première victoire : « C’est un message envoyé à Bachar el-Assad. La révolution n’est pas morte, nos idéaux de justice et de démocratie sont bien vivants. Et un jour, ce sera à son tour de faire face à la justice. » En attendant, c’est le devoir des justices européennes de poursuivre les tortionnaires, estime-t-il.
Un auteur présumé protégé par les services ?
En 2018, l’Autriche a cependant été le théâtre d’un scandale retentissant, soupçonnée d’avoir protégé un homme suspecté de multiples exactions. Khaled Al-Halabi, ancien haut-gradé des mukhabarat, aurait trouvé refuge à Vienne pendant plusieurs années, selon une longue enquête du quotidien le Kurier. De 2009 à 2013, le brigadier général était à la tête de la branche 335 des renseignements syriens à Raqqa, qui a arrêté et torturé des dizaines de manifestants, selon la Commission for International Justice and Accountability (Cija), une ONG spécialisée dans l’enquête et la collecte de preuves de crimes internationaux. En mars 2013, à une époque où la région de Raqqa tombe progressivement aux mains des rebelles et de différents groupes djihadistes, il aurait fui vers la Turquie, puis la Jordanie. En février 2014, il est à Paris, où il reste un an et demande l’asile. Mais l’Office français pour les réfugiés le soupçonne, déjà, de graves violations du droit international.
C’est là, selon le Kurier, que le BVT, le service de renseignement autrichien, entre en scène. S’appuyant sur des dizaines de documents internes, le quotidien affirme que le BVT aurait accepté d’accueillir l’ancien brigadier général en Autriche à la demande du Mossad, les renseignements israéliens, qui auraient eux-mêmes organisé son exfiltration de France. Une opération baptisée « White Milk » dans les documents présentés par le Kurier. Selon le quotidien autrichien, à la fin du printemps 2015, Al-Halabi sort du territoire français pour réapparaître à Vienne à l’été 2015, où il obtient le statut de réfugié en moins de six mois, un temps record, un appartement et des allocations d’État. Par bien des aspects, l’affaire reste mystérieuse et les raisons de l’intérêt supposé des renseignements israéliens pour le brigadier général syrien restent, pour l’heure, inconnues.
Au début de l’année 2016, la Cija signale à la justice autrichienne la présence sur son territoire de cet homme, qu’elle suspecte de torture et de crimes contre l’humanité, et transmet au parquet un épais dossier de preuves et témoignages à son encontre. Le parquet ouvre une enquête, mais Al-Halabi n’est pas inquiété. Jusqu’en 2018. Tout s’accélère. La justice française, qui a entretemps reçu son dossier par les services de l’asile, lance un signalement via Europol pour tenter de retrouver sa trace. La Cija transmet de nouveaux éléments de preuve au parquet autrichien. Mais quand, en novembre 2018, la police est finalement envoyée au domicile du Syrien, celui-ci a disparu.
Les révélations du Kurier ont provoqué un retentissant scandale national. Une enquête pour abus de pouvoir, visant de hauts-responsables des renseignements autrichiens et des services de l’asile a été ouverte au parquet de Vienne. Selon nos informations, si la localisation de Al-Halabi est pour l’heure inconnue, l’instruction de son dossier suit son cours actuellement en Autriche. Plusieurs victimes de la branche 335 ont apporté leur témoignage au procureur, soutenues depuis 2019 par le CEHRI et par l’organisation internationale Open Society Justice Initiative.
« Les auteurs de crimes commis en Syrie doivent faire l’objet de poursuites coordonnées en Europe, martèle Me Urdaneta Wittek. C’est le seul moyen, pour l’heure, de lutter contre leur impunité. » Et pour les survivants, dit-elle, c’est un début de reconnaissance, une possibilité de se reconstruire.