Ce samedi 20 mars, à Monrovia, les principaux acteurs libériens militant pour l’établissement d’un tribunal national pour juger les crimes de guerre commis lors des guerres civiles de 1989-2003 se réunissent dans un grand hôtel de la capitale libérienne. Anciens commissaires de la Commission vérité et réconciliation (CVR), membres du Parlement, chefs traditionnels, militants d’ONG et représentants des victimes, diplomates étrangers se retrouvent, pour constater l’impasse dans laquelle leur projet se trouve et réfléchir à leur stratégie.
Parallèlement, cela fait un mois que, aux abords de la ville, se tient le procès de l’ancien commandant sierra léonais Gibril Massaquoi devant une cour finlandaise délocalisée au Liberia. Il s’agit du premier procès à se tenir dans le pays pour des crimes de guerre commis sur le sol libérien il y a une vingtaine d’années. Un événement. Pourtant, la plupart des personnes présentes à la réunion l’ignorent. Sur les trois anciens membres de la CVR, deux ne savent rien du procès en cours ; le troisième, ancien journaliste, lit les rares comptes-rendus dans la presse mais n’y a jamais mis les pieds. Le numéro 2 de l’ambassade de Sierra Leone, pays dont est originaire Massaquoi, ne sait pas que les audiences se tiennent à quelques kilomètres de là et ignore que le procès se poursuivra bientôt à Freetown, la capitale sierra léonaise. Larry Younquoi, le député le plus en pointe dans la campagne pour un tribunal national habilité à juger les anciens chefs de guerre n’est pas mieux renseigné. « Ce n’est pas l’enthousiasme attendu. Peu d’information circule. Nous ne savons pas où les [audiences] se tiennent. Le ‘moment’ [attendu] n’a pas eu lieu », confie-t-il lors d’une pause-café.
« Des concessions aux seigneurs de la guerre »
Lorsque l’information a circulé, fin janvier, que la justice finlandaise allait venir tenir la plus grande partie des audiences du procès Massaquoi au Liberia, cette même société civile et quelques ONGs internationales ont espéré que l’événement crée une nouvelle dynamique politique et judiciaire dans le pays. On parlait de retransmission en direct du procès, de relance du débat public. Il ne s’est rien passé de cela. La cour finlandaise a rempli sa mission, elle a visité les sites de massacres, a écouté 55 témoins au cours de 21 journées d’audiences durant six semaines. Mais elle a fait cela en catimini, dans un lieu tenu secret, sans public, en présence d’une poignée d’observateurs et de journalistes strictement accrédités.
Car juger les anciens chefs de guerre au Liberia demeure une question politiquement très sensible. Et il est très vite apparu que le gouvernement, s’il a autorisé les Finlandais à conduire leurs audiences au Liberia, ne voulait pas que l’événement fasse trop de bruit.
« Le Liberia est un terrain épineux », explique Hassan Bility, directeur du Global Justice Research Project, l’ONG libérienne dont le travail a abouti à l’essentiel des poursuites organisées contre des suspects libériens réfugiés en Occident. « Depuis 1985 jusqu’à aujourd’hui, personne n’a gagné une élection présidentielle sans gagner le comté du Nimba », région dont le principal représentant au Sénat est Prince Johnson, un acteur notoire de la première guerre civile libérienne, devenu célèbre pour s’être filmé en train d’ordonner la torture et l’exécution de l’ancien dictateur Samuel Doe, en septembre 1990. « Personne ne veut offenser Prince Johnson. Les politiciens pensent que s’il vous accorde son soutien, vous gagnez », ajoute le militant. C’est un défi, dit-il, y compris pour le président actuel du Liberia, l’ancienne star de football George Weah, qui a dû faire alliance avec des forces politiques impliquées dans les guerres civiles de 1989-1996 et 1999-2003.
Dès que les dirigeants prennent le pouvoir, confie Younquoi, « ils doivent faire des concessions aux seigneurs de la guerre. En l’état présent, il est très difficile d’accomplir » une justice pour les crimes de guerre. « Disposons-nous des gens ayant assez de courage pour le faire ? Non. » Cela explique, à ses yeux, la frustration et la colère du jeune Benjamin Myers, chef de cabinet d’un membre du parlement. A la conférence, celui-ci dresse un acte d’accusation en règle contre toutes les strates de la société civile et politique. « Il est insensé qu’après 17 ans, nous soyons [toujours] en train de parler de justice pour les crimes de guerre », assène-t-il, en dénonçant les anciens chefs de guerre et en nommant les plus célèbres : Prince Johnson, Alhaji Kromah, George Boley, Sekou Konneh. « Ils posent avec arrogance. Ils ne montrent aucun regret. Ils nous rappellent constamment ce qu’ils ont fait. »
« Le Liberia ne fait que fournir un lieu »
Le gouvernement et la justice finlandaise marchaient sur des œufs. Et les deux parties se sont accordées pour privilégier le compromis, en faisant mine qu’il ne s’agissait pas d’un procès mais d’un « recueil de preuves » et en étant le plus discret possible sur les audiences.
Depuis le début du dossier Massaquoi, chacun s’est accommodé d’une relation minimale. Les policiers finlandais n’ont pas enquêté avec l’appui de leurs homologues libériens, comme cela se fait traditionnellement dans le cadre d’une entraide judiciaire. Lorsque la cour finlandaise a visité les lieux des crimes allégués, mi-février, elle n’était accompagnée d’aucune escorte. Aucun service de sécurité libérien n’a été engagé à la protection du procès. Les autorités libériennes ont minimisé au maximum l’importance de l’événement. Les Finlandais se sont satisfaits pleinement de cette autonomie complète et de ce profil bas.
Sayma-Syrenius Cephus est le procureur général du Liberia. Dans un entretien réalisé à Monrovia, il nous dit d’emblée que c’est lui qui a autorisé la venue des Finlandais. « Ils avaient une liste de témoins à qui ils ont parlé, explique-t-il. Ils voulaient les transporter en Finlande mais ils ne le pouvaient pas à cause de la pandémie. Ils ont donc décidé de venir au Liberia avec la défense, l’accusation et les juges pour entendre les témoignages. Il ne s’agit pas d’un tribunal pour crimes de guerre, ce ne sont pas des dépositions formelles. Nous ne considérons pas cela comme des audiences. Ce qui fait la différence [avec un procès], c’est qu’ils ne font qu’entendre des témoins alors que le procès est en Finlande, pas au Liberia. Nous appelons ça un procès en construction. Dans une large mesure, le Liberia ne fait que fournir un lieu mais l’ensemble du processus se tient en Finlande. »
Interrogé sur le risque de promouvoir, à travers le procès Massaquoi, l’idée d’un tribunal national pour les crimes de guerre, il répond clairement : “A l’heure d’aujourd’hui, la position du gouvernement est que nous portons prioritairement notre attention sur une complète stabilité, sur la fourniture de services sociaux de base, sur la construction des routes. La question est : abandonne-t-on, à ce stade, la construction des routes, des écoles et des hôpitaux pour attraper des suspects de crimes de guerre ? Est-ce une priorité majeure ? Allons-nous consacrer beaucoup de temps à courir après les gens pour crimes de guerre alors que nous sommes censés donner à manger aux rescapés ? Pour moi, la réponse est non de manière générale. A mes yeux, nous n’avons pas besoin d’un nouveau tribunal. »
Le lieu des audiences tenu secret
D’autres facteurs peuvent expliquer l’accord des autorités libériennes pour la tenue de ces audiences sur leur sol. L’accusé n’est pas Libérien, il a très peu de chances de perturber le jeu politique des anciens chefs de guerre, et il est dépourvu de notoriété au Liberia. Aussi, Massaquoi a trahi l’ancien président libérien Charles Taylor, en témoignant contre lui devant l’ancien Tribunal spécial pour la Sierra Leone, une juridiction de l’Onu. Cela a pu ravir certains au Liberia de le voir payer à son tour pour ses crimes présumés. « Je n’avais aucune idée que c’était Massaquoi qui avait témoigné contre Charles Taylor », s’exclame Cephus, avant de rejeter cette thèse. « Monsieur Taylor est parti en 2003. Son parti s’est détaché de lui à 100 %. Monsieur Taylor relève du passé. Il n’a aucun soutien au Liberia. Les gens ne connaissent même pas Massaquoi. »
Au final, la cour finlandaise s’est installée dans une petite salle d’un hôtel de luxe, avec entre trois et cinq sièges à l’intérieur pour les journalistes et les observateurs, qui se sont engagés à ne pas divulguer le lieu où se tenait le procès. Une salle attenante à celle occupée par la cour pouvait techniquement accueillir une quinzaine d’autres personnes, face à une pâle image du procès transmise par une petite caméra sur un grand écran, avec un système sonore médiocre, parfois inaudible. Cette pièce n’a jamais accueilli plus de trois jeunes Libériens assidus, recrutés par un consortium d’ONGs occidentales pour saisir les débats verbatim et les mettre à disposition du reste du monde, ainsi que deux journalistes libériens soutenus par l’Ong New Narratives, les seuls de la presse locale habilités à couvrir l’événement.
« Nous avions prévu un endroit pouvant recevoir 75 personnes. Nous avions prévu un écran en ville pour le public. Cette demande a été rejetée. J’ai parlé au chef des enquêtes finlandais et ils étaient soucieux de la sécurité », explique Bility.
Un procès avant tout finlandais
Au-delà du contexte politique, l’ambition finlandaise n’a jamais été de fournir aux Libériens un rendez-vous avec la justice et avec leur histoire. Deux interprètes finlandais, se relayant en binôme avec deux interprètes libériens, ont été recrutés pour les audiences à Monrovia, mais leur présence répondait aux stricts besoins de la cour. Le procès se tenant devant un tribunal finlandais, les débats sont enregistrés en finnois. Ainsi, dès qu’il ne s’agissait pas de la déposition directe d’un témoin en langue locale, aucune interprétation en anglais n’était fournie. Journalistes et observateurs étrangers étaient alors plongés dans un mélange de curiosité exotique, d’expérience ésotérique et d’intense frustration.
Le président de la cour s’est souvent montré compréhensif envers l’insatisfaction des rares observateurs indépendants présents. Mais au final, il a souligné qu’il s’agissait d’un procès finlandais et que la priorité des priorités, son mandat, était d’entendre les témoins. L’intérêt du public était certes désirable mais il était plus un luxe qu’une exigence.
Dans ces conditions, le procès Massaquoi n’a pu créer l’événement judiciaire, social et politique attendu. Mais Bility veut demeurer optimiste. « Je crois que c’est très utile au Liberia et que cela donne de l’espoir à beaucoup de gens. Cela a suscité un débat national », dit-il. Un diplomate occidental le voit également comme un « ballon d’essai ». « Ce que vous voyez reflète l’équilibre politique. Je veux le voir de façon positive, c’est un processus progressif », analyse-t-il. Lors des deux dernières semaines d’audiences à Monrovia, la cour a d’ailleurs connu un soudain rebond d’intérêt politique. Les ambassadeurs de l’Union européenne et de France s’y sont rendus, ainsi que le bâtonnier et, surtout, le ministre de la Justice, le 5 avril, trois jours avant la fin des audiences. Ce dernier n’a émis aucun commentaire mais chacun a mesuré le caractère sensible de sa brève visite.
Rendez-vous à Freetown
A partir du 28 avril, le « modèle finlandais » va être testé à Freetown, la capitale sierra léonaise, dans un environnement extrêmement différent. L’accusé, tout d’abord, est connu de tous dans son pays, alors qu’il était un inconnu au Liberia. L’intérêt des médias et du public risque d’y être nettement plus vif. Surtout, ce procès n’y crée aucune tension politique : en Sierra Leone, les chefs de guerre ont disparu des structures de pouvoir dès le lendemain de la guerre civile, en 2002. Ils ne disposent d’aucun poids politique. Il n’existe aucun risque sécuritaire, y compris pour les témoins. Le successeur civil et légal de la rébellion dont a fait partie Massaquoi, le RUF Party, existe toujours mais il n’a jamais rien représenté sur le plan électoral.
Tout indique, pourtant, que la justice finlandaise souhaite y mener ses audiences dans une égale discrétion. L’ambition finlandaise apparaît ainsi davantage comme une méthode pratique – déplacement sur les lieux avec une économie de moyens maximale – plutôt qu’un modèle à portée universelle, soucieux d’accès au plus grand nombre et de valeur pédagogique.