Dans une salle d'audience vide à Rotterdam, via une retransmission par Skype en raison des restrictions dues au covid-19, un juge unique explique qu'Ahmad al Y. a jadis été un commandant de la milice Ahrar al-Sham, en Syrie. En 2016, il s'était réfugié d'abord en Allemagne, puis aux Pays-Bas. Et pendant son séjour en Allemagne, il avait montré une vidéo à un autre demandeur d'asile. C’est cette vidéo qui déclenchera, en 2019, l'enquête de la police néerlandaise sur son cas. Le 21 avril, sur la base de cette preuve, Al Y. a été reconnu coupable d'avoir posé son pied sur un soldat gouvernemental mort, d'avoir donné des coups de pied à un cadavre et d'avoir traité ceux qu'il avait vaincus de "chiens". La diffusion de la vidéo via YouTube et d'autres réseaux sociaux a été relatée en détail dans le jugement. Mais comme les visages des cadavres n'étaient pas reconnaissables, son crime au regard du droit international humanitaire ne lui a valu qu'une peine de deux ans, à laquelle s’ajoutent quatre années d'emprisonnement pour appartenance à une organisation terroriste. L'accusation avait requis dix ans de prison.
Al Y. est le premier demandeur d'asile syrien à être condamné aux Pays-Bas pour crimes de guerre. Jusqu'à présent, tous les procès relatifs à la Syrie ont concerné des Néerlandais de retour au pays après avoir rejoint soit Jabhat al-Nusra, soit État islamique, deux organisations considérées comme terroristes par les Pays-Bas. Mais la tendance est à la hausse dans les enquêtes sur les réfugiés syriens établis dans ce pays depuis plusieurs années. Deux autres Syriens sont actuellement poursuivis aux Pays-Bas pour des crimes internationaux. Abdelaziz A. a été identifié par des militants syriens dans le centre de conférences De Balie, à Amsterdam. Il est accusé d'appartenance à Jabhat al-Nusra et de complicité de meurtre. Abu Khuder, un autre commandant de Jabhat al-Nusra, est accusé d'exécution sommaire.
Des poursuites unilatérales
Jusqu'à présent, toutes les affaires syriennes sont liées à des groupes rebelles armés. "L’accusation par défaut est le terrorisme", explique Cyril Rosman, qui suit tous ces procès pour le quotidien néerlandais Algemeen Dagblad. Selon lui, ce n'est "que lorsqu'il y a des preuves vidéo ou photographiques que les procureurs engagent des poursuites pour crimes de guerre". Comme devant tous les tribunaux, le traitement des preuves obtenues sur les réseaux sociaux est relativement nouveau pour les Néerlandais et les procureurs mettent l'accent sur le fait de vérifier et prouver la localisation et la propriété du document. Les accusations de terrorisme, elles, "ne nécessitent pas beaucoup de preuves", note Rosman. Or, selon lui, il est rare que des preuves de ce qu’ont fait les gens en Syrie apparaissent : "Cela ne se produit presque jamais". Les accusations de crimes de guerre "dépendent de la disponibilité des preuves", convient Christophe Paulussen, chercheur à l'Institut Asser, à La Haye. Lorsqu'elles existent, les procureurs néerlandais "peuvent aller un peu plus loin", explique Rosman.
Hope Rikkelman, du Syria Legal Network, affirme que ses collègues syriens sont "très frustrés" par le fait qu’aucun membre du régime syrien lui-même ou ses complices n'ait été arrêté aux Pays-Bas. Les milices pro-gouvernementales étaient connues sous le nom de shabiha - les fantômes - et les chercheurs affirment que beaucoup de ces "fantômes" sont arrivés parmi les dizaines de milliers de Syriens qui ont fui vers les Pays-Bas et demandé l'asile. L'unité spéciale de la police chargée des crimes internationaux a confié à Rosman qu'elle essayait de trouver des partisans du président syrien Assad.
Une liste d'obstacles
De nombreuses questions se posent néanmoins quant aux raisons pour lesquelles ces enquêtes ont pris autant de temps. L'unité de police spécialisée est de petite taille. Elle a essuyé quelques critiques publiques concernant son manque de compétences linguistiques et ses faibles relations avec la communauté syrienne. De nombreux demandeurs d'asile ne savent pas qu'ils peuvent faire des rapports ni où faire part de leurs soupçons. "Les canaux ne sont pas clairs du tout", déclare Rikkelman.
Les réfugiés syriens hésitent à faire des déclarations contre les auteurs présumés, les Pays-Bas sont un petit pays et "ils craignent de ne pas être pris au sérieux", ajoute Rikkelman. Et "les gens ont très peur", dit-elle, que des informations soient envoyées en Syrie et menacent la sécurité de leur famille. Certains Syriens ont également perdu confiance. "Les attentes sont faibles par rapport à ce qu'elles étaient il y a quelques années", explique Rikkelman, "c'est une relation à long terme sur laquelle nous devons travailler avec le bureau du procureur et le Team Internationale Misdrijven [l'unité spéciale de la police]".
Il n'est pas non plus toujours facile de savoir quels procès ont lieu et où, et d'y assister. Ce n'est "pas transparent du tout", dit Rikkelman, "on l’apprend soit par l'intermédiaire de personnes, soit en appelant les tribunaux et en demandant simplement si des affaires sont en cours cette semaine-là". L'intérêt du public néerlandais pour ces procès pour crimes de guerre n'est guère probant : "Les fait se sont passés loin et les individus ne sont pas néerlandais". Le tableau général s’en trouve brouillé, même pour ceux qui suivent les procès de près. Rikkelman décrit tous les défis à relever dans ces poursuites comme "un puzzle dont les pièces ne sont pas encore assemblées" par les enquêteurs néerlandais. "Tout est une question de contexte", dit-elle ; il faut "l'ensemble du tableau" pour comprendre les affaires.
Pourquoi la Syrie est le nouveau centre d'intérêt
La poignée de cas de crimes internationaux jugés et condamnés aux Pays-Bas - quelques Afghans et quelques Rwandais, un Congolais, un Éthiopien, un Néerlandais qui a rejoint l'organisation État islamique et deux hommes d'affaires néerlandais liés à des crimes de guerre en Irak et au Liberia - montre à quel point les enquêtes peuvent prendre du temps et nécessiter beaucoup de personnel. "Sur le principe, l'engagement à ce que des comptes soient rendus existe depuis un certain temps", explique Paulussen, "mais il est difficile de poursuivre cet objectif quand le conflit fait toujours rage et que les enquêteurs ont des difficultés à obtenir des preuves". D’autres priorités, comme l'enquête sur l'attentat contre l'avion MH-17 de la Malaysia Airlines en juillet 2014, qui a touché de nombreux Néerlandais, peuvent également peser.
La Syrie est cependant au centre des préoccupations des Néerlandais, en raison d'"une combinaison de facteurs", selon Paulussen. Un meilleur accès aux scènes du crime, un plus grand nombre d'acteurs tels que le Mécanisme d’enquête international et indépendant des Nations unies, basé à Genève et que les Pays-Bas ont fortement soutenu, ont contribué à cette évolution. Les ONG apportent également leur expertise : un rapport du Centre syrien pour les médias et la liberté d'expression a été cité dans le jugement de cette semaine. Une batterie de spécialistes a aussi apporté son aide. L'Institut médico-légal néerlandais a été déployé pour vérifier les sources en ligne sur les réseaux sociaux. De telles preuves - comme l’illustre ce dernier jugement - "ont été assez importantes dans les affaires syriennes", affirme Paulussen. Il semble enfin que c'est lorsque les suspects se prennent eux-mêmes les pieds dans le tapis que la justice néerlandaise peut compenser le manque d'accès des enquêteurs.