Des trois grands mots – « Liberté, Paix, Justice » – qui ont forgé le slogan de la révolution soudanaise il y a deux ans, les deux premiers commencent à prendre de la consistance. Le troisième, lui, semble bien à la traîne. Il en est question partout, tout le temps, dans tous les documents. Mais rien n’avance. « Pourtant, la justice transitionnelle est un des éléments essentiels de la transition », rappelle Mohamed Babiker Abdelsalam, doyen de la faculté de droit de l’université de Khartoum, capitale du Soudan. « La Déclaration constitutionnelle », signée en août 2019, qui décrit l’organisation et le déroulé de la transition et notamment le partage des pouvoirs entre militaires et civils, « prévoit une commission pour travailler sur la question des atrocités commises par le régime d’Omar al-Bachir. Le texte est prêt, mais il n’a toujours pas été publié. »
« Les militaires tiennent encore les leviers et ils empêchent le processus, car ils sont responsables des crimes » : telle est la conviction unanimement partagée parmi les jeunes révolutionnaires rencontrés. La preuve, selon eux : la commission d’enquête mise en place à l‘automne 2019 pour désigner les responsables de la répression sanglante de la révolution n’a toujours pas rendu ses conclusions. Qu’un premier procès pour le meurtre d’un activiste se soit tenu fin mars 2021 à Atbara, ville phare de la révolution, à 250 kilomètres au nord de Khartoum, n’a pas convaincu. Les accusés sont de « trop petits poissons », dit-on. « Les retards dans la publication des enquêtes peuvent mettre en danger la transition, c’est une question de confiance », reprend Abdelsalam. « La justice transitionnelle est une nécessité pour les victimes. Elles en ont besoin. »
Contradictions criantes
Comment enquêter sur des hommes accusés d’avoir commis ou commandité des crimes de guerre alors qu’ils sont des personnalités clés de la transition, comme des militaires membres du Conseil de Souveraineté, présidence collégiale composée de cinq militaires et cinq civils ? N’est-ce-pas mettre en danger cette même transition ? Comment juger des faits commis pendant la guerre au Darfour alors que des chefs de groupes armés, susceptibles d’en être responsables, viennent d’être nommés au gouvernement, comme Jibril Ibrahim, le chef du groupe rebelle JEM (Mouvement pour la justice et l’égalité), conformément à l’Accord de paix de Juba, signé en octobre 2020 par le gouvernement et une coalition de dix mouvements rebelles de différentes régions du pays. Les contradictions sont criantes.
« Des signatures sur un papier, ça ne suffit pas. Pour la paix, il faut l’égalité sur le terrain, et la justice. Celui qui a commis des exactions doit être jugé. Un point, c’est tout », assène Youssef Babiker Kafi, technicien de 56 ans, habitant du village de Morta, dans les Monts Nouba. Cette région isolée du sud du pays fait partie de l’État régional du Sud Kordofan. Elle a été du côté sudiste pendant la guerre civile Nord-Sud de 1983 à 2005, qui a débouché sur l’indépendance du Soudan du Sud, en 2011. Restée dans le giron de Khartoum, elle a continué à subir le conflit entre le régime militaro-islamiste d’Omar al-Bachir et le SPLM-N (Mouvement de libération des peuples du Soudan-Nord) jusqu’à la révolution, qui a gelé la situation. Entre répression et conflit armé, cette région fait partie des provinces martyres du pays. Un des groupes armés de la région a signé l’Accord de Juba et, le 28 mars, le plus important d’entre eux, le SPLM-N El Helou, a paraphé une Déclaration de principes. Les habitants des Monts Nouba soufflent un peu, mais le délicat équilibre entre paix et justice demeure.
La nécessaire et difficile réforme de la justice
« Nous risquons de faire face à cette question : la paix ou la justice ? Si vous mettez l’accent sur la justice, alors vous risquez de perturber le processus de paix », constate le doyen de la faculté de droit. La justice transitionnelle est bien l’un des huit protocoles de l’Accord de Juba. Mais le scepticisme sur sa mise en œuvre est aussi fort que l’attente. La mise à l’écart des bourreaux d’hier se fait prudemment et d’autant plus lentement que la province est éloignée du centre du pays, Khartoum. Abdellatif Hassan Mohanna, vendeur et réparateur de téléphonie mobile sur le marché de Kadogli, la capitale du Sud Kordofan, montre volontiers la photo de son dos massacré par la torture. Arrêté par le NISS (aujourd’hui partiellement démantelé et renommé GIS), la police politique d’Omar al-Bachir, il constate : « Je n’ai encore vu personne, aucun enquêteur, personne pour m’interroger et prendre mon cas en compte. De toute façon, seule une association peut faire pression. Le gouvernement, lui, n’osera pas. Ce serait mettre en cause trop de gens importants pour lui. »
Une opinion largement partagée dans les deux régions, le Darfour et les Monts Nouba, qui ont subi les guerres les plus sanglantes. Aussi beaucoup, à l’instar d’Abbas Alawi, représentant de la coalition révolutionnaire des Forces de la liberté et du changement (FFC) à Kadogli, réclament la justice internationale. « Les juges de la CPI [Cour pénale internationale] sont impartiaux », pense-t-il, « ils sauront apporter la justice aux victimes, et aux criminels. Nous n’avons pas confiance en l’institution judiciaire soudanaise. Elle n’est ni assez forte, ni assez nombreuse. Quant aux juges, ils sont pour la plupart liés à l’ancien régime. »
Justice nationale ou internationale ?
En trois décennies, le Parti du Congrès National (NCP) d’al-Bachir – mis en accusation pour génocide par la CPI et actuellement en prison au Soudan – a réussi à verrouiller toutes les juridictions et à placer ses hommes partout. D’où la méfiance vis-à-vis du système judiciaire et la difficulté de sa nécessaire réforme. « Ce sera long, mais elle est indispensable, et à tous les niveaux, celui du parquet, celui de la police, car elle aura des conséquences sur le fonctionnement de toutes les institutions », explique le professeur Abdelsalam. « Alors autant commencer tout de suite ! Les procès des criminels de guerre permettraient de transformer le système judiciaire. Nous pouvons très bien le faire avec le soutien technique et financier de la communauté internationale », ajoute-t-il.
Justice internationale ou tribunaux nationaux : les avis, deux ans après la révolution, sont toujours partagés. « Je veux voir les criminels jugés devant des tribunaux soudanais. Une cour internationale serait trop étrangère à notre culture. Ici, une partie de l’opinion prendra le parti des accusés, une autre celui des victimes, nous aurons des débats, ce qui est nécessaire à mes yeux », affirme Mary James. Cette ancienne responsable du SPLM, qui mena de 1983 à 2005 la guerre contre Khartoum au nom du Sud du pays désormais indépendant, vit aujourd’hui à Kadogli. Elle prend en charge, dans son association, des femmes victimes du conflit des Monts Nouba qui, lui, s’est poursuivi jusqu’à la révolution. Pour ces victimes, la justice serait une preuve que la révolution est bien passée par là.
Le problème, affirme le doyen de la faculté de droit, est l’absence de « vision » du gouvernement. « Il n’a pas défini de modèle pour la justice transitionnelle », regrette-t-il. « Va-t-on vers un système comme celui qui a été mis en place en Afrique du Sud, au Rwanda, au Liberia, ou ailleurs dans le monde ? Faut-il un processus de réconciliation, un système de compensations, des peines de prison, un mémorial, des garanties de non répétition ? Tout ça doit être débattu. Il faut une réflexion transparente et inclusive. Cela doit venir du bas vers le haut et surtout pas être imposé. »
Justice « à la carte »
Et ne pas balayer d’un revers de main une justice « à la carte », adaptée à chaque région. « Les crimes commis au Darfour, dans le Sud Kordofan, à l’Est, ne sont pas forcément de même nature. Il est donc nécessaire d’avoir différents modèles de justice transitionnelle. Les victimes n’ont pas obligatoirement les mêmes besoins », prévient Abdelsalam. Au Darfour, par exemple, explique-t-il, les populations privilégient la justice dite « traditionnelle » : elles ne demandent pas, selon des études initiées par la faculté de Khartoum, de procès et de peines d’emprisonnement, mais des compensations et la garantie que les crimes ne se perpétueront pas. Ici, ce sont la paix locale et le pardon qui sont privilégiés. A Khartoum, au contraire, on réclame haut et fort des procès et de la prison. Dans les Monts Nouba, il est plus usuel d’entendre demander le recours aux tribunaux, ou à la justice internationale, par exemple contre Ahmed Haroun. Recherché par la CPI depuis 2007 pour des allégations de crimes perpétrés au Darfour, il a été gouverneur à Kadogli. Et y a utilisé les mêmes méthodes.
Les instances dirigeantes de la transition ont promis de « coopérer » avec la CPI dans l’Accord de Juba d’octobre 2020. Mais si Ali Kosheib, également recherché depuis 2007, dort en détention à La Haye depuis juin 2020, c’est parce que, en fuite en Centrafrique, il s’est rendu aux autorités de Bangui qui l’ont remis à la CPI. Les autres accusés demandés par la CPI et détenus à Khartoum y sont toujours. Comme Ahmed Haroun. Et surtout Omar al-Bachir. L’annonce du transfert de l’ancien chef D’État au tribunal international avait fait grand bruit en février 2020. Depuis, il ne s’est rien passé. L’ex-dictateur, âgé de 77 ans, est toujours entre les quatre murs de Kober, la vieille prison de Khartoum, sur les rives du Nil.