"Avec le plus grand respect, nous souhaitons nous adresser aux victimes qui sont au centre de l'accord de paix", a commencé Pastor Alape, un ex-commandant des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) et négociateur de paix âgé de 62 ans, d'une voix tremblante. "Nous sommes ici aujourd'hui pour reconnaître toutes les responsabilités politiques et juridiques contenues dans l'acte d'accusation qui nous a été présenté. Nous assumons tous les événements et les comportements qu'il contient".
C’est un moment décisif pour le système de justice transitionnelle de la Colombie issu de l'accord de paix de 2016 entre le gouvernement et les FARC. Alape et Julián Gallo sont les premiers anciens combattants à avouer officiellement leurs crimes. Au cours d'une conférence de presse d'une heure diffusée en direct, ils ont présenté la réponse de l'ancienne guérilla marxiste au premier acte d'accusation dévoilé fin janvier par la Juridiction spéciale pour la paix (connue des Colombiens sous le nom de JEP), qui les a inculpés ainsi que six autres dirigeants des FARC.
Plus tard dans la journée, l'équipe juridique des FARC a déposé sa réponse officielle de 360 pages, qui n'a pas encore été rendue publique et que les victimes ont commencé à recevoir cette semaine.
Une reconnaissance historique
Trois ans après le démarrage de la JEP, l’acceptation des conclusions de la Cour par les FARC est capitale. En premier lieu, elle semble valider le pari de la Colombie sur un système de justice transitionnelle qui conditionne des sanctions plus clémentes à une reconnaissance de responsabilité criminelle et à un engagement à répondre aux demandes de vérité et de réparation des victimes.
Leur admission ouvre la voie à une condamnation des sept premiers commandants des FARC à des peines de 5 à 8 ans dans un cadre non carcéral, à condition que la JEP estime qu'ils répondent de façon effective aux demandes des victimes. S'ils avaient contesté ses conclusions, leur dossier serait alors entré dans une phase contradictoire du tribunal spécial, et ils auraient encouru alors des peines de 15 à 20 ans de prison.
L'affaire est importante en raison de son symbolisme. Les prises d’otages ont été pendant des années la pratique la plus tristement célèbre des FARC, les images obsédantes de prisonniers en cage et enchaînés dans la forêt tropicale attirant l'attention des médias.
Il n'est pas surprenant, comme l’a écrit Justice Info, que l’affaire ait été considérée comme un test décisif pour savoir si la JEP - et plus largement l'accord de paix – parvenait à persuader les hauts gradés de l'ancienne guérilla de faire preuve de contrition pour leurs crimes et de rendre justice aux 2.528 victimes enregistrées avec leurs proches comme parties à l'affaire, dont certaines ont été retenues en captivité pendant quatorze années.
Cela montre enfin que l'approche de la justice transitionnelle colombienne visant à poursuivre au moins les principaux responsables des crimes les plus graves donne des résultats. Les premiers inculpés faisaient tous partie du secrétariat général des FARC, c'est-à-dire de la plus haute sphère du pouvoir, notamment l'ancien commandant en chef Rodrigo Londoño, les anciens négociateurs de paix Jaime Parra, Joaquín Gómez, Rodrigo Granda et Alape, ainsi que les actuels membres du Congrès Pablo Catatumbo et Gallo. Un huitième, Bertulfo Alvarez, est mort d'un cancer un jour avant la publication de l’acte d’accusation.
Ce que les FARC reconnaissent
Dans leur déclaration publique et dans leur réponse écrite, les anciens dirigeants des FARC acceptent l'essentiel des conclusions présentées par le Panel judiciaire de mise en accusation de la JEP dans son acte d’accusation de 322 pages concernant les milliers de prises d’otages commises entre 1990 et 2012.
Pour commencer, ils acceptent la description faite par la JEP de trois grandes catégories de politiques criminelles. Ils admettent avoir enlevé des centaines de personnes dans le but, en premier lieu, d'obtenir des rançons, rapidement devenues l'une principales sources de financement du mouvement armé. Il s'agissait, a conclu le tribunal, "d'une politique qui transformait des êtres humains en objets dont la valeur ne résidait pas dans leur dignité humaine, mais dans l'argent qu'ils pouvaient apporter à l'organisation armée".
Les anciens chefs de la guérilla reconnaissent, en deuxième lieu, avoir gardé en otage des centaines de personnes, notamment des hommes politiques, des soldats et des policiers, afin de faire pression sur le gouvernement pour qu'il les échange contre des rebelles emprisonnés. Les dirigeants des FARC inculpés ont reconnu ces deux pratiques, bien qu'ils cherchent à les dépeindre comme obéissant à des motivations différentes, soit politique soit militaire.
Enfin, les commandants des FARC reconnaissent avoir détenu des centaines de civils et de fonctionnaires dans des régions où ils cherchaient à affirmer leur contrôle social et territorial, un type de prise d’otages resté pratiquement invisible jusqu’à ce que la JEP le documente.
Dans son acte d'accusation, la JEP a identifié dans chacune de ces trois catégories, des exemples spécifiques d'enlèvements réalisés par chacune des structures militaires des FARC. Ces informations ont servi de base à ses conclusions selon lesquelles les trois politiques – soit pour de l'argent, soit pour échanger des prisonniers ou soit pour contrôler un territoire - étaient à la fois "systématiques" et "généralisées". Au total, le tribunal estime qu'au moins 21.396 personnes ont été enlevées par les FARC au cours de deux décennies.
Dans ce contexte, la JEP les a accusés du crime de guerre de "prise d'otages" et du crime contre l'humanité d'"emprisonnement ou autre privation grave de liberté physique", ainsi que de meurtre, torture, violence sexuelle, disparition forcée, déplacement forcé et autres actes inhumains. Elle a également précisé qu'en vertu du droit colombien, ils étaient responsables d'"enlèvement par extorsion" et d'"enlèvement simple".
Les dirigeants des FARC n'ont pas contesté ces allégations. Comme l'a déclaré Alape, "nous reconnaissons que, plus que des erreurs, nous avons commis de graves violations du droit international humanitaire".
Une douleur intense enfin reconnue
La réponse des ex-guérilleros tient compte des appels des victimes à une reconnaissance plus complète de leur détresse physique et émotionnelle. Au cours des deux dernières années, ils avaient admis leur responsabilité et exprimé des regrets mais, comme Justice Info l'a raconté ici, les victimes étaient révoltées par le fait que leurs ravisseurs n'avaient pas voulu parler les traitements dégradants qui leur avaient été infligés et les années de longues souffrances que leurs familles avaient endurées en leur absence. Les enlèvements sont, selon les termes de la JEP, "une situation extrême qui met tous les aspects de la vie en péril."
La réponse des FARC appréhende enfin toute l'ampleur des souffrances causées. "Aujourd'hui, nous sommes conscients des conséquences que la captivité a eu sur les prisonniers. La douleur que nous avons causée en les privant de leur liberté, sans les conditions de dignité qu'ils exigeaient, l'impossibilité d'être en contact avec leurs proches, les chaînes et les multiples situations qu'ils ont dû endurer pendant ces années de captivité ne sont pas justifiées", disent-ils désormais, revenant sur leurs affirmations précédentes selon lesquelles les victimes étaient généralement bien traitées.
Ils sont conscients, soulignent-ils, des nombreux traumatismes subis : les otages enchaînés, les enfants qui ont grandi sans leurs parents, les familles dont les proches ne sont jamais revenus, les photomontages conçus pour torturer les gens en leur faisant croire que leurs proches étaient morts, les villes dont l'économie a été brisée par des entreprises en faillite, les personnes contraintes de vendre tous leurs biens pour payer la rançon, les maladies qui n'ont pas été soignées ou qui l'ont été avec des remèdes peu orthodoxes comme la poudre à canon, les problèmes de santé émotionnelle et mentale à long terme.
"Nous comprenons maintenant la peur, l'anxiété et la méfiance qu'ils ont endurées tout au long de cette expérience douloureuse, et comment cela a affecté leur vie quotidienne après la libération. Nous savons que leurs vies resteront marquées", peut-on lire dans un passage poignant de leur réponse, qui décrit les enlèvements comme "un acte répréhensible au-delà de toute justification" et "une contradiction de l'humanité".
Ce n'est pas la seule question sensible sur laquelle les FARC ont fait volte-face. Elles admettent aussi explicitement que certaines victimes ont subi des violences sexuelles et que des soldats et des policiers ont été soumis à des traitements dégradants, deux réalités qu'elles avaient éludées auparavant.
Réponses aux questions posées par les victimes
La décision des FARC d'admettre leurs crimes souligne une transformation majeure. Il y a neuf ans, au début des pourparlers de paix de La Havane, le négociateur - devenu déserteur et fugitif - Jesús Santrich s’était moqué des victimes, citant une célèbre chanson de boléro pour dire que seulement "peut-être, peut-être, peut-être" ils leur répondraient.
Ils sont maintenant passés de reconnaissances génériques à des expressions de remords plus détaillées. Ils consacrent au moins un tiers de leur réponse écrite à des réponses aux questions spécifiques soumises par 908 victimes, que la JEP a recueillies et transmises à leurs avocats.
"Depuis que nous avons commencé à rencontrer et à écouter les victimes à La Havane, nous avons intériorisé leur douleur", a déclaré Alape, un ancien commandant du bloc du nord-ouest qui a également été le meneur de l'un des rares actes publics de contrition des FARC, dans la ville de Grenade, ravagée par la guerre. "Nous pouvons dire que nous assumons de façon beaucoup plus consciente notre responsabilité politique et juridique, qui doit nous conduire à la fin du conflit armé et ouvrir la voie au dialogue comme unique méthode pour résoudre les conflits qui nous divisent encore en tant que citoyens. Notre volonté - que nous affirmons dans notre réponse à l'acte d'accusation - est d’apporter une réponse au pays et aux victimes".
"Cela a été un processus long et difficile, mais la position qui est la nôtre aujourd'hui n'est pas artificielle. De telles transitions prennent du temps", a déclaré Gallo, qui a dirigé le bloc oriental de la guérilla sous son nom de guerre, "Carlos Antonio Lozada". Il a notamment expliqué qu'il avait organisé dix ateliers de trois jours dans tout le pays avec d'autres anciens rebelles, pour expliquer l'acte d'accusation, discuter du chemin à parcourir et recueillir des informations pour répondre aux questions des victimes.
Leur réponse vise notamment à fournir quelques informations sur ceux qui ne sont jamais rentrés chez eux. L'une des révélations les plus frappantes de la JEP est le nombre de prises d’otages qui ont connu une fin tragique : au moins 627 victimes (2,9 % du total) ont été assassinées et 1.860 autres (8,7 %) sont toujours portées disparues. Raison pour laquelle les ex-FARC travaillent avec l'Unité de recherche des personnes portées disparues, qui fait également partie du système de justice transitionnelle.
Objections mineures à l'acte d'accusation
Les FARC ont formulé quelques objections mineures dans leur réponse à la JEP. "Nous soulignons simplement certaines lacunes que nous voyons dans l'acte d'accusation, qui ne cherchent en aucun cas à éluder notre responsabilité ou à diminuer la valeur de la reconnaissance que nous faisons", a déclaré Gallo, les décrivant comme des détails juridiques.
Premièrement, ils demandent à la JEP de reconsidérer la prise d'otages de soldats et de policiers comme un crime de guerre, bien qu'ils acceptent l'évaluation du tribunal selon laquelle ces victimes ont subi d'autres crimes pendant leur captivité. Ce deuxième aveu signifie que les membres de l'armée, bien qu'ils ne soient pas strictement considérés comme des prisonniers de guerre puisque le conflit armé en Colombie n'était pas international, seraient tout de même considérés par le JEP comme des victimes de crimes de guerre.
Deuxièmement, ils acceptent enfin que des violences sexuelles ont eu lieu, mais soulignent qu'elles n'étaient pas systématiques (même si le tribunal ne le dit pas). De même, ils acceptent la détermination de la JEP sur leur responsabilité de commandement dans les enlèvements, mais soutiennent que cela ne s'applique pas aux violences sexuelles étant donné qu'ils n'ont pas toujours eu un contrôle effectif sur leurs subordonnés et qu'ils ont puni les cas d'abus sexuels dont ils ont eu connaissance.
D'autres demandes sont plus politiques. Parmi celles-ci, elles demandent à la JEP de déclarer explicitement qu'ils étaient des acteurs aux motivations politiques s’appuyant sur le droit à la rébellion, de considérer la définition la plus large possible des amnisties lorsqu'elle jugera d'autres anciens rebelles ou d'inclure plus d'informations dans son acte d'accusation final sur leurs parcours de vie et leurs motivations. Le raisonnement derrière ces demandes est probablement moins lié à la décision du tribunal et plus orienté vers le maintien du moral de leurs troupes, dont beaucoup attendent encore des décisions sur leur situation juridique.
La voie à suivre
Cette reconnaissance des FARC signifie probablement que cette "affaire 01" - l'un des sept premiers macro-dossiers ouverts par la JEP et l'une des deux qui se concentrent spécifiquement sur la guérilla - continuera à avancer sur la voie de la recherche d'un équilibre entre la rétribution et la réparation, qui est précisément ce qui a rendu la justice transitionnelle colombienne innovante.
Cette année, la JEP va annoncer des décisions similaires axées sur les rôles et les responsabilités des commandants régionaux de la guérilla et de leurs subordonnés, en partie parce que ces derniers sont les plus susceptibles de connaître les vérités détaillées que les victimes veulent entendre. Des actes d'accusation similaires sont également attendus prochainement dans une deuxième affaire, concernant des exécutions extrajudiciaires perpétrées par des membres de l'armée colombienne.
Plusieurs questions importantes restent encore sans réponse, notamment celle de savoir à quoi ressembleront exactement les peines - ce que, comme l'a expliqué Justice Info, la JEP doit encore étoffer - et si les deux législateurs mis en accusation par les FARC, dont Gallo, seront autorisés à continuer à siéger au Congrès tout en purgeant leur peine. On ne sait pas non plus comment le tribunal traitera leurs observations juridiques, qui appellent des réponses. À plus brève échéance, la JEP devra décider s'il convient d'organiser une cérémonie publique au cours de laquelle les sept ex-commandants annonceront officiellement leurs décisions et s'adresseront directement à leurs victimes.
Cela pourrait aider cette annonce historique à toucher un plus grand nombre de Colombiens, confrontés ces deux dernières semaines à une avalanche de nouvelles liées à la troisième vague grave de Covid-19 dans le pays et à des manifestations antigouvernementales massives.