Le 13 janvier 2021, dans l'affaire Nizar Sassi et Mourad Benchellali, deux ressortissants français détenus à la prison américaine de Guantanamo, la Cour de Cassation - la plus haute juridiction française - a reconnu que l'ancien président des États-Unis, George W. Bush et divers responsables gouvernementaux étaient « susceptibles d'avoir participé, comme auteurs ou complices » aux crimes présumés de torture et de détention arbitraire dans le cadre des opérations antiterroristes qui ont suivi les attentats du 11 Septembre 2001. Toutefois et « quelle qu’en soit la gravité », ces crimes-ci doivent être considérés selon la Cour comme relevant de la souveraineté de l'État (en tant qu’« actes d'État ») qui, s'agissant d'agents de l'État et « en l'état du droit international (...) ne relèvent pas des exceptions au principe d'immunité de juridiction ».
Le principe d'immunité est l'obstacle principal et le plus controversé à des poursuites pénales internationales. Il est justifié soit par la nature du crime, soit par la fonction officielle au sein d’« organes et entités qui constituent l'émanation de l'État » de l'auteur présumé, le critère principal étant de savoir si les actes peuvent être considérés comme l'expression de la souveraineté de l'État ou comme de simples "actes de gestion". L'immunité a ainsi été refusée en France dans une affaire déposée en 2015 par Transparency International contre le vice-président de la Guinée équatoriale, accusé de blanchiment d'argent et de corruption. Des actes considérés comme « commis à des fins personnelles ».
Déposée en 2002 par l'avocat français WiIliam Bourdon, l'affaire Guantanamo est passée par plusieurs phases : d'une réticence manifeste à enquêter à des efforts sérieux pour faire avancer l'affaire malgré la résistance ouverte de l'administration américaine à coopérer. Il a été rejoint dans ce dossier par le Centre européen pour les droits constitutionnels et les droits de l'homme et par le Centre pour les droits constitutionnels, qui se sont engagés dans des actions stratégiques similaires (notamment en France contre l’ancien Secrétaire de la Défense américain Donald Rumsfeld) dans d'autres pays européens et devant la Cour pénale internationale.
La Cour de cassation a estimé qu'il n'était pas nécessaire d'approfondir l'enquête et de recueillir des preuves sur les politiques d'interrogatoire et de détention de l'administration Bush, car les suspects « ne peuvent être poursuivis ou mis en examen ou faire l'objet de mandats d'arrêt ». La question de la violation du droit à un procès équitable des deux ex-détenus Français va être portée devant la Cour européenne des droits de l'homme.
La décision française de 2021 est en contradiction flagrante avec la règle désormais bien établie du droit international coutumier, selon laquelle la protection offerte par l'immunité ne s'étend pas aux crimes dits internationaux, tels que la torture. Une norme impérative du droit international à laquelle il ne peut être dérogé en aucune circonstance.
Comme l'a plaidé le procureur américain Robert Jackson le 21 novembre 1945 devant le Tribunal militaire international de Nuremberg, « l'idée qu'un État, ou une société, commet un crime, est une fiction. Les crimes ne sont toujours commis que par des personnes... Il est tout à fait intolérable de laisser un tel légalisme devenir le fondement de l'immunité personnelle... La civilisation moderne met entre les mains des hommes des armes de destruction illimitées. Elle ne peut tolérer un domaine aussi vaste d'irresponsabilité juridique ».
Les actes de torture, comme l'a rappelé l'affaire Augusto Pinochet en 1999, ne doivent jamais être considérés comme ayant été commis dans le cadre de la fonction officielle d'un chef d'État et leur perpétration présumée suffit à écarter toute immunité parce que, précise une autre décision, « les auteurs sont des ennemis communs de toute l'humanité et que toutes les nations ont un intérêt égal à ce qu'ils soient appréhendés et poursuivis ». Ainsi, devant les Chambres africaines extraordinaires au Sénégal, Hissène Habré a été inculpé puis condamné pour crimes contre l'humanité, torture et crimes de guerre alors que ses crimes ont été commis alors qu'il était le chef d'État en exercice du Tchad.
« L’Allemagne ne sera pas un refuge »
Alors que la plus haute juridiction française accordait l'immunité à d'anciens agents de l'État présumés responsables d’actes de torture, quelques jours plus tard, le 28 janvier 2021, la Cour fédérale de justice allemande (BGH) a estimé, au contraire, que des agents de l'État ne bénéficient pas d'une immunité fonctionnelle – en vertu du droit international coutumier – pour des crimes de guerre et autres crimes de droit international.
La BGH devait décider si elle pouvait se prononcer sur des actes "commis par un défendeur dans l'exercice d'une activité souveraine étrangère" – en l’occurrence un officier militaire afghan qui aurait maltraité trois combattants talibans capturés. En outre, il aurait fait accrocher le corps d'un commandant taliban comme un trophée sur un mur défensif.
Pour prendre une décision éclairée, la Cour allemande a analysé l'état actuel du droit international en matière d'immunités juridictionnelles, comme la décision de 2012 du Tribunal fédéral suisse qui a estimé que l'ancien ministre algérien de la Défense, Khaled Nezzar, ne bénéficiait pas d'une immunité fonctionnelle pour la torture et les crimes contre l'humanité, ainsi que des affaires similaires en Belgique ou en Espagne illustrant le fait que l'exercice d'une fonction officielle n'est pas un obstacle à ce type de poursuites.
La Cour allemande a confirmé que la "doctrine de l'acte d'État" ne s'applique pas aux crimes internationaux – réitérant la décision Adolf Eichman de la Cour suprême d'Israël qui, "en s'appuyant sur les ‘principes de Nuremberg’, a jugé que la doctrine de ‘l'acte d'État’ n'excluait pas les violations du droit international, en particulier les crimes contre l'humanité. Le tribunal allemand a conclu : « L'Allemagne n’a pas été, n'est pas et ne sera pas un refuge pour les individus ayant commis des crimes contre la communauté internationale ».
À la lumière de ce qui précède, l'arrêt français est archaïque et contraire au droit international coutumier. Dans ce qui semble être un appel du pied à soutenir ses vues conservatrices, la cour française a indiqué qu’« il appartient à la communauté internationale de fixer les éventuelles limites de ce principe [d'immunité juridictionnelle] lorsqu'il peut être confronté à d'autres valeurs reconnues par cette communauté, et notamment l'interdiction de la torture ».
Une session de la Commission du droit international des Nations unies est en cours, au cours de laquelle les États doivent discuter de "l'Immunité des représentants de l'État de la juridiction pénale étrangère". Il lui appartient de réaffirmer fermement, une fois pour toutes, que l'immunité fonctionnelle ne protège pas les représentants de l'État de poursuites pénales en ce qui concerne les crimes de droit international - génocide, crimes contre l'humanité, crimes de guerre, torture, disparition forcée et exécutions extrajudiciaires.
JEANNE SULZER
Jeanne Sulzer est avocate au barreau de Paris. Elle représente depuis plus de 20 ans des victimes de crimes internationaux devant les juridictions nationales, régionales et internationales, dont la Cour pénale internationale. En France elle a travaillé sur des dossiers de compétence dite “universelle” et au Sénégal sur les demandes de réparations devant les Chambres africaines extraordinaires. Au Cambodge elle a travaillé auprès des Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens pour s’occuper des parties civiles. Ancienne responsable du bureau justice internationale à la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH), responsable juridique analyse et positionnement à Amnesty International France, elle conseille actuellement les Nations-unies dans l’élaboration d’un cadre juridique normatif sur les droits des victimes de terrorisme.