Les dix-huit derniers mois du mandat de Fatou Bensouda en tant que procureure de la Cour pénale internationale (CPI) ont été marqués par une activité intense. L'enquête sur la Palestine est finalement ouverte, après le contrecoup diplomatique auquel on pouvait s'attendre suite à sa demande faite aux juges de se prononcer sur la compétence de la Cour, donnant aux États la possibilité de s'exprimer sur les raisons pour lesquelles cette enquête était mal fondée. Elle a été malmenée par les États-Unis à propos de son enquête sur l'Afghanistan, qui pourrait s'étendre aux victimes de détentions secrètes de la CIA. Elle a conclu des affaires majeures contre Bosco Ntaganda et Dominic Ongwen. Avec le soutien des juges, elle a ajouté à sa liste d'enquêtes les événements survenus au Myanmar, un État non-partie. Elle a donné le coup d'envoi à de nouvelles affaires concernant la République centrafricaine et le Mali et, preuve remarquable de persévérance, elle a entamé une affaire concernant le Darfour, plus de 15 ans après que le Conseil de sécurité des Nations unies ait saisi la CPI de cette situation.
Dans l'ensemble, elle termine son mandat avec le dos plus droit et la tête plus haute que ce qui semblait possible au début de son mandat, après avoir hérité (et avoir été en partie responsable en tant que procureur adjoint de 2004 à 2012) d'enquêtes médiocres et de relations désastreuses avec de nombreux États africains.
Mais cette même expansion a également laissé au nouveau venu Karim Khan ce que l'universitaire Kevin Jon Heller a décrit comme une "pagaille" lors d'une récente discussion en ligne, avec ses décisions d'ajouter la Géorgie, le Burundi et avec ses demandes d’ouverture d'enquête en Ukraine et au Nigeria — et, au tout dernier moment, aux Philippines – sans aucun financement. Sans compter l'incapacité à conclure les enquêtes en Colombie et en Guinée, les poursuites unilatérales en Côte d'Ivoire, en Ouganda et en République démocratique du Congo. Dans ces pays, la responsabilité des gouvernements pour les violences de masse n’a pas été traitée. Pour Anni Pues, maître de conférences à la faculté de droit de Glasgow, le problème n’est pas seulement qu’il s’agit d'un "travail inachevé", mais que la Cour a "peu de chances de laisser un héritage positif en matière de justice", notamment en Ouganda, dit-elle, où "la CPI a perdu une partie de sa crédibilité depuis longtemps".
« La CPI a fait tellement de compromis »
Bensouda a également décidé de ne pas poursuivre les forces britanniques pour leur rôle en Irak de 2003 à 2009. Avec la débâcle des procès kenyans, où personne n'a été tenu responsable des violences post-électorales de 2007-2008, certaines ONG de défense des droits humains sont désabusées. "Je ne sais pas s'il reste une raison de croire que la CPI représente encore ce pour quoi elle a été créée. Elle a fait tellement de compromis", déclare George Kegoro, directeur exécutif de l'Open Society Initiative pour l’Afrique de l’Est. Il sera ainsi particulièrement difficile pour Khan de naviguer dans les méandres diplomatiques de l'enquête Palestine "d'une manière qui soit convaincante pour le grand public et les différentes personnes concernées, et qui, en même temps, ne lui fasse pas perdre le soutien d'États clés", explique Pues.
Que peut donc faire le nouveau procureur pour redresser la barre ? Le tribunal est soumis à une pression extrême à la suite d'un examen accablant réalisé par des experts indépendants en septembre dernier, qui a suggéré de nombreuses réformes, notamment au niveau du bureau du procureur. Khan va être confronté à des défis internes et externes, et il doit encore gagner la confiance de certains, notamment en Afrique de l'Est, après une élection longue et chaotique. La façon dont il répondra aux attentes, sans se laisser submerger par les multiples demandes qui pèsent sur les ressources limitées de la CPI, sera déterminante.
Certains commentateurs semblent penser que Bensouda devrait être félicitée pour avoir tenu aussi longtemps à la Cour, car, comme l'a dit un ancien employé, "c'est un endroit extraordinairement difficile où travailler". Le rapport des experts y a noté un environnement toxique et une culture de l'intimidation et de la peur. Ce sera l'un des nombreux éléments auxquels Khan devra s'attaquer. Mais il existe d'autres défis internes. Si Khan veut imprimer des changements, "il devra être en mesure de faire appel à des personnes qui ont la même volonté de changement que lui", estime Heller, alors que "les chefs des différentes divisions du bureau du procureur sont simplement là depuis trop longtemps".
Les experts indépendant ont souligné qu'un pourcentage élevé de hauts fonctionnaires de la Cour sont dans l'institution depuis plus de dix ans. Selon Alex Whiting, qui a travaillé à la CPI, la structure organisationnelle y "est trop compliquée", créant des "goulots d'étranglement et empêchant une prise de décision rapide". Khan, dans une récente interview pour le podcast Asymmetrical Haircuts, déclare qu'il "s'efforcera toujours... d'écouter mais aussi [de] ne pas fuir les décisions". Le choix de son procureur adjoint - qui devra être approuvé par les États membres - sera crucial. Il s'est engagé à choisir une femme, ce qui apportera un équilibre nécessaire – là où les chefs et conseillers les plus proches de Bensouda étaient tous des hommes.
Prioriser les enquêtes viables
L'un des points forts du mandat de Bensouda a été sa tentative de sortir d'Afrique pour s'intéresser à des situations dans d'autres parties du monde. Mais les enquêtes en Afghanistan, en Palestine et au Myanmar impliquent toutes des États non-membres, dont le puissant duo formé par les États-Unis et Israël. Et avec l'ouverture de l'enquête en Ukraine, la Cour est sur la voie d'un conflit permanent avec un autre puissant non-membre, la Russie, qui ne coopère déjà pas au sujet de la Géorgie – une situation où cinq ans après l’ouverture d’une enquête, Bensouda n’a pu lancer aucun mandat d’arrêt. D’après Whiting, si Khan est quelque peu coincé par les décisions de Bensouda, il dispose néanmoins d'une "grande marge de manœuvre" pour "voir lesquelles sont viables et leur donner la priorité". Il "hérite d'un portefeuille de situations intéressantes", déclare Pues, mais "transformer ces enquêtes en procès sera incroyablement difficile et constituera un défi de taille". Selon elle, l'avocat britannique devra expliquer pourquoi il a donné la priorité à une situation et en a donc négligé une autre, "même si elle est aussi extrêmement importante", et conserver sa crédibilité. Pour cela, il lui faudra trouver le moyen de bien mettre en regard ses priorités avec les ressources limitées de la Cour, de sorte que "la balle soit renvoyée dans le camp de la communauté internationale", qui devra "trouver des ressources supplémentaires ou d'autres formes de mécanismes [de justice] qui pourraient soutenir la CPI", explique Pues.
Khan lui-même semble vouloir faire preuve de pragmatisme. "La recherche de la responsabilité, nous ne devrions pas faire preuve d'esprit de clocher à ce sujet. Je ne pense pas qu'il soit très important pour la plupart des victimes de savoir où la justice est rendue, du moment qu'elle l'est", déclare-t-il, en faisant référence aux enquêtes qu’il vient de mener sur les crimes commis par l’État islamique.
Le nouveau procureur pourra certes s'appuyer sur certains développements initiés par Bensouda - concernant le traitement des enfants et sur les violences sexuelles et basées sur le genre. Son équipe travaille également sur un système d’« étalonnage » afin d’encadrer l'évaluation et la clôture des examens préliminaires. Khan s'est lui aussi révélé être un amateur de documents d'orientation, avec deux publications sous son mandat de chef de l'équipe d'enquête de l'Onu sur les crimes commis par l’État islamique (Unitad) – formalisant des méthodologies tenant compte des traumatismes et utilisant la technologie. "La technologie ne peut pas remplacer l'humain", dit-il, mais elle fait partie de la vie "au XXIe siècle" et constitue "une ressource importante pour faciliter et accélérer notre travail". Cette créativité dans les méthodes d'investigation pourrait être l'un des "domaines dans lesquels il peut laisser son empreinte", déclare Pues.
"Ce gars a compris l'art de pactiser avec les États"
Alors que la Cour subit un processus de réforme, elle espère - comme toujours - obtenir un peu plus d'argent. Les deux prédécesseurs de Khan ont plaidé en faveur d'une augmentation des ressources. "Peut-être qu'il va les charmer", dit Whiting, "peut-être qu'il va les persuader avec son énergie et ses idées. Mais je pense qu'il doit s'attendre à ce que les États n'augmentent pas le budget de manière significative et qu’il doit réfléchir à la manière de réussir avec ce qu’il a." Selon Heller, la revue des experts contient de nombreuses et très bonnes suggestions sur la manière d'augmenter le nombre et la qualité du personnel "sans avoir réellement besoin d'un budget plus important", en encourageant les États membres à prêter des procureurs, des enquêteurs et des analystes, en empruntant du personnel aux agences des Nations unies, en encourageant les ONG et les universités à prêter des experts à la Cour. "Khan va devoir faire preuve de créativité pour obtenir les personnes dont il a besoin pour atteindre les objectifs qu'il s'est fixés", déclare Heller.
L'identité africaine de Bensouda a contribué à apaiser les relations très tendues de la Cour avec les États africains. Mais cela "reste très fragile", selon Pues, qui estime aussi que l'identité musulmane de Khan "pourrait lui permettre de davantage être identifié comme appartenant à une communauté plus diverse".
Depuis que Khan a été élu au terme d'un processus controversé, il a suscité un enthousiasme remarqué au sein de la communauté des praticiens de la justice internationale et un relatif espoir quant à sa capacité d’apporter des changements. Mais sa victoire n'a pas convaincu tout le monde. "Il est très difficile de faire confiance à Karim Khan", estime Kegoro, en se référant à la période où il défendait les leaders kenyans accusés de crimes contre l’humanité. "Il était condescendant, dominateur, il intimidait les gens tout en jouant les victimes", dit-il. Cependant, le rôle joué par Khan non seulement en tant qu'avocat de la défense, mais également en tant que confident des cercles du pouvoir kényan a été sa force. "Ce gars a compris l'art de pactiser avec les États", dit Kegoro. "Il a pactisé avec le Kenya. On peut avoir confiance dans sa capacité à passer des accords avec un plus grand nombre d'États. Il est sous le regard d’un grand nombre de gens, dans la continuité de cette relation privilégiée avec les gouvernements qui l'a conduit au poste de procureur. Son parcours est très, très improbable, mais il a réussi. Il a rendu possible l'impossible, alors qu’il avait été exclu de la liste des candidats présélectionnés. Ce sera très difficile pour lui. [Mais] il n'y a rien qu'il ne puisse faire".