Pays doté d’une importante diversité ethnique, la Côte d’Ivoire compte de nombreux chefs et rois traditionnels. Ces têtes couronnées, symboles du patrimoine culturel et de l’identité de plusieurs peuples sont souvent sollicitées par les gouvernements, lors des crises qui ont secoué le pays. Mais s’agit-il d’une véritable politique de réconciliation ou d’un travail de pompier qui leur est confié, par les mêmes responsables qui avaient mis le feu à la maison ?
Il y a encore peu de temps de cela, en octobre 2020, la Côte d’Ivoire a été à nouveau secouée par des violences électorales. Les oppositions à un troisième mandat du président Alassane Ouattara ont coûté la vie à 85 personnes à travers le pays. Ces morts survenues dans des violences à fort relents communautaires ont été, principalement, enregistrées dans les localités de l’intérieur du pays.
« Un problème politique et non ethnique »
En première ligne, des chefs traditionnels ont œuvré pour permettre le retour au calme. Ce fut le cas dans la localité de Bocanda, bastion du PDCI-RDA, le parti d’opposition, située à plus de 200 kilomètres de la capitale Abidjan. Le chef Brou, chef traditionnel de Bocanda est fier d’y avoir contribué à éviter de graves violences - alors que les tensions entre le RHDP, le parti au pouvoir et le PDCI-RDA, étaient proches de virer en conflit entre les populations Baoulé et Malinké.
« Nous avons joué notre rôle, dit-il. Quand ça a chauffé, il a fallu que l’on intervienne. Quand ils faisaient leurs troubles [les jeunes manifestants de l’opposition qui voulaient s’en prendre au maire de la ville, issu du parti au pouvoir, NDLR], je suis allé moi-même au charbon plusieurs fois. C’est ce qui a fait qu’ici à Bocanda, il n’y a pas eu de tueries. » « Nous avons fait plusieurs réunions avec les communautés, explique le sexagénaire. Nous avons convoqué les deux camps. Nous avons insisté pour dire qu’il s’agit d’un problème politique et non ethnique et tout s’est calmé. » Le chef traditionnel travaille aussi aux côtés de l’État ivoirien. « Les autorités nous utilisent pour la réconciliation. Une plate-forme commune civilo-militaire a été mise en place avec nous pour la réconciliation », dit-il.
« Notre mission consiste à régler les différents »
Ce processus de réconciliation, Akéo Antoine, chef du village d’Anonkoua-Kouté y a participé pendant de longues années. L’homme, dont le mandat de chef est arrivé à son terme en janvier 2021 est resté chef honoraire de ce village habité par des populations de l’ethnie Ebrié. Situé au nord d’Abidjan, Anonkoua-Kouté a été le théâtre de graves violences le 6 mars 2011. Réputé proche de l’ancien président Laurent Gbagbo, le village a été la cible, ce jour-là, d’une attaque qui a coûté la vie à une dizaine de personnes.
« Par essence, notre mission consiste à régler les différends portés à notre connaissance. Tant les petites bagarres, les petits vols que les conflits intercommunautaires. C’est notre mission », assure le chef traditionnel. Akéo Antoine a participé aux actions en faveur de la réconciliation menées par la Commission dialogue, vérité et réconciliation (CDVR) mise en place après la crise de 2010-2011. « Quand on nous sollicite, nous sommes tenus de le faire », dit-il.
« Tout ce qui est fait, c’est de la publicité »
Mais en Côte d’Ivoire, le rôle des chefs traditionnels reste fortement chevillé à la volonté politique. Souvent invités pour le folklore lors des cérémonies publiques, ils se plaignent d’avoir une influence limitée. « Nous aimerions que notre voix porte davantage. Notre rôle est devenu trop honoraire », déplore Blé Mathias, chef de communauté Bhété dans la région d’Ayamé, localité du sud-est ivoirien.
Pour cet ancien agent de la poste reconverti dans l’agriculture il y a vingt ans, les chefs ivoiriens n’ont pas le même poids que dans certains États voisins. « Dans des pays comme le Burkina Faso avec le Mogho Naaba ou le Ghana, les rois et chefs traditionnels sont forts et respectés. Ici, beaucoup vivent grâce aux dons des hommes politiques. Comment être correct dans ces conditions ? », estime-t-il.
La réconciliation, Anzouan Isidore, chef du village de Koffikro, localité au cœur du pays Akan dans le centre de la Côte d’Ivoire, ne la voit pas comme une affaire du peuple. « Ce sont les politiciens qui sont à la base des crises, pas la population », dit-il. « Cette histoire de réconciliation est devenue comme un business. Tout le monde dit réconciliation mais les problèmes arrivent quand il y a élection avec ce que les politiciens viennent livrer comme message aux populations. S’ils ne changent pas leur façon de faire, on aura toujours les mêmes problèmes », assure cet ancien comptable. « Tout ce qui est fait c’est de la publicité. Ce qui s’est passé, ceux qui ont perdu des parents, rien ne peut changer ça. Il n’y a pas de réconciliation à faire. Ce qu’il faut, c’est changer de méthodes politiques ».
La Chambre des rois et des chefs boude le retour de Gbagbo
L’État de Côte d’Ivoire a pourtant bien mis sur pieds, en 2014, une Chambre nationale des rois et chefs traditionnels (CNRCT). Mais l’institution, qui est basée à Yamoussoukro, capitale politique du pays, peine à trouver ses marques et à se montrer indépendante du pouvoir. Nommé par Ouattara, son président est le roi de Grand-Bassam, Nana Amon Tanoé. Et il reste en attente de certaines de ses attributions légales. « La Chambre attend sa loi organique depuis 2017. Pour le moment, nous n’avons pas ce document légal qui constitue l’essence même de l’institution », précise sous couvert de l’anonymat un fonctionnaire de la CNRCT.
Ces derniers jours, la Chambre a décliné l’invitation des partisans de Gbagbo à participer à l’accueil de l’ancien chef d’État acquitté en janvier 2019 par la Cour pénale internationale. Le directoire de la CNRCT, dans une note publiée le vendredi 4 juin, « salue et approuve le retour du fils au pays qui revient sans haine pour accélérer le processus de réconciliation nationale ». « Quant à l’accueil, la totalité des chefs déclare ne pas se sentir qualifiée pour y participer. Nous proposons en tout état de cause que la primauté en toute circonstance soit accordée à la sécurité et à la paix des ivoiriens », tente d’expliquer le directoire.
Cette sortie n’avait pas été du goût des partisans de Gbagbo, qui ne se sont pas privés de rappeler la proximité entre Ouattara et le roi Tanoé, selon eux. « Ce qui est dommage c’est de voir que l’on se souvient de nous seulement pour les libations lors des cérémonies d’inauguration des édifices ou encore lors des élections pour gagner quelques voix. Mais quand il s’agit des problèmes qui touchent le pays, les gens jugent que nous ne sommes pas assez importants », commente Blé Mathias.
« Gbagbo est un fils du pays »
Finalement, ce 17 juin 2021 à Abidjan, quelques chefs traditionnels étaient bien présents à l’aéroport pour assister au retour de Gbagbo. Si l’arrivée très mouvementée de l’ancien chef d’État n’a pas permis à ces autorités traditionnelles d’échanger avec lui, bon nombre sont convaincus que son retour est une bonne chose. « C’est un fils du pays qui a de nombreux partisans et qui rentre chez lui. C’est bien pour la paix et la cohésion sociale », a sobrement commenté Anzouan Isidore.
De son côté, le RHDP, parti au pouvoir, a évoqué ce retour en mettant en avant la volonté de Ouattara d’aller vers la réconciliation. « En décidant de mettre le pavillon présidentiel de l’aéroport à la disposition du comité d’accueil de l’ex-président Laurent Gbagbo, le président [Ouattara] vient assurément de poser un acte très fort, un acte qui achève de convaincre de sa ferme volonté de faire aboutir le processus de réconciliation nationale en cours », a déclaré le ministre de l’Agriculture Kobenan Kouassi Adjoumani, porte-parole du RHDP.
Quant à Gbagbo, il n’a pas prononcé le terme « réconciliation » pour sa première intervention devant ses militants. Brève, celle-ci s’est achevée par une déclaration combative : « Monsieur le secrétaire général (…) Je suis votre soldat, je suis mobilisé. Merci », a-t-il déclaré le soir de son retour, le 17 juin.