"Je reste avec le remords et le profond regret que pendant ma période en tant que ministre, beaucoup, beaucoup de mères (...) ont perdu leurs enfants. Cela n'aurait jamais dû arriver", a déclaré gravement Juan Manuel Santos, à la fin d'un discours de près de deux heures. L’ancien président colombien (de 2010 à 2018) a expliqué comment il a pris conscience que des civils étaient assassinés par des militaires, qui les faisaient passer pour des rebelles tués au combat, et comment il a pris des mesures pour mettre fin à ces atrocités. "Je le reconnais et je demande pardon du plus profond de mon âme à toutes les mères et les familles qui ont été victimes de cette horreur. Que cela ne se reproduise jamais, jamais", a-t-il conclut.
Alors que Santos quittait le pupitre pour retourner s’asseoir, le président de la Commission vérité et réconciliation (CVR), visiblement ébranlé, a eu du mal à mettre des mots sur ses émotions. "Il est très rare qu'un président de la République demande pardon, reconnaisse personnellement sa responsabilité, ressente la responsabilité morale et la douleur des victimes", a déclaré le prêtre jésuite Francisco de Roux.
Un président devant la CVR
Santos, qui était ministre de la Défense avant son élection en 2010, s'est volontairement rendu devant la CVR pour évoquer son rôle dans une tragédie – dite des « faux positifs » – qui a consterné les Colombiens pendant plus de dix ans. Derrière cet euphémisme se cache une pratique macabre : au moins 6 402 civils ont été assassinés par des agents de l'État entre 2002 et 2008, selon les récentes conclusions de la Juridiction spéciale pour la paix (JEP), le bras judiciaire de la justice transitionnelle colombienne, qui ont suscité l'indignation.
Certes Santos a signé l'accord de paix historique de 2016 avec les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) et il a été un ardent défenseur du système de justice transitionnelle qui en a découlé. Il reste qu’il est plus rare de voir des anciens présidents et autres dirigeants politiques civils reconnaître leur responsabilité, que des soldats et des anciens combattants.
"Je suis venu vous dire ma vérité"
Le discours de Santos, poignant par moments et égocentrique à d'autres, illustre ses propres complexités. Il l'a dit d'entrée de jeu : "Je suis venu vous dire ma vérité". Il a également réglé quelques comptes politiques dans la foulée, soulignant combien ses vues sur le conflit armé étaient différentes de celles du président de l'époque, Álvaro Uribe, son ancien patron et parrain politique – devenu son ennemi juré. Il a aussi déclaré que Juan Carlos Pinzón, son ancien secrétaire privé, et vice-ministre à l'époque, était favorable à la négation de tout acte répréhensible au sein de l'armée colombienne. Même si cela est vrai, cela n'explique pas pourquoi Santos l'a ensuite nommé chef d'état-major, ambassadeur à Washington et, surtout, ministre de la Défense durant quatre ans, en pleine période de négociations de paix.
Pleins feux sur les mesures correctives
Santos a consacré l’essentiel de sa comparution devant la CVR à expliquer, dans les moindres détails, les mesures correctives prises par lui-même, son vice-ministre Sergio Jaramillo et son équipe de conseillers. "Un compte rendu de la manière dont nous avons enquêté, dénoncé et mis fin aux faux positifs", selon ses propres termes.
Un aspect important du mandat de la CVR est d'identifier les actions et les transformations positives réalisées par les victimes, les communautés et les institutions pendant le conflit. Cette partie du mandat a été inclue dans l'accord de paix afin de s'assurer que la commission ne se contenterait pas d'enquêter sur des épisodes déchirants, mais qu'elle documenterait également des histoires inspirantes et valorisantes. Malheureusement, la CVR a jusqu'à présent peu progressé sur ce point, selon un récent rapport du Congrès.
Pendant deux heures donc, Santos a décrit les changements qui ont eu lieu après son entrée dans le gouvernement d'Uribe. Tout d'abord, des inspecteurs ont été nommés dans chacune des divisions de l'armée pour faciliter les enquêtes internes et le bureau des droits de l'homme du ministère de la Défense a été réévalué. Une première stratégie en matière de droits humains et de droit international humanitaire a été rédigée pour l’armée, faisant appel à des conseillers juridiques aptes à conseiller les commandants lors de la planification d’opérations militaires. Le ministère a rédigé le tout premier manuel de droit opérationnel colombien détaillant les règles d'engagement, supprimant le décompte des corps qui incitait à tuer, favorisant les démobilisations et les arrestations plutôt que les meurtres. La durée des périodes de formation et de repos, jugée insuffisante, a été réformée. Enfin des dizaines d'officiers militaires ont été démis de leurs fonctions, dont trois généraux et quatre colonels.
Nombre de ces changements ont été mis en œuvre avec une aide extérieure, notamment du Bureau des droits de l'homme des Nations unies et du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), dont les représentants ont été autorisés à visiter les unités militaires pour recueillir des informations. Cet ensemble de mesures correctives - qui, rétrospectivement, ont sauvé juridiquement tant Uribe que Santos - peut expliquer pourquoi, comme l'a souligné le tribunal spécial pour la paix en Colombie dans son plan de hiérarchisation des priorités, il y a eu une baisse significative de 92 % des affaires entre 2007 et 2009. "Je crois sincèrement que l'objectif fondamental de mettre fin aux faux positifs a été atteint", a déclaré Santos, brandissant à un moment donné le graphique de la JEP, tout en admettant que "malgré le fait d'avoir fait tout ce qui était humainement et légalement possible, nous n'avons pas pu y mettre fin d'un seul coup."
Des héros méconnus
Une partie particulièrement poignante du récit de Santos s'est attachée à souligner les rôles joués par des personnes qui, loin de l'attention du public, ont fait de grands efforts, souvent négligés, pour traduire ces crimes en justice.
L'un d'eux est le général Carlos Arturo Suárez, qui a été chargé de diriger une mission d'enquête sur plusieurs cas emblématiques, dont les conclusions - connues sous le nom de "rapport Suárez" - ont jeté les bases de réformes. Il a notamment relaté le meurtre d'une douzaine de jeunes de la ville de Soacha, dupés par des agents de l'État avec de fausses offres d'emploi et assassinés à 635 kilomètres de chez eux. Certains d'entre eux était délibérément visés parce qu'ils souffraient de maladies mentales ou étaient drogués.
Un autre héros anonyme est Luz Marina Gil, qui, en septembre 2006, est devenue la première civile - et femme - à diriger le système de justice militaire. Fille d'un général, cette ancienne avocate du ministère de la Défense a transféré des centaines d'enquêtes sur des violations des droits de l'homme à la justice ordinaire, en vertu d’un arrêt de la Cour constitutionnelle qui avait été rarement appliqué auparavant. Elle a été la première à ordonner de faire appel à des enquêteurs civils de la police judiciaire pour traiter les zones de combat comme des scènes de crime.
Enfin, il y a Carlos Franco, un ancien rebelle de l'Armée populaire de libération (EPL), qui a signé un accord de paix dès 1991 et qui a dirigé le bureau des droits de l'homme à la vice-présidence. Il avait réussi à établir que neuf des jeunes Soacha portés disparus ont été présentés comme morts au combat quelques jours plus tard dans le nord-est de la Colombie. Ses enquêtes ont permis de mettre au jour l'un des aspects les plus troublants du scandale.
Ce que Santos n’a pas dit
Santos s'est attardé sur l’énumération d'une multitude de directives et de décisions, et de nombreux Colombiens ont perçu son apparition comme quelque peu mise en scène et distanciée. Pour plusieurs observateurs, sa reconstitution des mesures correctives est précieuse, mais elle ne traite pas les politiques qui les ont rendues nécessaires en premier lieu.
"Nous sommes toujours en train de trouver les pièces manquantes de ce puzzle", déclare María Emma Wills, ancienne chercheuse au Centre national de la mémoire historique. "Une politique publique a trois moments clés : lorsqu'elle est conçue, lorsqu'elle s'enracine dans une institution et lorsqu'elle est évaluée. Au-delà des directives, qui a participé aux discussions sur l’élaboration d’une politique aussi discréditée que le comptage des corps. Comment a-t-elle été mise en œuvre. Quels étaient les arguments ? Quelqu'un a-t-il assuré le suivi de ses résultats ?"
Santos a bien mentionné certaines causes probables, comme les incitations perverses à dénombrer les morts et les prix distribués, qui incitaient à augmenter le nombre de morts au combat (ce qu'il a surnommé "le péché originel"), et la conviction du président Uribe que les FARC devaient être erradiquées, au lieu d'être conduites à une table de négociation. Mais "il n'a abordé les causes que de manière superficielle. C'est un fait qu'il y a eu une augmentation exponentielle de ces exécutions ; cela signifie que quelque chose a dû la déclencher. Or ce quelque chose n'est toujours pas clair", déclare Silvia Serrano, experte en droit international des droits de l'homme qui enseigne à l'université de Georgetown.
Décrire les faux positifs comme quelque chose d'"inconcevable", de la part de Santos, est problématique selon Serrano. Elle cite notamment un arrêt de la Cour interaméricaine des droits de l'homme de 2018 contre la Colombie, qui a déterminé que dans cinq exécutions extrajudiciaires remontant aux années 1990, les institutions publiques avaient déjà signalé des cas de combats falsifiés. "Dire qu'il était si difficile d'imaginer que cela puisse arriver n'est pas crédible, n'est pas plausible quand on est un fonctionnaire expérimenté", dit Serrano, qui a travaillé pendant 14 ans comme avocate à la Commission interaméricaine des droits de l'homme. "Les informations contextuelles étaient là : lorsque Santos s'est rendu compte, en arrivant, de l'existence de ces incitations et pressions pour augmenter le nombre de morts au combat, il aurait dû savoir qu'elles pouvaient entraîner ces conséquences."
"Qui a donné l'ordre ?"
Le discours de Santos souligne combien il sera difficile de répondre aux attentes de nombreuses victimes. Quelques-unes ont réagi négativement. Luz Marina Bernal, l'une des « mères de Soacha » dont le fils de 26 ans, Fair Leonardo Porras, a été assassiné en janvier 2008, l'a décrit comme "une demande de pardon froide, calculatrice et imposée" uniquement destinée à "nettoyer son image".
« J'aimerais qu'il m'explique comment il se fait qu'une pratique criminelle répandue depuis les années 1980, dénoncée en Colombie et à l'étranger, y compris par des décisions de justice, puisse, en 2006, n'être - selon ses termes - que des "rumeurs" étayées par de "faibles preuves"", a-t-elle déclaré. "Qui a donné l'ordre ?" est le cri de ralliement de son organisation, les Mères des faux positifs, qui peint des fresques dans tout le pays, et fait pression pour que les principaux responsables des meurtres de leurs fils soient identifiés. Selon elle, Santos et Uribe devraient tous deux être jugés.
Bien que le meurtre de Porras ait été révélé en août 2008, c'est une autre affaire qui a permis à Santos de comprendre, dit-il, toute l'ampleur de ce qui se passait. Il raconte que quelques semaines auparavant, les Nations unies avaient facilité une rencontre entre le ministre de la Défense de l'époque, son principal commandant militaire, le général Freddy Padilla, et un soldat, qui leur a raconté l'histoire tragique de l'assassinat de son père Aicardo Ortiz, âgé de 67 ans, présenté comme un rebelle. "Pour la première fois, la réalité des faux positifs nous a sauté aux yeux", a-t-il déclaré, soulignant qu'il a fallu cette affaire d'une victime au sein même de l'armée pour faire passer le message.
Pour María Emma Wills, le témoignage de Santos montre que les institutions colombiennes ignorent trop souvent les voix qui alertent sur des problèmes majeurs, dans un pays qui n'encourage ni ne protège les lanceurs d’alertes. Selon elle, il s'agit là d'un des points essentiels à retenir pour garantir la non-récurrence de la violence à l'avenir. "La question de savoir en qui vous croyez est liée à des loyautés construites et à des constructions mentales : nous devons comprendre d'où elles viennent et comment elles fonctionnent", affirme-t-elle.
D'autres présidents se manifesteront-ils ?
La comparution de Santos devant la CVR a inévitablement soulevé une autre question : son prédécesseur et critique le plus redoutable de l'accord de paix – Uribe – fera-t-il de même ?
Dans une interview accordée la semaine dernière, Uribe a exclu de s'adresser à la commission vérité, a défendu ses mesures correctives et a souligné qu'il a déjà demandé pardon aux mères de Soacha. De son côté, le père de Roux a répété que la CVR était ouverte à l’écouter.
Ernesto Samper, un autre ancien président, s'est déjà présenté devant la CVR, mais la valeur de son témoignage est loin d'être aussi claire. A deux reprises, Samper s’est efforcé de paraître ouvert et a défendu la vérité comme une contribution nécessaire à la réconciliation nationale. Mais il s'est abstenu de détailler les aspects controversés de sa présidence entre 1994 et 1998. Notamment les liens, établis par la justice, entre le cartel de la drogue de Cali et sa campagne électorale, ou les causes de la forte augmentation du nombre de victimes en Colombie – qui a plus que triplé pendant son mandat, pour atteindre plus de 300 000 par an.
L’horloge tourne
Dire ces vérités relève de l’urgence pour les victimes. L'une des plus connus est mort de la Covid-19 un jour après le discours de Santos. Pendant plus de dix ans, les piétons du centre-ville de Bogota s’étaient habitués à son vieux camion Dodge couvert de photos et de coupures de presse. C'était la façon dont Raúl Carvajal, 73 ans, marchand de légumes, attirait l'attention sur le sort de son fils, le caporal Raúl Antonio Carvajal qui, selon lui, avait été assassiné en 2006 après avoir refusé de participer à des exécutions extrajudiciaires. Officiellement, il avait été déclaré mort au combat. Inlassablement, son père - "Don Raúl" comme l'appelaient affectueusement les Bogotanais - cherchait des preuves de ce qui s'était réellement passé.
Le genre de vérités sur lesquelles la CVR espère faire la lumière, même si son horloge tourne rapidement vers la fin de son mandat de trois ans, en novembre.