Quand Carwyn Jones évoque les relations avec sa famille maorie, il parle de sa grand-mère. Une femme ayant quitté la communauté et les terres maories de Wairao, sur la côte Est de l’île nord de la Nouvelle-Zélande, bien avant sa naissance, et qui ne parle plus la langue de ses ancêtres, en partie du fait de son interdiction, à l’époque, dans les écoles. « J’ai grandi déconnecté de ma culture et de ma communauté. Je ne suis pas de la génération ayant bénéficié du développement des écoles maories dans les années 1980 et 1990 », s’excuse-t-il presque. Seul point d’ancrage pour Jones : les récits sur la perte des terres, récurrents dans la bouche de sa grand-mère. Son aïeule lui parle des territoires des siens, saisis par des colons britanniques, à la fin du XIXe siècle. Terres communautaires confisquées, vendues à vil prix ou extorquées.
Une histoire qui sera pleinement reconnue et écrite au terme d’un processus de réparation entrepris par l’iwi (tribu) de Jones dans le cadre du Tribunal de Waitangi. Créé en 1975, ce mécanisme juridique est chargé de recevoir les plaintes des Maoris qui estiment avoir été floués par le non respect du Traité de Waitangi, signé en 1840 entre la Couronne britannique et plus de 500 chefs maoris. Un traité qui représente une « exception dans l’histoire post-coloniale » selon le romancier néo-zélandais Witi Ihimaera, tant il « garantit aux Maoris des droits et privilèges égaux », à ceux des sujets britanniques, et notamment leurs droits sur la terre. Mais l’esprit du texte était longtemps resté lettre morte, comme le montre l’histoire de la tribu Wairoa et le récit de Jones, où il est question d’exécutions sommaires, d’emprisonnement de certains chefs, d’exil forcé.
En 1975, le tribunal se limitait à examiner les plaintes des Maoris au sujet « des textes de lois actuels ou futurs ou des politiques gouvernementales qui sont ou pourraient être en contradiction avec les principes du Traité de Waitangi. » Il devait évaluer les préjudices et formuler des recommandations – une déception pour le ministre travailliste des Affaires maories de l’époque, Matiu Rata. Pourtant, son établissement était déjà une victoire de l’activisme maori des années 1970. Une renaissance politique et culturelle était en cours. Lors d’une marche sur le Parlement à Wellington, plus de 5000 personnes avaient remis au gouvernement une pétition – signée par 60 000 personnes – s’indignant de la poursuite de la perte des terres des communautés maories. Ce tribunal a constitué une première réponse, offrant aux tribus maories un mécanisme où exposer leurs griefs.
Réparation des dommages subis depuis 1840
Dix ans plus tard, le champ d’action du tribunal était étendu, de façon rétroactive. Du fait en parti de la poursuite de l’activisme maori et des revendications grandissantes sur les terres confisquées. Il pouvait désormais instruire les demandes en réparation pour des dommages causés depuis la signature du traité, en 1840. Un vrai séisme dans la société néo-zélandaise. L’État répondait ainsi à un rapport, dans lequel le tribunal estimait « que les gouvernements n’ont pas respecté le traité un nombre incalculable de fois depuis 1840 et que la Nouvelle-Zélande des Pakehas (Européens) a été bâtie sur de nombreuses promesses non tenues et de mauvais accords ». La boite de pandore était ouverte. Il s’agissait, ni plus ni moins, de redéfinir les relations entre les Maoris, 16 % de la population, et la Couronne (l’État). Une des premières tâches à laquelle s’est attelée le tribunal, dès sa création en 1975, a été d’interpréter le traité – dont les versions en anglais et en maori différaient.
« Il agit un peu comme une commission vérité et réconciliation », détaille Jones. Docteur en droit, spécialiste du Traité et du Tribunal de Waitangi, il a travaillé à plusieurs postes au sein du tribunal et a conseillé sa tribu lorsqu’elle a déposé plainte. Le mécanisme, nous explique-t-il, s’articule en trois étapes : un « récit historique » signalant les manquements au traité, accompagné des excuses de la Couronne ; une « réparation culturelle » prenant la forme de changements des toponymes, de transferts de terre ou d’accords de gestion commune de rivières et de lacs ; et enfin, une « réparation financière » et commerciale. Ratifiés par le Parlement, les accords entre la Couronne et les tribus fixent un récit historique. Manière d’asseoir une vision commune du passé. « Le Tribunal constitue un croisement fascinant entre le droit et l’histoire », estime Jones.
Un processus basé sur la négociation
Certes, les compensations restent en deçà de l’ampleur des pertes. « Impossible de restaurer la grandeur perdue », juge Maria Bargh, professeur de sciences politiques à l’université de Wellington. Le processus est affaire de négociation, à la différence de ce qui se passe au Canada, où les indigènes plaident devant des tribunaux de droit commun, construisant ainsi une jurisprudence opposable. « Ici, cela dépend de ce que les parties peuvent négocier », précise Jones qui a travaillé au Canada. Il donne l’exemple de sa tribu, qui a tenté d’obtenir pour la rivière passant sur ses terres le même statut que celui de la rivière Whanganui. Cette dernière a été dotée, en 2017, d’une personnalité juridique, au terme de négociations entre la Couronne et l’iwi liée au cours d’eau. Une innovation juridique qui prend en compte dans le droit positif la vision holistique des Maoris d’une nature considérée comme une personne vivante. « Le gouvernement a refusé d’évoquer ce sujet avec nous. Négocier assure une forme de souplesse et de possibilité d’adaptation mais cela donne au processus un caractère politique », ajoute Jones.
Outre le volet concernant les réparations historiques, on doit au Tribunal de Waitangi la création des radios et des télévisions en langue maorie, la reconnaissance des droits de pêche maoris et celle des universités maories. Au fil du temps, les valeurs et la culture maories sont (re)-devenues parties intégrantes du pays. Atearoa, terme maori désignant l’île du Nord, est accolé au nom officiel de Nouvelle-Zélande jusque sur les sites du gouvernement. La langue maorie est une des trois langues officielles. Les cours de langue maorie sont prisés par les non maoris. Cette intégration culturelle et politique encore partielle mais unique au monde ne s’est pas faite en un jour, constate Bargh : « Les relations entre l’État et les Maoris ont avancé par à coup. Selon les gouvernements. »
Un essai en passe d’être transformé ?
Au pays des All Blacks, la victoire du parti travailliste en novembre dernier et la reconduction au poste de Premier ministre de Jacinda Ardern ouvre sans doute une nouvelle étape. Lors de son discours célébrant la date anniversaire du Traité, le 6 février 2020, elle encourageait déjà les Pakehas à faire le chemin vers le monde maori. Soulignant combien pendant longtemps, l’inverse avait été la règle. Car « l’idée d’une soi-disant supériorité britannique, un legs colonial, n’a pas complètement disparu », note Bargh. Régulièrement, institutions judiciaires, services sociaux, de l’éducation ou de l’administration pénitentiaire sont accusés de racisme systémique. Les problèmes socio-économiques des Maoris perdurent. Leur espérance de vie est plus courte que celle de la population générale. Ils sont surreprésentés dans le milieu carcéral.
Jones estime que cela est moins vrai pour les plus jeunes. « Il s’agit d’une génération ayant suivi un cursus scolaire au sein des Kura Kaupapa (écoles maories) », dit-il. » Une évolution positive qu’il attribue à une forme de fierté identitaire retrouvée. Lara Greaves, professeur de politique à l’université d’Auckland, constate combien il demeure néanmoins difficile, à l’université, de faire comprendre aux Pakehas les raisons de la fragilité socio-économique des Maoris. « Il nous manque une base de compréhension commune », estime-t-elle. Pour répondre à ce besoin, le gouvernement a introduit dans les programmes, dès la prochaine rentrée scolaire, l’enseignement de l’histoire des guerres des années 1860-1870 entre Maoris et Britanniques. « Adopter le terme de ‘Guerres de la terre’, et l’enseigner, est un puissant vecteur de changement », salue Bargh. « Une manière de comprendre le contexte, d’expliquer les difficultés des Maoris et pourquoi nous parlons tant de cette période historique », complète Jones.
La tikanga, première et nouvelle source de droit
Aux yeux de Carwyn Jones, un tournant est à l’œuvre. Au point que les propos de la cheffe du parti national, Judith Collins, accusant les Maoris « de séparatisme » ont semblé dissonants. Autre exemple selon lui de ce mouvement de fond : le processus engagé pour « civiliser la common law » en y introduisant les principes fondamentaux de la tikanga, un système de pratiques culturelles maories utilisé dans la résolution des conflits. Jones reprend ici les mots – loin d’être anodin - de Joe Williams, juge de la Cour suprême et premier Maori à cette fonction. Les références à la tikanga se multiplient dans les jugements d’affaires concernant maoris et non maoris. Peu à peu, se dessine une sorte de maillage entre la common law d’inspiration britannique et la tikanga, considérée comme la première loi du pays. Et l’évaluation de la connaissance des principes maoris en terme de justice est, à la demande des enseignants, sur le point d’être intégrée dans les facultés de droit.
« On en vient à assumer qu’introduire la tikanga comme source de droit permette de répondre aux besoins de toute la société », se réjouit Jones. Alors, « pourquoi ne pas imaginer la même chose dans le domaine politique ? On aurait une philosophie politique s’inspirant des principes maoris », s’enthousiasme Bargh. « La réconciliation est un processus toujours en cours. Mais nous sommes arrivés au point où nous allons avoir résolu les plaintes liées à l’histoire et où nous pouvons passer à l’étape suivante, avancer et créer ensemble une nouvelle manière de faire société en se basant sur les conceptions issues de nos cultures et ainsi affronter les problèmes à venir », espère Jones.