« Il n'y avait pas de dissimulation officielle. C'était juste une habitude, en société, de ne pas aborder en profondeur la question de ce qui s'est passé dans les colonies », explique Maarten Hidskes, auteur de Thuis gelooft niemand mij ['À la maison, personne ne me croit'] et chercheur sur les crimes commis par les forces spéciales néerlandaises en Indonésie pendant la guerre d'indépendance des années 1940.
Cela fait plus de 75 ans que l'Indonésie s'est déclarée indépendante des Pays-Bas, mais pourtant, "chacun a sa propre histoire familiale", liée à la colonie, dit-il. Le propre père de Hidskes était l'un des "jeunes gars", âgés de 23 ou 24 ans, qui se sont portés volontaires pour rejoindre les troupes spéciales chargées de réprimer ce qui était considéré comme une rébellion sur l'île de Sulawesi. Leur commandant, Raymond Westerling, s’est rendu célèbre pour son absence de remords d'avoir "exécuté des criminels" et - selon certains témoignages - pour avoir prévenu les recrues de la nature sanglante du travail qu'elles auraient à accomplir. Les actions militaires n'ont duré que douze semaines, mais le nombre de morts sur cette période est impressionnant. Selon les estimations officielles, 150 000 Indonésiens et 5 000 Néerlandais sont morts pendant les guerres d'indépendance.
La violence, une politique
Ces dernières années, l'avocate néerlandaise Liesbeth Zegveld a attaqué l'État en justice pour demander des réparations pour 431 hommes tués par des soldats néerlandais lors d'un massacre dans le village de Rawagede en décembre 1947. En 2011, le gouvernement a proposé un règlement de l'affaire, et les villageois ont été indemnisés. "L'État néerlandais a d'abord essayé de dire que nous étions arrivés trop tard, et lorsque le tribunal a rejeté cet argument, ils ont commencé à contester tous les faits que nous avons présentés", se souvient-elle. Mais pendant que les affaires de crimes coloniaux - il y en a eu des dizaines de déposées - traînaient en justice, le débat public a commencé à évoluer. "Les affaires ont été en quelque sorte le point de départ" d'un changement dans l’opinion publique, explique Zegveld, qui a eu un effet d'entraînement sur l'attitude de l'État néerlandais, qui a cessé de "contester chaque petit détail".
Puis ce fut le tour de l'historien suisse-néerlandais Rémy Limpach, de publier en 2016 De brandende kampongs van generaal Spoor ["Les villages en flammes du général Spoor"], qui a montré comment les troupes néerlandaises faisaient systématiquement un usage excessif de la force. "Pour la toute première fois, un chercheur concluait que la violence de la puissance coloniale était structurelle. Que c'était une politique", note Frederiek de Vlaming, directeur de la Fondation Nuhanovic. En 2020, c’est le roi des Pays-Bas qui a présenté des excuses pour les meurtres commis par les forces néerlandaises à l'époque. Et en février 2022, seront présentés les résultats d'un vaste programme de recherche soutenu par les autorités néerlandaises, intitulé "Indépendance, décolonisation, violence et guerre en Indonésie 1945-1950" – dates de la fin de la période coloniale en Indonésie.
"Les Néerlandais sont très fiers de leur ancien empire"
La documentation des faits par les chercheurs changera-t-elle la façon dont le public néerlandais voit ce qui s'est passé et reconnaît la réalité des crimes de guerre ? Hidskes croit davantage au pouvoir d'un film de fiction récent, De Oost ["L'Est"], qui s'est avéré très populaire, et pour lequel il a participé à l'élaboration du scénario. Selon lui, "l'exposition massive du film et la présentation de la violence obligent le grand public à au moins discuter de la question". Il cite des forums en ligne où "les gens se disent : ‘Hé, vous devez voir ce film. Il s'agit de votre famille, vous savez, voyez le film’".
Les sondages d'opinion suggèrent toutefois que le changement d'attitude reste une longue bataille. Un sondage YouGov de 2020 a montré que "les Néerlandais sont les plus fiers de leur ancien empire, plus encore que les Britanniques". "La moitié des Néerlandais disent, précise le sondage, que l'ancien empire - dont l'Indonésie et une partie de l'Afrique du Sud étaient les territoires les plus importants - est quelque chose dont ils peuvent être plus fiers que honteux, tandis que 37 % disent qu'ils ne sont ni fiers ni honteux. Seuls 6 % pensent que l'empire est quelque chose dont on peut être plutôt honteux."
Les musées néerlandais : "un patrimoine contesté"
Les musées néerlandais sont aux prises avec l'évolution des mentalités et la manière de présenter ce qu'ils appellent le "patrimoine contesté". Au musée d'Amsterdam, la directrice artistique Margiet Schavemaker a dû s’accommoder de ce qui est, probablement, "l'élément du patrimoine le plus contesté" selon elle : l'emblématique Carrosse d'or, une calèche de cérémonie avec des images célébrant l'ancien empire des Pays-Bas, traditionnellement utilisée par la famille royale néerlandaise lors de cérémonies officielles.
Le carrosse en bois doré a été construit en 1898 et est décoré sur un côté d'un panneau intitulé "Hommage des colonies", qui montre des sujets noirs et asiatiques apportant des offrandes à une femme blanche assise sur un trône, qui représente les Pays-Bas. Il fait l'objet de restaurations depuis 2015, mais le débat public actuel autour de la glorification du passé colonial rend son avenir en tant que mode de transport royal de plus en plus incertain.
Le musée d'Amsterdam a pris soin de présenter le carrosse dans son contexte et de traiter de front la controverse. Schavemaker, par ailleurs professeur de médias et d'art de la pratique muséale à l'université d'Amsterdam, dit espérer que la décision de l'exposer prouvera que le fait de montrer cette pièce controversée "ne provoque pas une plus grande polarisation, mais qu'elle peut être présentée de manière à ce que les gens se rassemblent et dialoguent".
Il a fallu beaucoup de temps aux Pays-Bas pour réaliser que le colonialisme pouvait avoir des inconvénients, dit-elle. "Nous sommes un pays dont l'identité nationale repose sur l'idée que nous sommes très tolérants et très ouverts", explique-t-elle. "En même temps, nous ne voulons pas reconnaître qu'il y a du racisme et des inégalités structurelles." Elle espère que les musées pourront être des "vecteurs du changement" et favoriser le dialogue.
Au Rijksmuseum d'Amsterdam, une nouvelle exposition présente des objets de la collection, de façon à ce qu’ils racontent l'histoire de l'empire, du commerce et de l'esclavage. Les marchands d'esclaves et colons néerlandais ont étendu très loin leurs tentacules au cours des XIVe et XVe siècles. Une pièce remarquable de l'exposition retrace l'histoire des personnes portant le nom néerlandais de van Bengalen – qui signifie ‘originaire de la baie du Bengale’ - qui ont été revendus en Afrique du Sud, au Surinam, au Brésil, aux Pays-Bas.
Réparer l'esclavage : pas si simple que cela
Les quatre plus grandes villes des Pays-Bas - La Haye a rejoint le mouvement cette semaine seulement - ont demandé au gouvernement d’appuyer la recherche sur les liens qu’elles ont eu avec la traite des esclaves. Elles demandent une journée nationale de commémoration. La date du 1er juillet a été proposée. A cette date, l'année 2023 marquera le 150e anniversaire de l'abolition de l’esclavage aux Pays-Bas.
Entre le 15e et le 19e siècle, les marchands d'esclaves européens ont transporté quelque 12 millions d'esclaves à travers l'océan Atlantique, dont environ 600 000 sur des navires néerlandais, selon le récit historique officiel de l'État néerlandais enseigné à l’école. Au 17e siècle, la république néerlandaise a été brièvement le plus important marchand d'esclaves au monde. Et si son influence a diminué par la suite, l'esclavage est resté un moteur économique important. Vers 1770, quelque 19 % des biens importés étaient fabriqués par des personnes réduites en esclavage et l’on estime que 5 % de l'économie nationale était occupée par des "activités liées à l'esclavage".
Me Zegveld étudie des dossiers de plaintes en réparation liée à l’esclavage, contre les Pays-Bas, "mais il n'y a pas de dossier tout fait, si tant est qu'il puisse y en avoir un," dit-elle. Elle souligne le contraste entre le fait qu'un débat public sur les réparations existe, même sans procès, et la manière dont les plaintes indonésiennes ont contribué à ouvrir le débat.
L’avocate évoque son propre travail sur l'indemnisation des survivants de l'Holocauste, où de nombreuses preuves subsistent sur la façon dont la compagnie de train néerlandaise avait forcé les victimes à payer le prix du billet de train pour être emmenées dans des camps de détention, puis de concentration. "Avec l'esclavage, vous parlez de descendants qui ont une souffrance générationnelle, mais le préjudice spécifique qu'ils ont subi du fait de l'esclavage est difficile à établir de manière tangible", explique Me Zegveld. La manière dont un tribunal peut quantifier la souffrance psychologique, l'impact de la position sociale et de l'extrême pauvreté sur une personne serait l'un des nombreux critères qui pourraient entrer en jeu. "Si c'était simple, quelqu'un se serait présenté avec un dossier", dit-elle.
Hidskes travaille avec ses homologues chercheurs indonésiens pour approfondir et comprendre les histoires - ce qu'il appelle les "histoires multiples" - de ceux qui ont connu la domination coloniale : "Ces histoires sont totalement inconnues aux Pays-Bas", dit-il. Il se souvient que, dans les années 1990, il se sentait froissé, "insulté" même, par ceux qui critiquaient l'armée coloniale. Mais maintenant, dit-il, "j'essaie de ne pas condamner mon père… de ne pas le condamner, mais aussi de ne pas le défendre".