La plupart de ses patients ressemblaient aux corps figurant sur les tristement célèbres photos de César : pâles avec une nuance de jaune, les cheveux en bataille, les vêtements usés et déchirés. "Ils avaient tous des abcès et des gonflements. Ils étaient tous très maigres et mal nourris", déclare le témoin, fin juin, au procès d'Al-Khatib en Allemagne. En 2012, ce Syrien, âgé aujourd'hui de 36 ans, a travaillé comme médecin assistant à l'hôpital du Croissant-Rouge, juste en face de la branche 251 des services secrets généraux à Damas, également connue sous le nom de section Al-Khatib. Lui et ses collègues sont alors chargés d’ausculter les détenus de la prison souterraine de la section. Ils traitent les petites blessures, comme les abcès sur les bras et les pieds, ou d’autres à la tête et sur d'autres parties du corps, explique-t-il. Mais ils traitent également des blessures plus importantes, telles que des plaies ouvertes qui exposent artères et tendons, des os cassés ou des membres ayant gonflé jusqu'à cinq fois leur taille normale. "Les blessures ne ressemblaient à rien de ce que nous avions appris pendant nos études de médecine à l'université", raconte-t-il. "C'était la première fois que nous voyions de tels cas."
À Coblence, en Allemagne, l'ancien agent des services secrets Anwar Raslan est accusé de crimes contre l'humanité, qui auraient été commis en Syrie. Lorsqu'il était chef des enquêtes de la section Al-Khatib à Damas, il aurait été responsable de 58 meurtres, 4000 cas de torture et plusieurs cas de violences sexuelles à partir de 2011, lorsque des milliers de manifestants hostiles au régime ont été arrêtés par les services secrets. Plus de 70 rescapés, experts et anciens membres des services secrets ont témoigné depuis le début du procès en avril 2020 mais, jusqu'à présent, le personnel médical n'avait ni témoigné ni été beaucoup mentionné. Les juges ont interrogé tous les anciens détenus déposant au tribunal sur cette question, voulant tenir compte du manque de soins médicaux dans leur appréciation des conditions générales de détention. La plupart des rescapés ont déclaré qu'ils n'avaient reçu aucun ou pratiquement aucun soin médical pendant leur détention à la section 251 et dans d'autres prisons. Cependant, les quelques témoignages qui mentionnent médecins et hôpitaux indiquent que ceux-ci ont joué un rôle important dans le système carcéral syrien. Certains médecins, comme ce témoin, soignaient les blessures des prisonniers torturés, mais d'autres auraient participé à ces abus dans des hôpitaux devenus des extensions de prisons notoires des services secrets.
"Si le patient était mort, notre travail était terminé"
Le témoin se présente au tribunal vêtu de baskets noires et dorées, avec un sac banane et les cheveux noirs clairsemés coiffés en queue de cheval. Il a étudié la médecine à Alep et terminait alors sa formation médicale obligatoire à l'hôpital du Croissant-Rouge de Damas. On devait être en juillet 2012, se souvient-il, lorsque des officiers de la section Al-Khatib viennent à l'hôpital voisin pour rencontrer l'administration afin d’organiser des visites quotidiennes de médecins assistants à la prison de la section. "C'était pendant le Ramadan", dit-il aux juges, précisant que l'atmosphère au travail était calme, car de nombreux médecins jeûnaient. Lors de leur première visite à la section, ils restent deux heures, traitant plus de cent patients. Lors d'autres visites, ils passent jusqu'à cinq heures dans la prison souterraine. Là, les officiers leur indiquent comment procéder : "Nous devions parler aux patients de leurs maux et de rien d'autre. Les patients n'étaient pas autorisés à nous dire d'où venaient leurs blessures. S'ils mentionnaient les sévices, ils étaient immédiatement battus." Le témoin et ses collègues ne peuvent aider les prisonniers que dans une certaine mesure. Si quelqu'un a besoin d'antibiotiques, ils sont autorisés à lui donner une pilule, mais pas la boîte entière. "Les ordres étaient clairs", dit le témoin. "Donnez au prisonnier ce dont il a besoin d'urgence, mais rien de plus."
Et puis il y a les décès - presque tous les jours, selon le témoin. Certains sont morts à l’intérieur de la section, d'autres à l'hôpital, où ils ont été transférés après être tombés inconscients. Le témoin dit avoir vu au moins cinquante décès de ses propres yeux, mais il sait par ses collègues qu'il y en a eu davantage. "Je me souviens encore du premier cadavre que j'ai vu dans la cellule en face de l'escalier", dit-il, le décrivant comme pâle, la langue blanche et sèche, nu. "Nous n'étions pas autorisés à déterminer la cause du décès", ajoute-t-il. Les médecins ne sont là que pour décider si un patient peut être soigné ou non. "Si le patient était mort, notre travail était terminé."
Le témoin explique que la situation est différente avec les prisonniers transférés et qui meurent à l'hôpital du Croissant-Rouge. Dans ce cas, les médecins sont autorisés à déterminer la cause du décès, qui s'avère être le plus souvent une insuffisance cardiaque ou rénale, une hypotension artérielle due à la déshydratation, ou une septicémie consécutive à des blessures. Mais cela ne leur permet pas de savoir comment les patients se sont retrouvés dans cet état. "Nous pouvions dire que le cœur avait lâché, mais nous ne savions pas pourquoi il avait lâché", dit le témoin. Il suppose que la torture elle-même n’a pas conduit directement à la mort des détenus, mais que leur état général combiné aux conséquences indirectes de la torture, comme l'infection des blessures, en était souvent la raison. Son évaluation complète le témoignage de l'expert médico-légal Marcus Rothschild, en novembre 2020, qui avait analysé les photos de César au sujet des blessures, des signes et des causes de la mort. L'une de ses conclusions les plus déroutantes avait été que la plupart des corps ne présentaient aucune cause de décès visible.
Les hôpitaux comme lieux de torture
Les hôpitaux syriens ne sont pas seulement des lieux où l'on emmène les prisonniers maltraités pour les faire mourir, ils deviennent eux-mêmes des lieux de torture, selon d'autres témoignages et comme de déclare un témoin au tribunal de Coblence, une semaine plus tard. Celui-ci a travaillé comme ingénieur clinicien, fournissant aux hôpitaux de Damas et des environs des dispositifs médicaux. "L'hôpital s'était transformé en une branche des services secrets", dit-il dit à propos de l'hôpital Mujtahid, à Damas. "Le service des urgences était rempli d'hommes armés et de militaires qui frappaient les patients." Il ajoute que les manifestants blessés sont souvent emmenés dans les hôpitaux, où ils disparaissent, et que cela est arrivé à un de ses amis proches.
Un autre témoin ayant déposé à la fin de l'année dernière a offert l'un des témoignages les plus déchirants sur les tortures brutales qu'il a subies dans différentes sections des services secrets et, finalement, à l'hôpital militaire de Harasta, qu'il a quitté à peine vivant. Il était arrivé à l'hôpital dans un état déjà très dégradé, après avoir été battu sans relâche dans la section Al-Khatib, entre autres. À l'hôpital, il avait été enchaîné à un lit avec un autre détenu, dans une pièce où se trouvaient une vingtaine d'autres lits. "Nous étions battus chaque minute de chaque jour", a déclaré ce jeune homme. "Ils se relayaient pour nous frapper avec des chaînes et des fouets, des couteaux et des tuyaux. Il y avait des jours que nous passions inconscients.". Il a raconté avoir été torturé d'une manière qu'il ne pouvait même pas décrire. "Ils appellent cela un hôpital, mais en réalité, c'est un lieu de torture. Ils y emmènent les gens pour les tuer."
Des témoignages comme ceux-ci pourraient être pertinents lorsque la justice allemande ouvrira sa prochaine affaire contre le médecin syrien Alaa M. Il y a environ un an, ce dernier a été arrêté dans l'État de Hesse, dans l'ouest de l'Allemagne, où il travaillait à nouveau comme médecin, après y être arrivé de Syrie en 2015. Il fait l'objet d'une enquête pour des crimes contre l'humanité qui auraient été commis lorsqu'il était médecin à l'hôpital militaire de Homs, où il aurait torturé un patient qui est ensuite décédé. Le magazine allemand Der Spiegel a également rapporté qu'il aurait opéré un prisonnier anti-régime sans anesthésie, et mis le feu à un autre. L'acte d'accusation à son encontre devrait être déposé prochainement, et le procès devrait s'ouvrir peu après devant la haute cour régionale de Francfort.