"Le problème avec les Anglais, c'est qu'ils ne connaissent pas leur histoire, parce qu'elle s'est en grande partie déroulée à l'étranger", déclare l'un des personnages de Salman Rushdie dans son roman Les versets sataniques. Au début du vingtième siècle, l'empire britannique régnait sur un cinquième de la population mondiale et un quart de la superficie totale de la planète. C'était le plus grand empire de l'histoire, un empire sur lequel on disait que "le soleil ne se couche jamais". Et comme le dit Rushdie, cela a permis aux Anglais d’ignorer beaucoup de leur histoire coloniale.
Les Britanniques considèrent-ils encore leur ancien empire comme positif ? Une enquête récente a montré que plus d'un tiers des personnes interrogées au Royaume-Uni pensent qu’on peut être fier de ce que l'empire a été, que les colonies britanniques se portaient mieux quand elles en faisaient partie. Ce pourcentage est en chute par rapport à un sondage réalisé en 2016, selon lequel 44 % des personnes interrogées étaient fières de l'histoire coloniale de la Grande-Bretagne, et 43 % pensaient que l'empire britannique était une bonne chose. La proportion actuelle de cette opinion est encore élevée – dans cette enquête de 2020, l’attitude britannique contrastait avec celle des Allemands, dont seulement 9 % se disaient fiers de leur rôle colonial. Pourtant, récemment, des statues de propriétaires d'esclaves ont été déboulonnées au Royaume-Uni, et un débat vigoureux a lieu sur la façon dont l'histoire de l'empire devrait être enseignée aux écoliers.
Le pillage du palais de l'Oba du Bénin, au Nigeria
Parallèlement, le débat sur la provenance et la possibilité d'une juste restitution des objets culturels provenant des anciennes colonies - dont les musées britanniques regorgent - a pris de l'ampleur. Plusieurs milliers de moulages en laiton et en bronze et de sculptures en ivoire ont été pillés lors d’une expédition punitive britannique, en 1897, dans le palais de l'Oba du Bénin, au Nigeria. Le royaume du Bénin "avait prospéré pendant plusieurs centaines d'années avant l'invasion britannique", explique Barnaby Philips, auteur de Loot - Britain and the Benin Bronzes, et "avait commercé et interagi pacifiquement avec les vagues successives d'explorateurs et de commerçants européens à partir du 15e siècle". Mais l'Oba - le roi - en était venu à être considéré "comme un obstacle" aux intérêts économiques britanniques. "Lorsqu'ils prennent d'assaut le palais de l'Oba, alors que les Britanniques avaient toujours espéré qu'il s'agirait de grandes caches d'ivoire, ils découvrent toutes ces magnifiques plaques et têtes moulées en métal, et ils en emportent des milliers à Londres".
On ne sait pas exactement combien de Nigérians ont été tués lors de l'expédition punitive et du pillage du palais. Certains historiens parlent de dizaines de milliers. L'histoire des événements de Benin City a été rassemblée sur la base de reportages des journaux de l'époque reflétant l'approbation publique de l'entreprise, et par quelques journaux intimes et lettres des soldats.
Les objets pillés eux-mêmes - au moins 4 000 - ont été rapportés en Grande-Bretagne et, pour la plupart, vendus aux enchères par des soldats. Un siècle plus tard, le British Museum possède "la plus grande collection de [bronzes du Bénin] de toutes les institutions du monde", affirme Philips.
Jusqu'à récemment, l'intérêt du public était limité : un député travailliste isolé, Bernie Grant, "organisant des manifestations devant le British Museum" dans les années 1990, raconte Philips. Mais les événements de l'été 2020 aux États-Unis, où le mouvement Black Lives Matter a attiré l'attention sur l'injustice raciale, ont relancé le débat sur l'héritage colonial au Royaume-Uni. Maintenant, le pays a "accepté en principe, y compris le British Museum, de prêter des centaines de bronzes du Bénin, par rotation, à un nouveau musée" à Benin City, au Nigeria, explique Philips.
Une litanie de crimes
La prise de responsabilité réelle pour les crimes coloniaux britanniques est bien mince, face à une litanie d’atrocités connue, documentée et référencée.
Sous la domination britannique, entre 12 et 29 millions d'Indiens sont morts de faim au cours de diverses famines, écrit l'historien américain Mike Davis, alors que des millions de tonnes de blé étaient exportées vers le Royaume-Uni. L'ancien Premier ministre Winston Churchill a eu une phrase célèbre : "Je déteste les Indiens. C'est un peuple bestial avec une religion bestiale. Ils sont responsables de la famine parce qu'ils se reproduisent comme des lapins", en référence à la famine de 1943 au Bengale, où près de quatre millions de Bengalis sont morts de faim, la nourriture ayant été détournée au profit des soldats britanniques. Quand des manifestants pacifiques ont protesté contre le régime colonial britannique à Amritsar, en Inde, en 1919, les soldats leur ont tiré dessus jusqu'à ce qu'ils n'aient plus de munitions, tuant jusqu'à 1 000 personnes et en blessant 1 100 autres, en dix minutes. L'homme qui a ordonné ce massacre, le brigadier Reginald Dyer, a été considéré comme un héros par le public britannique, qui a collecté 26 000 £ pour le remercier.
En Afrique du Sud, pendant la deuxième guerre des Boers (1899-1902), les Britanniques ont rassemblé environ un sixième de la population boer - principalement des femmes et des enfants - et les ont détenus dans des camps surpeuplés, avec peu de nourriture. En une seule année, 10 % de l'ensemble de la population boer est morte dans ces camps, dont 22 000 enfants.
Mais si la liste des préjudices est longue et variée, les initiatives concrètes de justice ont été rares. En 2013, les autorités britanniques ont versé des réparations à plus de 5 000 victimes de la répression sanglante de la rébellion Mau Mau des années 1950 contre le pouvoir colonial au Kenya. Au moins 10 000 personnes avaient péri dans l'une des insurrections les plus sanglantes de l'Empire britannique, marquée par d'horribles exactions des forces de sécurité. Un mémorial financé par les Britanniques en hommage aux milliers de personnes tuées, torturées et emprisonnées, a été érigé au Kenya et des excuses ont été présentées. Mais une action en justice ultérieure, portant sur les dossiers de 40 000 autres Kényans qui affirmaient avoir été torturés, maltraités et violés pendant la répression de la rébellion, a échoué.
Nous avant tout
Quelques débats sur les réparations, les excuses et les restitutions dont les journaux britanniques se font l'écho ont bien éclaté au cours des vingt dernières années. Les dirigeants britanniques se sont succédé pour présenter des excuses au coup par coup : en 2007, le Premier ministre Tony Blair a présenté des excuses pour le rôle du pays dans la traite des esclaves et, en 2011, pour la famine irlandaise ; David Cameron s'est rendu sur les lieux du massacre d'Amritsar ; le prince Charles a évoqué l'"injustice" de la traite des esclaves à Accra, au Ghana, en 2018.
Avec une flopée de livres récents explorant la relation entre le colonialisme, le patrimoine et la discrimination raciale actuelle - Black and British de l'historien David Olusoga, Empireland de Sathnam Sanghera - l'accent est mis sur la nécessité de changer les attitudes à l'égard de l'empire et de défier le racisme en Grande-Bretagne. Parallèlement, la restitution des objets culturels pillés peut être l'occasion d'atténuer une éventuelle culpabilité coloniale. Les conservateurs du monde entier fouillent leurs catalogues et de nombreuses institutions ont accéléré les restitutions. En mars, l'Allemagne a annoncé qu'elle rendrait ses bronzes du Bénin en 2022, et d'autres pays lui emboîtent le pas, tandis que les plans du nouveau musée de Benin City prennent forme. La ruée pour être, cette fois-ci, du bon côté de l'histoire est patente. Mais Philips se veut prudent : "Je pense qu'il y a un danger que le débat sur les bronzes du Bénin devienne très insulaire" et qu'il porte en réalité sur les attitudes actuelles et "les débats sur ce qui se passe dans nos propres sociétés" plutôt que sur la réparation des abus passés.